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Elles lui ressemblaient
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Livre électronique363 pages5 heures

Elles lui ressemblaient

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À propos de ce livre électronique

Deux femmes sont étranglées à leurs domiciles parisiens à la suite de rapports sexuels consentis. L’enquête menée par un capitaine de police aboutit à la découverte d’un homicide similaire commis à Brest, puis à d’autres à l’étranger. Un suspect est rapidement identifié, mais aucune preuve ne permet de le confondre.
Quatre narrateurs (un policier, une journaliste, un urgentiste, une serveuse) mêlent leurs voix à cette intrigue psychologique que le sexe et la violence paraissent dicter.
LangueFrançais
Date de sortie21 août 2023
ISBN9782312135052
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    Aperçu du livre

    Elles lui ressemblaient - Arsène Remi

    VENDREDI 13 MAI

    Un jour de chance, croit-elle, alors que les vendredis 13 n’ont pas bonne presse. Conneries, tout ça ! Et pourtant !

    Le mois de mai est une offrande que le corps ne peut refuser. La douceur, pas encore intrusive, pas encore étouffante, invite à l’audace. La vertu, ce manteau lourd et loin d’être seyant, est jetée sans ménagement dans un recoin de la conscience, en même temps que la pudeur, sa sœur jumelle dévote et pleureuse. La quête bestiale du plaisir l’emporte sur toute considération et toute morale. Sa part animale, débridée, a posé un pied lourd sur le bon sens qui invite à la prudence et elle est prête à en payer le prix. Elle n’est plus qu’un corps affamé, nu, sans aucune carapace.

    La tête lui tourne un peu : la fatigue, l’ébriété, la jouissance. Les trois à la fois. Un mélange d’amour et de douleur, mais sans culpabilité. Viviane n’a pas ressenti cet abandon du corps depuis longtemps, peut-être jamais. Elle s’en serait souvenu ; ces sensations-là, bonnes ou mauvaises, s’impriment dans la conscience, même si elle est embrumée par l’alcool. Il y a bien eu ce Camerounais de Belleville. Lui aussi était doux, patient et un amant des plus doués, mais ça ne compte pas, c’était il y a longtemps et puis ça s’est mal terminé pour elle. Il en voulait plus qu’elle ne pouvait donner et quand les hommes en veulent davantage, ils se passent de permission. Quant aux rapports sexuels avec son ex-mari, c’était, comment dire ? Sporadique, insignifiant et ultrarapide ! À croire qu’il était pressé d’en finir ou qu’il avait un record de vitesse à battre ! Usain Bolt à côté n’est qu’une tortue.

    Viviane ne sait pas comment elle est rentrée chez elle et ne se souvient pas du prénom de l’ange qui était allongé à côté d’elle et qui vient de sortir du lit. Robert, peut-être. Elle se rappelle avoir pensé que c’était un vieux prénom pour un jeune homme de trente ans et a eu envie de s’en moquer, mais s’en est abstenue. Elle ne voulait pas le vexer ; il était si doux et si prévenant !

    Elle l’a rencontré ce soir au Big Tom Pub, un bar-restaurant qu’elle affectionne particulièrement pour l’ambiance jeune et festive et également, il faut l’avouer, pour le charme irrésistible de son patron. Un bel homme tatoué et au sourire ravageur. Elle aime aussi flirter avec l’une des serveuses, une jeune femme à la tenue et à la coiffure excentriques, de jolis seins aussi, qu’elle dévoile partiellement dans des chemisiers largement échancrés et surtout sans soutien-gorge. Elle ne sait pas si Clotilde est bi ou non. Viviane, elle, ne refuse aucun fruit.

