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Le Garage Rose, tome 1
Le Garage Rose, tome 1
Le Garage Rose, tome 1
Livre électronique402 pages5 heures

Le Garage Rose, tome 1

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À propos de ce livre électronique

À Maskinongé, dans les années 1950, Constance, Julienne et Marie-Belle, trois amies d’enfance, sont les vedettes de cette huitième série de France Lorrain.

À l’hiver 1951, la mort de Félicien, l’aîné des Rose, fragilise la petite famille déjà ébranlée par le décès de Marthe, la matriarche, quelques années plus tôt. Ce départ complique les plans de Jacques-Robert pour son garage: il craint de ne pas réussir à faire fonctionner le commerce sans son fils.
De son côté, Constance, la benjamine, a beau travailler à l’école et s’occuper temporairement des enfants de Gratien, leur voisin veuf depuis trois ans, elle se questionne sur son avenir. Pour ses amies, la vie semble presque tracée d’avance; Julienne est secrétaire et Marie-Belle file le bonheur auprès de son mari et ses jumeaux.
Autour du garage Rose gravitent Reine, une amie de la famille que Constance admire, ainsi que Gustave, un cousin très intéressé par la succession de l’entreprise familiale. Où se trouve donc la place de Constance dans tout ça?
Une nouvelle série, avec des personnages merveilleusement bien dessinés, des drames et du bonheur, d’une auteure qui a vite construit sa place dans les ligues majeures de la saga familiale.
LangueFrançais
Date de sortie13 mars 2024
ISBN9782898276668
Le Garage Rose, tome 1
Auteur

France Lorrain

France Lorrain demeure à Mascouche et enseigne au primaire. Elle est aussi chargée de cours à l’Université de Montréal. On lui doit 16 romans jeunesse en plus de sa remarquable saga en autre tomes, La promesse des Gélinas, propulsée au sommet des ventes dès la sortie du premier tome.

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    Aperçu du livre

    Le Garage Rose, tome 1 - France Lorrain

    Prologue

    16 février 1951

    Le père, la mère, le fils et la fille.

    Le père, le fils et la fille.

    Le père, la fille.

    La famille Rose doit désormais apprendre à vivre à deux, sans la présence de Marthe, décédée deux ans auparavant, et de Félicien, mort il y a quelques jours dans un bête accident de voiture sur le pont Pierre-Laporte. Le fils n’avait que vingt-quatre ans, lorsqu’il a fait une embardée alors qu’il était en direction de la maison de sa fiancée.

    Debout, côte à côte, à l’entrée de l’église du village de Maskinongé*¹, Jacques-Robert Rose et sa fille Constance n’avaient guère parlé depuis leur arrivée. Ils accueillaient leurs proches d’un signe de tête solennel. Tandis que le mécanicien de la municipalité située près de Louiseville* retenait ses larmes, c’était bien différent pour sa cadette de vingt-deux ans.

    — Il faut tenir le coup, Coco ! souffla l’homme de soixante-huit ans sur un ton aimant en tapotant l’épaule de sa fille, toute de noir vêtue.

    — J’essaie, papa. Je… je suis… désolée… C’est si difficile.

    Depuis une semaine, Constance avait l’impression d’être plongée dans un cauchemar.

    — Comment il a pu s’endormir ainsi au volant ? chuchota la jeune femme en tirant machinalement sur ses gants. Félicien a toujours été si prudent sur la route.

    — Je me le demande sans cesse, répondit son père. Je lui avais proposé d’attendre le matin avant de partir pour Québec. Ton frère avait travaillé beaucoup, ces derniers temps. Il était épuisé. Mais ça sert à rien de nous tourmenter ainsi, Coco, on peut rien y changer.

    Sous la nef, Constance jeta un coup d’œil désespéré vers son père, qui serrait les poings en évitant de regarder le cercueil près de l’autel. Même s’il tentait d’afficher une façade de force, Jacques-Robert sentait une boule d’émotion oppressante enfler au plus profond de sa poitrine à mesure que les villageois affluaient dans la vieille église² de la rue Saint-Joseph pour lui présenter leurs condoléances. Lorsque les imposantes portes s’ouvrirent pour laisser entrer Reine Bourassa, la propriétaire du magasin général établi sur la route du Pied-de-la-Côte*, le père dévasté réalisa que sa maîtrise de soi était sur le point de céder. Accompagnée de son époux, Eugène, la femme d’un certain âge s’avança en s’exclamant :

    — Mon pauvre ami, comment tu tiens le coup ?

    Avançant sa silhouette obèse de tout juste cinq pieds vers son compagnon d’enfance, la commerçante s’étira sur le bout des orteils pour entourer de ses bras corpulents les épaules de Jacques-Robert, qui portait un veston foncé.

    — Allô, Reine, murmura-t-il en déposant brièvement son menton barbu sur le haut de la tête grise de son amie. On va survivre… qu’est-ce que tu veux ! Le Seigneur l’a rappelé à Lui !

    — Laisse-moi tranquille avec le Seigneur ! grogna la femme en repoussant Jacques-Robert. Il y avait bien d’autre bois mort à venir chercher par ici avant ton beau Félicien. Je pourrais te faire une liste de… Oh, excuse-moi, ma Constance, tu sais bien que je parle toujours trop. Viens ici, ma grande.

