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Le baiser du pécheur
Le baiser du pécheur
Le baiser du pécheur
Livre électronique369 pages5 heures

Le baiser du pécheur

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À propos de ce livre électronique

Dans 'Le baiser du pécheur', Clarke raconte une histoire de trahison et de revanche se déroulant dans le France et le Maroc de la fin du dix-neuvième siècle. Trois femmes sont attirées par le Don Juan Gabriel. Madame de Rosa souhaite l’utiliser comme l’instrument de sa revanche, tandis que Justine et Esmée auraient aimé le voir s’échapper des confins de la société. C’est un monde où les ennemis sont toujours prêts à frapper, comme Madame de Rosa, dont les actions ont des conséquences dangereuses et tragiques pour elle-même et ses deux adversaires. Leurs destinées sont imbriquées dans le cadre des conventions de la fin-du-siècle régulant la conduite des femmes, dictant que celles qui s’abandonnent au désir doivent en payer le prix.

LangueFrançais
Date de sortie21 déc. 2015
ISBN9781311418753
Le baiser du pécheur
Auteur

Aaron J Clarke

Aaron Clarke was born in Queensland on 24th January 1973, the middle child of two sisters. Like many other children, he watch a lot of television. Then one day he changed the channel to the ABC and saw "A Midsummer Night's Dream". Immediately taken aback by the lyrical beauty, he wanted to emulate Shakespeare.Aaron enrolled at James Cook University to study chemistry and biochemistry. In his second year he experienced his first psychotic episode and was hospitalised for several months. A year later he returned to JCU as an English student and started writing short stories and poems, which have been published in student publications and on the Internet.Please contact me at < aaron.clarke@my.jcu.edu.au > to discuss your opinions regarding my work, as I would greatly appreciate your point of view. Please address your questions as 'Reader Feedback' in the subject line of your email. Thanks, Aaron.

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    Aperçu du livre

    Le baiser du pécheur - Aaron J Clarke

    Prologue

    Le 15 octobre 1894, le glas de la République a résonné dans la France entière. Même sur l’île du diable, Alfred Dreyfus, en exil, avait eu vent de l’affrontement entre les positions racistes de la presse et les idéaux démocratiques des écrivains et des artistes. Au cœur de cette crise, le corps d’une femme fut retrouvé dans les Jardins du Luxembourg. Son assassinat impliquait l’éminente famille Prideaux.

    Un siècle s’est écoulé, et les Prideaux m’ont chargé de rédiger leur chronique. Les péchés de leurs ancêtres ont, depuis, été révélés dans une correspondance qui m’a aidé à créer ce roman, basé sur leurs vies. Je me soucie peu que vous croyiez ou non à l’existence des personnages peuplant ces pages. Je sais qu’ils ont vécu, et voici leur histoire.

    Chapitre un

    Ce vendredi matin-là était comme tous les autres. La journée avait débuté comme à l’ordinaire ; la lumière du soleil traversait les fenêtres de la chambre à coucher. Madame de Rosa se sentait revigorée. Le lendemain, l’homme qui dormait à ses côtés deviendrait son mari. Elle l’embrassa sur la bouche, et il lui rendit un sourire radieux. Elle se mit alors à étudier le corps nu, s’attardant sur la poitrine lisse et blanche et sur les cuisses musclées. Pourtant, tandis qu’elle le scrutait, pleine de joie, elle perçut qu’il lui cachait quelque chose. Monsieur Prideaux se leva et commença à s’apprêter. Camellia remarqua qu’il y mettait un empressement qui tranchait avec les manières lentes et tatillonnes auxquelles il l’avait habituée.

    Quelque chose le tracasse.

    — Qu’est-ce qui ne va pas ?

    — Je ne peux pas vous épouser demain. J’aime quelqu’un d’autre, lui répondit-il en se détournant.

    — Je ne trouve pas ce genre de légèreté très drôle, lui lança-t-elle.

    Monsieur Prideaux lui fit alors face. Il ne riait pas, son visage trahissait au contraire une émotion à l’opposé de la badinerie. Ses yeux gris étaient braqués sur elle.