    Les cerisiers du Japon en fleur, qui bordent la rue et donnent aux trottoirs l’allure d’un champ enneigé, ajoutaient à la paisibilité des lieux. Viviane y a plongé son regard voilé pour y retrouver le bleu des jacarandas et le rouge des flamboyants de son enfance à la Réunion, lorsqu’elle gambadait libre et insouciante, puis elle a fixé à nouveau le bel homme solitaire, qui pouvait lui offrir une autre insouciance. Depuis quelques années, il n’y a plus que l’alcool et le sexe qui arrivent à l’apaiser. Des addictions qui ferment les paupières, sans déboucher sur l’oubli dont elle a besoin pour avancer. La maternité qu’elle a tant souhaitée et que la nature lui a refusée a laissé en elle une blessure à jamais béante. Le fardeau que portent beaucoup de femmes sans oser l’avouer.

    Robert, si c’est son prénom – elle ne le lui redemandera pas, elle s’en fout – était assis seul en terrasse, une pinte de bière à moitié pleine devant lui. Les épaules rentrées, la tête baissée, il donnait l’impression d’être perdu dans la foule, comme s’il n’était pas à sa place. Il l’a regardée avec insistance à plusieurs reprises. La belle métisse n’était pas seule, mais le couple d’amis qui l’accompagnait devait bientôt aller voir un film ; l’histoire d’une danseuse classique qui a été obligée de se recycler après une chute en plein spectacle. En corps de Cédric Klapisch, qui l’a émue aux larmes et qu’elle leur a conseillé. Elle s’est identifiée à l’actrice et aurait voulu, elle aussi, se reconstruire, mais ce genre de miracle n’arrive que dans les fictions. Ce metteur en scène a l’art de toucher les spectateurs avec des histoires ordinaires, presque banales.

    Viviane a donc attendu que le couple s’en aille avant de se retourner vers le bel inconnu et de lui sourire, mais il n’a pas réagi à son invitation tacite, comme s’il ne l’avait pas vue. Elle s’est dit qu’il devait être dans ses pensées, qu’elle espérait cochonnes. Elle a renouvelé son sourire en passant une main dans sa longue chevelure et cette fois, il y a répondu en hochant la tête.

    Si elle avait pris le temps de bien l’observer, elle aurait vu sous la carapace paisible de cet homme et derrière ses traits si fins quelque chose de froid et d’inquiétant : la perfection d’une lame de rasoir au manche d’ivoire. Cependant, et quoi qu’elles en disent, les meufs sont aussi obnubilées par l’apparence que les mecs et se foutent éperdument de la « beauté intérieure ». L’alcool aidant, elle n’a vu en lui qu’un athlète prêt à escalader ses courbes et à fouiller ses failles et, surtout, à combler le manque qui la brûle et se propage de jour en jour, comme un incendie d’herbes sèches. Elle avait besoin d’un pompier et celui-là ferait bien l’affaire ! Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse !

    Viviane s’est levée, s’est frayé un chemin à travers la terrasse bondée, bousculant au passage quelques clients avinés. L’un d’eux, un étudiant probablement, lui a fait un doigt d’honneur en pestant contre elle pour avoir renversé son verre. Elle a ignoré le grossier imberbe qui pensait qu’une bière suffisait à le rendre viril, et a foncé sur la table qui l’attirait comme un aimant le fer.

    Sans attendre que l’inconnu l’y invite, la jolie métisse s’est installée en face de lui.

    – Je peux ?

    Impatiente. Elle a toujours été impatiente et l’alcool agit sur elle comme un accélérateur de toutes les pulsions.

    – Je vous en prie, a-t-il rétorqué en portant sa chope à ses lèvres, comme s’il la connaissait déjà et qu’il attendait sa venue.

    Il a l’habitude de se faire draguer, pense-t-elle. Normal : beau comme un camion, tout en muscles et avec un sourire ravageur.

    Ils sont restés un bon moment à s’observer en silence. Une éternité pour elle qui n’a pas l’habitude d’une telle hardiesse. Bon, trois mojitos bien chargés en rhum l’avaient totalement désinhibée et puis il faut dire qu’elle en avait assez d’attendre qu’on la chasse ; son lit désespérait de sa solitude nocturne. Elle ne s’est pas demandé, avant de l’aborder, ce qu’il pouvait penser d’elle ou s’il était vieux jeu ; de ceux qui considèrent que c’est à l’homme de faire le premier pas et que celles qui n’obéissent pas à cette règle sont des putes. Ce n’est pas parce que le regard des hommes n’a pas évolué sur les attitudes de séduction des femmes qu’elle devrait se priver de vivre sa sexualité comme elle l’entend !

