L’ange gardien

C’était peut-être à cause de son prénom. Sa mère avait eu la charmante idée de la prénommer Juliette. Ce qui en soit n’était ni affreux ni ridicule, au contraire. Mais en grandissant, la petite fille devenue jeune fille s’était aperçue qu’il était plutôt lourd à porter. La référence shakespearienne était du genre écrasant et Juliette s’était persuadée qu’il devait bien exister quelque part son Roméo, le seul, le vrai, celui qui lui était destiné. Sinon depuis la nuit des temps, au moins depuis sa naissance dans cette ville de province qui n’appelait pas vraiment à la tragédie élisabéthaine, celle avec serments éternels et suicides sur des cercueils. C’était peut-être un effet de la malédiction de son prénom que d’avoir une vie sentimentale à monopoliser la rubrique « Courrier des lectrices » de plusieurs journaux féminins. En tout cas, en cette fin d’année, elle se préparait déjà à coiffer sainte Catherine sans avoir réussi à retenir un garçon plus de trois mois dans sa vie. En fait, dans certains cas, c’était elle qui les avait virés, mais cela revenait presque au même. On pouvait mettre cela sur le compte de l’incompatibilité d’humeur. C’était une formule très commode, « l’incompatibilité d’humeur ». On avait le droit de se séparer de n’importe qui sans avoir à donner de fastidieuses explications, dont l’autre ne se satisfaisait de toute manière jamais. Elle pouvait ainsi donner leur congé aux trop lourds, qui faisaient dès le deuxième jour des projets de maison de campagne et de crédits sur douze ans ; aux trop légers, qui n’appréciaient sa présence que pour « rigoler » ; à ceux qui n’étaient avec elle que parce que sa couleur de cheveux se mariait bien avec le cuir des sièges de leur voiture ; à ceux qui avaient promis à leur maman de se marier avant 35 ans et qui se disaient qu’après tout, elle était gentille, alors elle ou une autre…

Mais il y avait aussi les autres,