    J’ai fait fi durant toutes ces années des rumeurs qui couraient à son sujet dans les cercles parisiens. On m’avait prévenue qu’il était – qu’il est – un séducteur invétéré. J’ai choisi de n’y pas prêter garde. Il m’avait assuré qu’il avait changé. Malgré la nausée qui la prenait quand elle le regardait, Madame de Rosa s’avança vers lui. Sans aucune hésitation, elle le gifla et lui cria : « Je vous hais ! »

    Prideaux était visiblement choqué, bien qu’il sache, au fond de lui, qu’il méritait son courroux. Quand il lui suggéra de rester amis, elle lui répéta l’ordre de s’en aller.

    — Cela n’aurait pu marcher, c’est le destin. Vous vous voiliez la face, tout autant que moi. Rappelez-vous, lorsque je vous ai dit que vous étiez mon premier amour. Vous avez fait de moi un homme, et je vous remercie de m’avoir permis d’en avoir fait l’expérience.

    Camellia n’avait jamais ressenti un tel mépris. Il était devenu pour elle un abcès qu’il faudrait crever rapidement et prudemment. Comme il se dirigeait vers la porte, elle lui lança un petit vase au visage.

    « J’aimerais vous voir mort. »

    Tandis qu’elle essuyait de son mouchoir les larmes qui coulaient sur ses joues, une feuille de papier tomba à terre. La ramassant comme s’il s’agissait d’un éclat de son âme brisée, elle en entama la lecture. Elle était écrite par un autre homme, Monsieur Vasser, dont elle avait fait la connaissance à Paris, deux jours auparavant. Se dirigeant vers la cheminée, elle dévora avec avidité le moindre mot de la missive. Cette lecture la combla. Je suis toujours capable de triompher des hommes. Quand elle l’eut terminée, elle jeta la lettre dans les cendres encore brûlantes et partit d’un éclat de rire. Les événements de cette journée avaient laissé sur elle une impression durable qui se fait encore sentir à l’instant présent.

    Le passé s’accrochait à l’esprit de Madame de Rosa, comme si les douces paroles d’un nouveau prétendant n’auraient jamais pu effacer ce souvenir. Elle n’était qu’un fantôme qui existait dans le monde disparu des années d’autrefois. La douleur du désir qu’elle éprouvait pour Monsieur Prideaux consumait son esprit. À présent, elle ne pouvait plus le toucher, il était hors d’atteinte ; elle tentait toutefois de se remémorer son visage avant que le temps n’en estompe les traits. Pleine de remords, elle était si déprimée – ses blessures émotionnelles étaient toujours à vif, trente ans après que Prideaux l’ait rejetée. Lentement, l’enfant fantôme grandissait dans son ventre stérile, et le fruit de la revanche, devrait bientôt voir le jour.

    C’était le jour anniversaire de son mariage contrarié ; elle voulait être particulièrement belle. Elle tira sur la cordelette et deux femmes de chambre entrèrent dans la pièce. D’un ton de despote, elle leur ordonna de préparer sa toilette.

    Une vieille femme de soixante ans remplit la baignoire d’eau chaude. La plus jeune, qui n’avait pas l’expérience de son aînée, déshabilla Camellia. Quand cette dernière fut entièrement nue, la jeune femme perdit ses moyens. Elle jeta un regard hésitant à sa compagne plus expérimentée, qui la rassura d’un sourire. Doucement, la jeune servante fit glisser sur ce corps son éponge mouillée. L’eau collait à la peau de Camellia comme une robe de diamants. Chaque cristal aqueux magnifiait sa perception de la réalité. Elle percevait la douceur de l’éponge contre sa peau avec un plaisir sensuel. Rougissante, elle appelait au contact de l’objet comme à celui de ses prétendants qui la caressaient et la pénétraient de leurs langues. Comme l’éponge lui passait sur le corps, des vagues de plaisir palpitaient dans son bas-ventre, et ses ongles, tels des dents acérées, s’encastrèrent profondément dans le rebord de la baignoire. Les lèvres pulpeuses de son sexe étaient gonflées, appelant à une stimulation supplémentaire. Camellia se ressaisit et sortit du bain. La jeune servante la sécha à l’aide une serviette et lui passa ses sous-vêtements. Elle s’avança alors vers un miroir rond qui était accroché au mur en face d’elle et étudia son visage. Elle était le symbole même de la beauté, mais ce masque cachait l’enveloppe vide du mensonge. Ses yeux et son teint brillaient davantage que la veille. Madame de Rosa se détourna de son reflet et jeta un œil à la pendule fixée au mur derrière elle. Je dois me dépêcher. Elle s’habilla rapidement et passa au salon.