    Une heure plus tard, deux autres mojitos pour elle et une seconde bière pour lui, déposés devant eux par Clotilde, un brin jalouse, ils quittaient la terrasse. Pour le reste, black-out ! Elle ne sait pas comment ils sont arrivés chez elle : Uber, métro, moto ou cheval, elle n’en sait rien ! Mais elle se souvient de son étreinte et de son râle au moment où il a joui en elle ; un cri entre le rire et la plainte, un ricanement de mouette. Heureusement, il avait enfilé un préservatif avant de la pénétrer. Elle n’y avait même pas pensé, pourtant elle en a une pleine boîte de douze dans le tiroir de son chevet. Tant pis si elle se chope un jour une saloperie ! Car pour le reste, il n’y a pas de danger : c’est le désert de Gobi. Elle a joui, elle aussi. Elle s’en souvient. Et de sa bouche entre ses cuisses et de sa langue insistante, intrusive et pourtant si délicate.

    Elle a conscience que ce n’est point de l’amour ni un acte des plus tendres, mais une partie de jambes en l’air non renouvelable. Une caresse légère pour calmer les pulsations violentes du sang. Une goutte de pluie dans un puits sec, qui n’étanchera pas la soif. Mais ne dit-on pas que le bonheur est fait de petits plaisirs ?

    La porte de la salle de bains qui claque l’oblige à ouvrir grand les yeux et à tourner la tête vers le bel homme nu. Une vraie statue grecque ! Elle ouvre encore plus grand les yeux lorsqu’elle aperçoit dans ses mains une longue lanière rouge. L’inconnu étire le cuir entre ses mains tout en s’avançant vers le lit avec un large sourire. Ses lèvres fines s’entrouvrent sur une faim d’une autre nature, celle du soleil sur les pierres, celle de l’incendie dans la grange emplie de foin, celle du sang qui pulse dans les veines.

    C’est l’un de ceux qui aiment faire mal, se dit-elle, avant de refermer les yeux et d’attendre le châtiment. Tout péché mérite punition, chuchotait sa mère en lui donnant sa fessée, mais cela ne l’a jamais empêchée de transgresser encore et encore la loi divine. Les religions privent de ce qui est bon, mais le sexe n’a pas de religion !

    Viviane, une belle métisse à la peau cuivrée et aux yeux d’un vert de lac de montagne, est arrivée en région parisienne, il y a cinq ans. Auparavant, elle tenait un restaurant étoilé avec son mari à Carpentras, dans le Vaucluse. Comme elle n’a pu avoir d’enfant, elle était devenue casanière ; le travail au restaurant, qui lui pompait toutes ses forces et son peu de disponibilités, faisait qu’elle sortait rarement de chez elle. Ses loisirs se limitaient à s’occuper de son jardin et de ses fleurs. Le lundi, jour de fermeture de leur établissement, elle avait pris l’habitude de rendre visite à ses parents à Marseille, visites qui ont fini par s’espacer. Elle n’en retirait que des reproches et des larmes. Ses parents n’étaient pas du genre à crier leur affection à tue-tête et leur fille unique en a subi les conséquences : elle n’a jamais eu confiance en elle. Sa mère se lamentait de se retrouver enfermée dans un appartement étriqué où ils ont emménagé après leur départ de La Réunion. Son père, ancien gendarme, noyait sa retraite dans le pastis et tempêtait sur tout ce qui n’allait pas comme il l’aurait voulu dans la cité phocéenne, où il était né. Les graffitis, le bruit, les Arabes, les dealers, la politique, la droite, la gauche, le capitalisme, le communisme et tout ce qui se termine par un -isme. Sauf le mutisme, car il ne se taisait jamais ! Malgré le besoin de reconnaissance qui la perforait comme une perceuse le béton, Viviane a décidé de mettre un terme à sa quête perdue d’avance d’un amour chimérique. Un sursaut animal ou une lucidité improbable l’ont poussée à couper le cordon ombilical d’une filiation aliénante. Leur mort, il y a deux ans, dans un accident de voiture l’a néanmoins peinée ; elle aurait tellement aimé récupérer des miettes de cet amour qu’ils lui avaient refusé et leur en donner en retour ! Parfaite illusion, elle le sait : ses parents pensaient lui avoir donné tout ce qu’ils pouvaient et ils n’étaient pas disposés à revenir là-dessus.

    Son divorce l’a poussée à changer de région et de mode de vie. La vente du restaurant et de leur maison de Lourmarin, joli village au pied des flancs arrondis et sauvages du Luberon, lui a permis d’acheter un petit appartement dans le XIIIe arrondissement de Paris. Titulaire d’un BTS Force de vente, elle a réussi à se faire embaucher comme secrétaire de direction dans une entreprise de vente de produits de beauté par Internet à Boulogne-Billancourt. Elle a, aussi et surtout, profité de son temps libre pour sortir, visiter les musées, assister à des spectacles et fréquenter les boîtes de nuit et les bars. Vivre, enfin !

    Viviane multiplie les relations d’un soir, voire d’un simple plan cul, et n’a donc rien pu construire de durable. Échaudée par l’échec de son mariage, elle ne veut pas d’un mec à demeure, mais elle aurait apprécié une relation suivie.

    Elle était loin de se douter que la frénésie avec laquelle elle écume ces lieux de plaisir allait l’isoler. Ses amies et collègues sont toutes en couple et ont probablement peur que leurs compagnons s’intéressent de trop près à elle. Ce qui est déjà le cas : plusieurs d’entre eux ont tenté le voyage, mais elle leur a toujours refusé le visa.

    Et ce soir, elle se rend compte qu’elle a fait entrer chez elle le diable déguisé en ange.

    Viviane, s’attendant à des violences de la part de son amant d’un soir, est surprise de sentir son corps chaud dans son dos et surtout son sexe dur la remplir pleinement.

    Elle se cambre instinctivement pour lui faciliter la tâche et pour participer aux ébats. D’un mouvement lent et doux, Robert joue avec son intimité si longtemps qu’elle manque de s’endormir, mais la lanière en cuir qui cisèle au même rythme son cou la maintient en éveil.

    Le cri rauque de son amant lui donne la chair de poule et la pression sur son cou la fait frissonner, puis étouffer.

    Lorsque l’air n’atteint plus ses poumons, elle comprend enfin que ce n’est pas un jeu et qu’elle est en train de payer le prix fort pour un acte qu’elle pensait anodin. La dernière image qui lui vient à l’esprit avant de sombrer dans le néant, c’est un paille-en-queue survolant la crête des filaos puis le lagon de l’Hermitage à la Réunion.

    Le prédateur se dirige ensuite calmement vers la cuisine et retire de sous l’évier les produits dont il a besoin. Il passe au peigne fin la salle de bains et la chambre. Il lave ensuite le sexe de sa victime avec des lingettes hygiéniques pour le débarrasser d’une éventuelle trace de salive. Son travail de nettoyage terminé, il se rhabille.

    En partant, l’inconnu retire une peluche de son sac à dos et la dépose sur la table de nuit. Il a pris soin de nouer autour du cou de l’animal un collier en cuir rouge et d’emporter un petit souvenir.

    Il ajuste ses vêtements devant le miroir du couloir, se recoiffe d’une main, se sourit puis quitte les lieux en refermant la porte derrière lui d’une main gantée.