    Madame de Rosa était une femme d’une grande beauté. Les nonnes de Sainte Jeanne avaient vu en elle une jeune fille agréable, mais les hommes la surnommaient Madame Cruauté. Sa beauté devait être l’instrument de sa chute. Avec le temps, son cœur s’endurcit, gelé par le désir de se venger des hommes, car elle n’avait jamais pardonné à son premier soupirant la peine qu’il lui avait causée. À ses yeux, c’était inexcusable, et pourtant – comme c’était ironique – elle ne l’en aimait que d’avantage... Trente ans avaient cultivé sa fervente affaire de cœur avec un homme qu’elle adorait vraiment, et pour lequel elle aurait pu traverser l’enfer du désert. Son souvenir lui fit monter les larmes aux yeux, mais elle se répéta : Je ne donnerai à aucun homme le plaisir de me soumettre.

    Ce samedi matin-là, Camellia planifiait la chute de l’homme qu’elle avait autrefois adoré. Elle détruirait son mariage. Mais pour ce faire, elle avait besoin de l’aide de Monsieur Vasser, dont l’art subtil de la manipulation était inégalé parmi son sexe. Elle lui écrivit donc une lettre qui mettait en doute sa masculinité. Elle savait bien qu’il n’était qu’un paon prétentieux, et que cette remise en question le placerait, bien à son insu, entre ses mains. Les mots formaient des phrases d’une intention purement machiavélique. Une fois la lettre terminée, elle la plaça dans une enveloppe et en lécha le rabat comme s’il faisait partie du corps de l’homme. Puis elle sonna son valet pour qu’il aille la poster.

    Plus tard, elle étudia son visage dans le miroir. Pour la première fois, elle y détecta un léger défaut, même si elle restait remarquable pour une femme qui approchait de la cinquantaine. Toutefois, tandis qu’elle se brossait les cheveux, elle vit quelque chose qui la choqua et la terrifia – son visage reflétait le mal le plus pur. Camellia en brisa le miroir de terreur, réduisant son reflet en une mosaïque d’images émiettées. Elle savourait cette toute nouvelle diablerie, mais cela valait-il vraiment la peine d’y sacrifier son âme ?

    … Jusqu’alors, la solitude de Madame de Rosa l’avait lentement étouffée à mort. Elle ne pouvait plus respirer. Elle sonna sa femme de chambre qui sembla mettre des années à arriver. Camellia serrait dans la paume de sa main une bague trop grande pour ses doigts fins ; elle appartenait plutôt à une main d’homme, à des doigts qu’elle brûlait d’embrasser. Mais des années d’une haine indéniable contre son propriétaire avaient laissé leurs traces sur le visage d’une pâleur de mort.

    Elle sanglota : « M’as-tu jamais aimée ? »

    Le visage de Camellia avait une légère teinte bleuâtre. Ses yeux saillaient de ses orbites. La beauté reposait, morte. Sa vie devint transparente et Dieu apprendrait les secrets qu’elle aurait voulu garder pour elle... Puis elle entendit l’appel à la prière du muezzin.

    ***

    — Elle est riche ?

    Son interlocuteur éclata de rire, tandis qu’il caressait un des chats siamois qui se frottaient contre le pied de sa chaise. Chaque fois que Madame Prideaux s’agitait sur son siège, prête à sauter de ses coussins moelleux, sa robe magenta froufroutait. Quand elle fut enfin à l’aise, elle redressa le col de dentelle qui s’était tordu sur la nuque. Elle souriait, et ses rides lui éclairaient le coin des yeux. Elle voulait le forcer à répondre, même s’il était évident qu’il n’appréciait guère cette intrusion dans sa vie privée. Madame Prideaux caressa le chat, et le manque d’émotions de la créature la surprit. Mon fils a autrefois aimé une autre femme, que je considérais digne de l’épouser.