    LAURENT TIMONIER

    Je tâtonne pour arrêter la sonnerie stridente du réveil, mais ma main rencontre un mamelon à la douceur angélique. Julie grogne et se blottit en fœtus, la tête sous l’oreiller. Je me retourne et finis par trouver le perturbateur et lui clouer le bec d’un doigt rageur. Je me relève et appuie mon dos contre la tête de lit, décidé à passer le prochain quart d’heure à lire quelques pages d’un roman entamé en début de mois et à admirer les courbes exquises et excitantes de mon amie. À la vue du galbe des fesses de Julie que le drap dévoile partiellement, ma joie grandit, écarte à jamais le doute et participe à l’éblouissement des sens. Je donne enfin un nom à l’attente.

    Julie a débarqué chez moi hier à l’improviste. Nous ne devions pas nous voir avant le milieu de la semaine, lorsque l’un ou l’autre en prendrait l’initiative. Je venais d’entrer dans mon appartement étriqué et me demandais ce que je pouvais me faire à manger, vu la banquise que m’offraient le frigo et le congélateur. Mais Julie avait tout prévu. Elle avait commandé des sushis et une bouteille de bourgogne blanc, avant de venir – un viré-clessé qui a dû coûter bonbon. Agréablement surpris, j’ai dégusté la nourriture japonaise et celle de Julie, encore plus appétissante et nettement plus nourrissante. Il est des jours où toutes les faims s’effacent pour donner naissance à un sentiment unique et inespéré que certains, par ignorance, nomment amour. Mais c’est beaucoup plus que cela, même si je n’ai pas non plus de mots pour le nommer autrement. Mais qu’importe ? Qu’importe aussi ce que je suis réellement, si par ce que j’éprouve à cet instant, je me sens autre et si cet instant éphémère emplit ma vie ?

    J’aurais aimé poursuivre l’exploration du jardin fleuri de mon amie, mais elle m’a averti hier qu’elle voulait s’offrir une grasse matinée avant de rejoindre son travail à midi. Il n’est donc pas question de jouer à James Cook ou à Vasco de Gama pour tenter de découvrir la richesse d’un océan à l’accès défendu.

    Avant de rencontrer Julie et de me laisser piéger dans les nacelles de l’amour, je chérissais mon célibat et la liberté qu’il m’offrait. J’écoutais distraitement mes collègues se plaindre des reproches et des remarques désagréables de leurs conjoints et j’étais heureux d’y échapper. Aujourd’hui, j’accepterais volontiers l’ennui d’une vie de couple et ses entraves si Julie me le demandait.

    J’ai connu la belle serveuse à l’Oustal, un bar-restaurant que je fréquentais quand je passais mes vacances à Uzès. L’année dernière, après une rupture difficile, j’ai séjourné un mois dans cette ville médiévale du Gard entièrement piétonne. J’ai repris mes habitudes dans cet établissement et je l’y ai à nouveau rencontrée. Elle n’avait pas changé et surtout elle se souvenait de moi. Julie venait d’être larguée par son dernier compagnon et le vivait très mal. Au début, réticente, la jeune femme m’a tenu à distance, même si je sentais que je ne la laissais pas indifférente. Puis un soir, contre toute attente, elle a accepté que je l’accompagne à la fin de son service.

    Je lui ai proposé de boire un verre chez moi, mais elle m’a répondu d’un ton espiègle : « On peut s’en passer, non ? »

    Se sont ensuivies des nuits chaudes et la promesse de se revoir de temps en temps, sans prise de tête et sans promesses inutiles. Deux mois après mon retour à Paris, Julie, profitant de la fermeture du restaurant de « la place aux Herbes » pour travaux, est venue chez sa mère dans le XIIIe. J’aime à penser qu’elle m’a suivi, mais en réalité, celle-ci a été placée dans une maison de retraite médicalisée et sa fille unique, qui voulait rester près d’elle, a récupéré son appartement. Julie n’a eu aucun mal à trouver un emploi de serveuse tout près de chez elle, étant donné le peu de succès que rencontrent les employeurs pour recruter du personnel depuis l’avènement de la Covid. Les aides généreuses de l’État y ont coulé à flots. Si elles ont sorti certains de la mouise, elles ont donné à d’autres l’occasion de dorloter leurs gènes de paresseux.