    Outré par son ambivalence, elle aurait aimé le gifler, mais elle dissimula ce désir de violence sous des traits tranquilles et placides.

    — Tu ne m’as pas répondu, poursuivit-elle. Est-elle riche ?

    L’espace d’une seconde, ses yeux dévoilèrent le feu de la passion. Elle répéta en un murmure :

    — Se convertira-t-elle à notre mode de vie ?

    Il rit de nouveau, la faisant rager de plus belle. Incapable de contenir sa rage, Madame Prideaux le gifla. Puis elle lui donna un baiser sensuel et dépravé et lui dit :

    — Tu sais que nous sommes tous deux parfaitement capables de partir si la situation devient intolérable. Dis-moi simplement que tu l’apprécies et que tu veux l’épouser. Je ne me vexerai pas le moins du monde. Notre relation restera intacte.

    … Madame Prideaux avait franchi la frontière entre une mère et son fils : c’était l’argent qui l’appâtait, et elle était prête à l’utiliser physiquement et mentalement pour arriver à ses fins.

    — Comment pourrais-je l’aimer plus que toi ?

    — Tu dois pourtant le faire. J’ai de grandes ambitions pour nous. Si Mademoiselle Follet accepte de t’épouser, nous redeviendrons riches.

    — Je t’ai entendu parler d’elle depuis ma plus tendre enfance. Tu me la présentes comme la plus remarquable des femmes. Je fais semblant de m’intéresser à ses caprices... Je la flatte... Je prête attention à ses œuvres de charité. Elle me croit changé. Si seulement elle connaissait ma véritable nature.

    — Nous ne pouvons pas nous permettre qu’elle ressurgisse ; cela gâcherait le sacrement. Quand j’étais jeune fille, je fis mon entrée dans le monde. Mes parents avaient peur que je ne sois ruinée de réputation, comme ma sœur cadette, Marie, l’avait été un an auparavant. Et pourtant, j’ai laissé libre cours à ma passion pour un homme plus âgé : ton père. Tu lui ressembles en bien des points. Quand ton grand-père a découvert notre liaison, il m’a dit sans mâcher ses mots : « Quitte-le ou je te déshérite. » J’ai naturellement obéi. Un an plus tard, ton père mourait dans un duel, et je me suis promise de ne plus laisser personne se mettre en travers de ma route. Il fallait que je change – en mieux, je l’espérais – alors, j’ai appris à développer des atouts qui m’ont permis d’échapper à la société rigide de Paris. J’ai manié avec adresse l’art du mensonge et j’en ai fait tomber pas mal dans mes filets. Je ne voulais pas que la société puisse parler de toi comme d’un « bâtard » – ma fierté ne l’aurait jamais permis. Si ton père avait su que j’attendais un enfant, il aurait quitté sa femme pour moi.

    Elle interrompit son discours, ne sachant trop où elle voulait en venir. Puis les yeux de Madame Prideaux brillèrent de tristesse, et elle continua :

    — Je regrette de ne pas lui avoir dit. Mais il faut bien payer pour nos péchés. Ravale ta fierté. Persuade Follet de devenir ta femme. À présent que je t’ai tout dit, nous devons nous préparer pour la mise en scène. Si tu remportes la pomme d’or du mariage, cela confirmera mon opinion : qu’elle est malléable comme de l’argile. Fais-moi confiance ; elle t’obéira en tout point si tu utilises une force de persuasion plus douce – agite simplement la carotte de l’amour.

    … Il restait assis sur son fauteuil Rococo, les bras croisés. Tout ce que sa mère venait de lui dire était juste. Et pourtant, son futur lui faisait perdre ses moyens. N’osant pas révéler une telle faiblesse, il essaya plutôt de la dissimuler au plus profond de son cœur. En attendant l’arrivée de Mademoiselle Follet, il se leva et se dirigea vers la cheminée. Il regarda le chat qui se frottait contre sa jambe et le caressa du bout des doigts. Les portes du salon s’ouvrirent enfin. Une jeune fille, qui ne pouvait pas avoir plus de seize ans, entra en toussotant. Elle représente une récompense pour laquelle il vaut la peine de se battre. Son opinion avait-elle changé à son égard ? Son affection pour cette fille ne pouvait pas remplacer l’amour contre-nature et charnel qu’il ressentait pour sa mère.

    Après un premier baiser, Prideaux lui fit une remarque que Follet, à l’époque, ne comprit pas vraiment.

    — Justine, mon amour pour vous n’est pas un mensonge. Me croyez-vous ?

    Elle l’étudia ; il semblait distrait. Quel secret cachait-il ? Le regard de Prideaux n’était pas braqué sur elle, mais sur la grande porte bleue qui menait aux appartements de sa mère. Est-elle en train d’écouter ? Tous ses espoirs reposaient en effet sur les épaules de son fils. Il parvint à se convaincre qu’il aimait Follet plus qu’elle. Et c’est ainsi qu’il détourna les yeux de la porte bleue et les posa sur la jeune fille qui se tenait devant lui.

    L’atmosphère était lourde et renfermée et la jeune femme se mit à s’éventer. Elle se saisit d’une clochette qui reposait sur la table près d’elle et la secoua avec un empressement qui le surprit. Une servante aux lèvres pulpeuses et à la chevelure d’or frappa à la porte. On lui dit d’entrer, puis d’aller chercher un verre de limonade. Elle déguerpit d’un air maussade et revint quelques instants plus tard avec deux verres, un broc et quelques sandwiches posés sur une grande assiette, avant de se retirer.

    — Je veux tout savoir de la dernière mode parisienne.

    Contrarié, il changea de sujet.

    — Vous savez que je vous aime... Quelle sera la date de notre mariage ?

    — Je crois qu’il nous faut retarder ce projet.

    Il s’agenouilla et lui caressa les jambes.

    — L’année prochaine, peut-être. Le mariage est une étape capitale (elle en rougit d’excitation). Je ne voudrais pas me heurter à des obstacles imprévus.

    — Il n’en existe pas.

    … Pendant ce temps, dans un autre salon, à quelques quartiers de là, un très bel homme à l’air gêné était assis sur un fauteuil fané. Il attendait Madame de Rosa, espérant recevoir le signe que sa vie allait prendre un tour positif. Bien qu’il épilât rigoureusement ses sourcils broussailleux, ils se rencontraient toujours au-dessus de son nez, lui conférant un air sinistre. Vasser se leva et se dirigea vers la baie vitrée qui donnait sur un jardin spacieux. Des tulipes de couleurs diverses poussaient dans les parterres orientés à l’ouest. Il avait par le passé lu dans un livre d’horticulture qu’elles coûtaient autrefois plusieurs milliers de francs. Tout dans ce monde a un prix. Il entendit des pas, puis le grincement d’une porte qui s’ouvrait. Il se tourna et vit Camellia qui entrait, toute excitée. Pourquoi est-elle si heureuse ? Il lui vint soudain à l’esprit qu’elle a un plan. Qu’attend-elle donc de moi ? Regagnant son siège, il la regarda dans les yeux et découvrit une femme blessée. Il avait deviné juste. Elle veut que je devienne l’instrument de sa revanche.

    Elle déplia son éventail, le secoua et dit :

    — Je vous ai demandé de venir aujourd’hui pour que vous exécutiez mon projet de vengeance. Si vous y parvenez, vous en serez récompensé.

    — Ma seule récompense est de vous voir heureuse. Mais, avant d’accepter, j’ai besoin de savoir pourquoi.

    — Il y a bien longtemps, un jeune homme, Prideaux, souhaitait m’épouser. Au début, je suis restée de marbre, mais sa persévérance a éveillé mon désir. Nous étions d’accord pour nous marier en mai, mais, avant la cérémonie, il est parti avec une autre femme. Une année plus tard, ils étaient mariés et Madame Prideaux donnait naissance à un fils. Le père est mort avant que je ne puisse venger le tort qu’il m’avait fait. Ce fils s’apprête à épouser Mademoiselle Follet, qui héritera d’une immense fortune. Madame Prideaux veut que ce mariage soit une réussite. La société parisienne spécule que la famille se trouve dans une situation financière précaire.

    — Vous désirez que je séduise la future jeune épouse de Prideaux ? demanda Vasser qui, n’obtenant pas de réponse, poursuivit : Vous vous êtes à nouveau surpassée. Et comment vais-je faire pour oblitérer toute trace de l’innocence de Mademoiselle Follet ?