    Cette fois-ci, j’ai l’impression de tenir quelque chose de solide avec elle, de beau, de consistant et de pérenne. Une lumière qui mettra toute l’ombre derrière moi. Et des ombres, il y en a eu, des épaisses, des visqueuses, des froides et des lugubres. Il faut juste que je fasse attention à ne pas tout faire foirer en précipitant les choses, en cédant à mon impatience naturelle. Julie est encore fragile ; elle n’a pas totalement digéré sa précédente rupture. Somnambule sur un mur étroit, elle peut chuter dans le vide et je la perdrais pour toujours.

    Finalement, je n’ai pu lire qu’une page de mon roman ; j’ai oublié qu’un homme ne peut pas se consacrer à deux tâches à la fois. La présence du corps interdit de Julie à côté de moi m’a troublé. Je me concentre un instant sur la petite tache sombre qu’elle a sur l’épaule gauche et ne peux m’empêcher d’y voir chaque fois un animal différent. Ce matin, c’est un signe qui me fait signe, d’autres fois une panthère ou une lionne. Je crois que je peux rester des heures à contempler cette marque, à m’y noyer, à m’y fondre. À cet instant, j’hésite à y poser mes lèvres, comme d’habitude, de peur de réveiller Julie.

    Je me lève, emporte mon livre et m’enferme dix minutes dans les toilettes, avant de me doucher et de rejoindre le commissariat, voletant dans l’air comme un fakir sur son tapis volant.

    En ce samedi où les rats vont forcément sortir de leurs égouts pour me narguer, j’ai envie de croire que la vie est belle et qu’il ne tient qu’à moi, de faire en sorte que cette beauté perdure. J’ai compris depuis longtemps que pour être heureux, il suffit parfois de le vouloir et aujourd’hui, j’ai décidé de l’être.

    Ce samedi, donc, n’est pas un samedi comme les autres. Bien que de permanence tout le week-end, je suis de très bonne humeur. Léger, malgré ma surcharge pondérale, et fier d’avoir été élu par une belle nana qui ne manque pas de prétendants.

    Lorsqu’un brigadier m’avise qu’on a trouvé une femme étranglée chez elle, je ne réagis pas en râlant comme d’habitude ni ne le bombarde de questions auxquelles il ne peut pas répondre : qui, quoi, comment et surtout pourquoi ? Tant de questions qui n’ont qu’une seule fonction : repousser l’échéance d’affronter la mort. Je l’écoute me raconter les circonstances de la découverte, tout en prenant consciencieusement des notes.

    Elvira Riou, une amie de Viviane Radinier avec qui elle devait aller à une brocante, s’est inquiétée de ne pas la voir arriver chez elle, comme prévu. Elle lui a téléphoné sur son fixe et sur son portable sans obtenir de réponse. Comme elle habite à quelques pas de chez elle, Elvira s’y est rendue et a tambouriné à sa porte sans succès. Craignant une chute accidentelle, Viviane buvant beaucoup trop ces derniers temps, elle a fini par appeler les pompiers. Ceux-ci, après être passés par une fenêtre, l’ont découverte nue dans son lit, une marque de strangulation nette au niveau du cou. Les sapeurs-pompiers ont immédiatement appelé le commissariat de secteur.

    – La copine est toujours là ?

    – Oui, confirme Jean Malhabile. Elle est en bas. Elle est effondrée, mais je lui ai demandé d’attendre qu’on prenne sa déposition.

    – T’as bien fait, Jeannot. Quelqu’un s’est rendu dans l’appartement ?

    – Michou et moi, mais vu ce que nous ont rapporté les pompiers, on n’est pas entrés. On a mis les scellés sur la porte et appelé la PTS* et le légiste.

    Bon réflexe, mon Jeannot ! Tu t’améliores.

    – Ils sont déjà sur les lieux ?

    – Non, pas encore, d’après Michou, qui est toujours sur place.