    — Vous êtes un homme du monde, lui répondit-elle en souriant. Vous ne serez pas surpris d’apprendre que je me suis arrangée pour que vous descendiez au château de ma cousine, le lieu où...

    — Follet doit rester, la coupa-t-il. Vous avez si bien planifié votre revanche que je ne saurais vous dire « non ». Mais il y a un léger souci...

    Elle cessa de s’éventer, s’avança vers son fauteuil, se pencha et murmura :

    — Sa mère ne posera pas de problème. Madame Follet est en trop mauvaise santé pour voyager, c’est pourquoi elle m’a confié la tâche d’être le chaperon de sa fille.

    Vasser éclata de rire au mot « chaperon » ; il n’aurait pas pu être moins approprié.

    Seuls quelques centimètres les empêchaient de s’embrasser, mais elle recula et poursuivit : « Et pour vous faciliter la tâche, je possède une clé de sa chambre à coucher. Elle ne saura pas comment se retenir. » Vasser, rayonnant, agrippa Camellia de force, l’attirant vers ses lèvres. Ils s’embrassèrent.

    Au bout de quelques secondes, Camellia se sentit impuissante. Elle se dégagea de son étreinte. Les sentiments qu’elle avait éprouvés pour lui par le passé avaient ressurgi et cela l’effrayait. Après un instant de silence, elle continua :

    — Vous êtes toujours bel homme...

    — Assurément. Toutefois, j’espère quelque chose en retour... 

    Bien qu’elle préfère les hommes plus jeunes – Camellia se sentait impuissante dans les bras de Gabriel – elle ne voulait pas paraître émotive. Vasser désire quelque chose, mais quoi donc ? Camellia se rendit alors compte qu’il voulait relancer leur relation. Non, elle devait apaiser son désir pour elle. Elle observa que le désir est notre objectif, dans la vie ; et l’amour, le bagage dont nous héritons. Elle dédramatisa la situation :

    — Que peut-il exister de plus plaisant que de déflorer une jeune fille ?

    Il avait bien vu ce qui la perturbait, mais il l’aimait. Vasser était convaincu de pouvoir la reconquérir. Le passé était un kaléidoscope d’images floues et de fragments qu’il désirait tant retrouver. Il prit la peine de réfléchir et lui dit :

    — Le plaisir est accru auprès d’une femme plus âgée. Avant que Prideaux ne vous emplisse l’esprit de ce romantisme stupide, nous nous aimions – physiquement. Ces jours ne vous manquent-ils pas ?

    Camellia ne répondit pas. Son cœur s’emballa. Elle n’avait pas d’autre choix que de le satisfaire.

    — Très bien, lui répondit-elle. Conquérez Madame Follet, et nous reprendrons nos plaisirs passés là où nous les avons laissés.

    Chapitre deux

    Le vent soufflait à travers la forêt et les branches des arbres se courbaient, gémissant comme des amants. Leurs feuilles jetaient une couche d’ombre et de lumière sur l’herbe du sous-bois. Les papillons émergeaient de leurs chrysalides, les ailes humides et douces, et ils se séchaient à l’ombre d’un énorme chêne. Plus haut, un rouge-gorge les regardait battre des ailes. Les oiseaux de proie les contemplaient de haut. À l’état naturel, c’est la loi du plus fort qui conquiert le plus faible. Au sein du chaos de la nature, la vie à la campagne était simple, ses habitants, contents. Gabriel Vasser observait de son fiacre les collines forestières qui s’étendaient à perte de vue, et pourtant, Paris lui manquait – il chérissait cette ville comme s’il s’était agi d’une femme.

    Il espérait que les repas au château seraient similaires à ceux auxquels la capitale l’avait habitué, car il avait visité la plupart des restaurants du Quartier Latin. Il commandait généralement une mayonnaise de saumon et une bouteille de Château d’Yquem 1867, suivis d’une crème brûlée. Après dîner, il se rendait à l’Odéon pour assister à une représentation des nombreuses comédies ou tragédies en vogue, comme Le Cid, de Corneille. Fatigué, il arrêtait une calèche qui le reconduisait où il était descendu, à l’hôtel Saint Lupercus. Ce dernier avait été détruit l’année d’après, durant la Commune de Paris, si sanglante, le laissant sans refuge. C’était à cette époque qu’il avait rencontré Madame de Rosa, qui lui avait offert un vaste appartement sur le boulevard Saint-Germain. C’était il y a vingt ans ; il avait vieilli et avec l’âge, espérait-il, lui était venue la sagesse.

    Sa jeunesse avait fondue, mais avant qu’elle ne se soit complètement évaporée, il allait s’emparer de l’eau sacrée de la vie, une occasion de revivre les moments heureux de ses jeunes années...

    … Jetant un œil hors de sa calèche, Vasser vit que, sur le bord de la route, poussaient des fleurs sauvages typiques du Massif Central : des campanules bleu et blanc, parmi une mer de Gouttes-de-sang rouges et de blanches Miroirs de Vénus. Le fiacre se dirigeait vers le sud, traversant de nombreuses rivières avant d’atteindre, au bout de plusieurs jours, sa destination : le Lac de Pareloup. Celui-ci était entouré d’un paysage morne planté de dolmens, ces tombes mégalithiques que Vasser considérait comme contre-nature. Il sentit un frisson lui parcourir l’échine tandis que le fiacre les dépassa. Pressentait-il la mort ? … Le véhicule longea les berges du lac jusqu’à ce qu’il parvienne à un impressionnant château de pierres rouges. Qu’allait-il arriver à présent ? L’espace d’une seconde, Vasser crut apercevoir une très belle jeune fille qui l’observait depuis une des immenses fenêtres du deuxième étage. Il se demanda qui elle était. Il se laissa pourtant entraîner à travers l’entrée principale du château, et elle disparut comme un fantôme.

    Après que Camellia l’ait accueilli avec un soulagement évident, Vasser posa les yeux sur la jeune femme, Mademoiselle Follet. Son regard trahit instantanément son attirance pour elle. Camellia en fut choquée et ressentit du mépris à son égard. Elle voulut le lui faire savoir, mais elle savait que la revanche était une épée à double tranchant. Elle laisserait passer l’incident et, quand Vasser en aurait fini avec la jeune femme, Camellia aurait alors tout le loisir de lui assener le coup de grâce. Elle ne tenait pas à passer pour une sentimentale – son esprit se préparait à son triomphe inéluctable, mais la peur de l’échec grandissait au plus profond de son cœur. Son plan était trop simple pour qu’il puisse exister une marge d’erreur. Tournant les yeux vers Monsieur Vasser et Mademoiselle Follet, engagés dans une discussion assez passionnée sur les droits des femmes, elle se rendit compte que la jeune fille le menait déjà à la baguette. Au cours de la soirée, Camellia devint jalouse et son mépris grandit, mais cet état d’esprit ne creva pas la surface de cette mer profonde que formaient ses émotions. Personne, même pas Vasser, ne perçut son dédain.

    … Gabriel ne voulait pas s’emparer de la virginité de Follet ; il voulait plutôt obtenir sa main. Quand, plus tard, il fit part de ses intentions à Camellia, elle lui rit au nez.

    — En tant que femme, je me sens obligée de vous dire qu’elle vous mène en bateau et qu’elle n’a nulle intention d’épouser un homme tel que vous.

    — Pas besoin d’être devin pour comprendre que vous êtes jalouse. Je vous ai bien eue, vous aussi.

    — Que voulez-vous dire ? lança-t-elle.

    — Je veux qu’elle croie que je vais l’épouser. Quand je jugerai le moment opportun, je me rendrai dans sa chambre à coucher, au bout d’une semaine, peut-être. Je serai sans pitié.

    Camellia l’avait sous-estimé. Les intentions cruelles dont il venait de lui faire part la transportaient, mais, bien qu’emportée par la passion, elle fit semblant de rester détachée. Plus Vasser exultait et plus elle le désirait. Ils étaient faits l’un pour l’autre. Vasser lut dans ses yeux une émotion perdue : l’amour. Se trompait-il ? Il lui baisa la main et elle gémit :

    — Félicitations, habile intriguant.