    – Merci, Jeannot. Je vais m’y rendre. Pendant ce temps, tu t’occupes de la requérante. Tu l’entends et tu lui dis que j’aurai certainement à la réentendre.

    Le brigadier acquiesce et quitte la pièce en roulant les épaules. Grand et costaud, il a du mal à passer par la porte. Ses paluches de déménageur et son front de rugbyman suffisent à dissuader les voyous récalcitrants lors des interventions.

    Je me retiens de le rappeler et de lui dicter les questions à poser à Elvira Riou. Jeannot, ancien CRS*, n’est pas une flèche. Il est arrivé dans mon équipe il y a un an et n’est pas encore familiarisé avec les procédures criminelles. De plus, il est du genre impulsif et pourrait mettre mal à l’aise la requérante. Quoi qu’il en soit, pour le moment, je n’ai que lui sous la main.

    D’habitude, je préfère enregistrer moi-même les dépositions des témoins principaux dans les affaires importantes, mais l’urgence dans le cas d’un homicide est de se rendre sur les lieux pour les constatations. La scène de crime est un roman ouvert à la première page, soit on y pénètre rapidement et on y reste jusqu’à la fin, soit on en ressort immédiatement. J’aime avoir ma propre lecture de ce champ de bataille. Je tiens aussi à être présent lorsque les scientifiques et le légiste seront sur place. Ainsi, je recueillerai leur sentiment à chaud et pourrai me faire une idée de la manière dont la victime a été tuée.

    L’esprit ailleurs, j’ai du mal à quitter mon fauteuil. Suis-je amoureux ? me dis-je en ébouriffant mes cheveux roux en broussaille.

    J’ai l’air de m’interroger sur mes sentiments comme s’il s’agissait d’une maladie grave, voire incurable. Ma dernière liaison, avant Julie, certes courte, mais torride, a laissé en moi des plaies qui petit à petit se cicatrisent, et je ne voudrais pas qu’elles se rouvrent. Anaïs s’était offerte à moi et j’avais cru alors que tout était possible. Je m’étais vite rendu compte que l’amour entre la belle et la bête n’existe que dans les contes. J’en avais ensuite payé le prix : une minidépression et une peur exacerbée de toute relation amoureuse. Et malgré l’humiliation et le désespoir qui me taraudaient, je n’ai pas réussi à arracher l’image de la belle métisse de mes rétines, et ce pendant des mois. Je la voyais partout, dans les bistrots que je fréquentais pour oublier, dans les films que je visionnais, dans les rues que j’arpentais au hasard et surtout dans mes rêves, tous mes rêves ! Puis un jour, sans savoir comment, j’ai pu me dépêtrer du sourire d’Anaïs, de ses courbes parfaites et surtout de la sensation d’avoir perdu les clés du paradis, que Saint-Pierre m’avait remises par mégarde, un soir de pleine lune ou de bringue déraisonnable. Car au paradis aussi, on doit, de temps en temps, se bourrer la gueule pour échapper à l’ennui !

    Ce n’était pas la fin de ma liaison avec Anaïs qui m’avait miné, même si j’avais espéré qu’elle perdure. C’était surtout mon impuissance à dévier le cours des choses. D’accord, elle était belle, trop belle pour moi, mais je le savais d’avance. Je n’avais réussi à l’approcher que parce que je l’avais sauvée des griffes d’un névrosé qui la rendait responsable de ses frustrations. Elle avait une meilleure situation que moi, mais de ça aussi, je m’en foutais ; je n’ai jamais été matérialiste. Je pense même que les riches sont plus pauvres que moi, car ils passent leur vie à thésauriser au lieu de dépenser : avoir des biens matériels, c’est bloquer sa fortune au lieu d’en jouir. Mon appartement exigu dans un quartier mal habité me suffit. Je ne voulais pas partager le sien, mais simplement l’aimer, elle, et être aimé par elle. Seulement, Anaïs a ouvert les yeux trop tôt et a vu que son sauveur n’était qu’un flic grassouillet, aux bouclettes rousses indisciplinées, loin du prétendant qui

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