    Ils se fixèrent du regard. Camellia brûlait du désir qu’il l’embrasse à nouveau. Elle se sentait sans défense. Comment pouvait-elle purger son cœur des sentiments qu’elle lui portait ? Vasser savait qu’il vaincrait, mais qui leurrait l’autre ? Camellia fit courir une main délicate dans ses cheveux bruns. Il dut se retenir. Si elle continuait, il allait finir par la prendre. Camellia savait ce qu’elle faisait. C’était elle qui avait à présent la main haute. Tendrement, elle lui fit lever le menton, et ils se regardèrent. Les yeux de Vasser étaient vifs, vibrants de passion. Sans hésiter un instant, elle lui dit :

    — Ma foi en vous est restaurée. J’ai pitié d’elle. Elle ne vous connaît pas aussi bien que moi. Sans quoi...

    — Nos plans tomberaient à l’eau, répliqua Vasser. La flèche ne doit pas manquer la cible. Mais, si notre machination venait à échouer ?

    — Cela ne se peut pas, ou alors, nous devrons en supporter les conséquences. Une femme peut être séduite et corrompue, mais sa détermination à s’élever contre l’injustice est incontestable. Une femme doit être la plus rusée. Elle doit utiliser son esprit comme son corps pour réussir dans ce monde dominé par les hommes. La guerre des sexes continue, mais il en existe quelques-unes parmi nous qui savent qu’elle a déjà été remportée.

    — Et qui en sort vainqueur ?

    — Le sexe féminin, naturellement. En tant que femme, j’ai utilisé les attributs de mon sexe pour parvenir à mes fins.

    Vasser savait qu’il se tramait quelque chose. Mais que cela pouvait-il bien être ? Elle semblait invincible. Elle n’était pas aussi malléable que de l’argile. Sa personnalité était plutôt minérale, mais il savait, qu’avec le temps, même la pierre s’érode. Peut-être cela allait-il également lui arriver. La complicité incontestée de Vasser était capitale pour remporter cette victoire. S’il tombait amoureux de Mademoiselle Follet... Camellia n’aurait pas voulu être considérée comme « une ancienne conquête ». Sa fierté en aurait pris un coup irréparable et elle serait devenue la risée de Paris. Elle se détourna d’un coup et s’essuya le visage du revers de la main. Une sensation glacée lui parcourut l’échine, remplissant son esprit de terreur. Camellia l’entendit lui demander :

    — Je me suis démené pour trouver la réponse à cette question : que veulent les femmes ?

    Elle se retourna pour le regarder avec, cette fois-ci, sa garde baissée... Ce qu’elle allait dire aurait un effet capital sur toutes les parties concernées.

    — Je vous le révèlerai peut-être un autre soir, mais souvenez-vous de ceci : prenez garde à vos émotions.

    Elle s’arrêta, avant de reprendre lentement la parole :

    — Il est dangereux de permettre à votre cœur de vous guider.

    ***

    Le lendemain, Vasser se réveilla avec un léger mal de tête, mais il gardait toujours à l’esprit ce que lui avait dit Madame de Rosa. Le parfum qu’elle portait, Jicky, flottait toujours dans l’air. C’était celui qu’il préférait, lui aussi. Il se dirigea vers sa commode, en ouvrit le tiroir du haut et, délicatement, il en tira un mouchoir qu’il porta à ses narines. Le parfum imprégnait toujours le tissu, riche et plein de vie. Il détecta des notes de tête de lavande, de romarin et de bergamote, qui se mêlaient aux notes de fond de jasmin, de rose, de fève tonka et de vanille. L’odeur eut sur lui un effet intense ; il fondit en larmes, son cœur se serrant de douleur. Pourquoi pleurait-il donc ainsi ? Cela ne lui était pas arrivé depuis son enfance. Était-il devenu sentimental ? Il craignait que la femme qu’il adulait lui échappe pour toujours. Mais sur quelle femme se lamentait-il, Camellia ou Mademoiselle Follet ? Il venait à peine de rencontrer cette dernière et, de toutes les façons, sa maturité lui permettrait de la séduire aisément, croyait-il. Les décisions qu’il faudrait prendre au cours du petit déjeuner alourdissaient pourtant son esprit.

    … Plus tard dans la journée, Vasser et Follet faisaient le tour du domaine. Leurs souliers crissaient sur l’allée de gravier qui

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