    La jeune femme afficha une moue attristée, essayant de se montrer courageuse en secouant sa tête bouclée, mais un étrange rictus déforma ses traits. Les cheveux de Constance effleuraient à peine ses épaules. Ses sourcils étaient fins et légèrement arqués, surmontant des yeux marron clair qui reflétaient actuellement la douleur de la perte de son frère aîné. Elle voulut répondre à l’amie de son père, mais sa voix se bloqua et elle ne fit qu’un geste de la main.

    — En tout cas, tu sais que tu peux compter sur moi, mon ami, hein ? Je veux pas que tu t’enfonces dans la peine, toi là ! Même chose pour toi, ma Coco. Eugène, Eugène ?

    Le mari de Reine, droit et fier dans son complet noir, plissa son front buriné par le soleil en attendant la suite. Autant son épouse était volubile, autant il était un homme de peu de mots.

    — Dis quelque chose, grommela Reine en tirant son mari vers elle.

    Eugène Bourassa avait beau être âgé de soixante-dix ans, il avait encore une chevelure châtain drue qui détonnait avec son visage ridé. Inspirant profondément pour trouver les bons mots, il posa sa main sur l’avant-bras de Jacques-Robert et souffla simplement :

    — On est là pour vous autres. Jour et nuit.

    Touchés par ces simples paroles, le père et la fille hochèrent la tête d’une manière similaire qui rassura Reine. Ignorant les autres villageois qui attendaient pour saluer le veuf, elle enlaça de nouveau son copain d’enfance avant de clamer :

    — Asteure, il faut que vous vous supportiez, Coco et toi ! Vous devez toujours être là l’un pour l’autre, c’est important.

    Reine se recula enfin pour laisser la place aux gens derrière elle. Avant de s’éloigner, elle prit la main de son ami et celle de Constance pour les serrer contre son cœur. La marchande trouvait que le sort s’acharnait sur eux, et elle aurait bien aimé que le destin s’accroche à une autre famille. Le couple se dirigea lentement vers l’avant de l’église et ce fut au tour du boulanger et de son épouse de présenter leurs condoléances. Pendant plusieurs minutes, la file qui s’était formée sur le parvis ne fit que s’allonger. Envahie par une sensation d’oppression, Constance ressentit un soulagement profond quand elle aperçut les têtes de Marie-Belle et de Julienne, ses camarades de toujours, qui s’approchaient enfin.

    — J’ai tellement de peine, murmura la jeune femme lorsque ces dernières se placèrent de part et d’autre de son corps épuisé.

    — Tu sais qu’on te lâchera pas, hein, Coco ?

    — Tu peux compter sur nous.

    Constance essuya ses larmes en hochant la tête, avant de remercier ses amies d’un bref sourire. Il n’y avait rien d’autre à dire.


    1 Les passages suivis d’un astérisque renvoient à une note de l’auteure située à la fin du roman.

    2 Bâtie en 1891, elle est située au 27, rue Saint-Joseph.

    Chapitre 1

    Trois mois plus tard

    Depuis son retour de l’école numéro 4³ où elle travaillait à titre d’assistante auprès des enfants du primaire, Constance trouvait son père bien étrange. Maintenant qu’ils vivaient à deux, la jeune femme avait pris l’habitude d’aller le retrouver au garage pour bavarder quelques minutes avec lui avant d’aller préparer le souper. Quand le mécanicien terminait à son tour sa journée de travail, il se dirigeait d’abord vers le fond de leur immense terrain pour aller saluer ses poules, puis il venait rejoindre Constance dans la maison.

    — Tu le sais que je m’occupe du poulailler le matin, papa. Pourquoi tu t’entêtes à t’y rendre quand même tous les jours ? lui avait déjà demandé la jeune femme avec curiosité.

    — J’aime ça écouter leur caquètement. Je trouve que nos poules sont pas mal sociables et ça me détend.

    À cette époque, le père et la fille avaient ri. À présent, Jacques-Robert n’avouerait jamais à Constance que ce détour par le poulailler lui permettait de retarder la période où l’absence de son fils et de sa femme se faisait le plus sentir.

    « Au moment des repas, c’est si vide autour de la table, songeait-il souvent. Je sais pas ce que je ferais s’il arrivait quelque chose à Coco. »

    La perte de son fils avait failli tuer Jacques-Robert. Pendant plusieurs semaines après l’accident de Félicien, il avait erré comme un zombie entre la maison et le garage sans ouvrir la bouche. Un matin de la fin de mars, Constance avait crié sa frustration et sa peine, alors que son père déjeunait, la tête dans son bol de gruau.

    — Papa, il faut que tu me parles ! Je vais pas surmonter cette épreuve si tu restes comme ça. Depuis que Félicien est mort, je pense que t’as pas dit plus que dix mots, avait-elle à peine exagéré. Je suis là, moi ! J’existe encore, mais je sais pas comment faire pour que tu me voies.

    Jacques-Robert avait levé la tête lentement, l’air hagard. Constance et lui s’étaient toujours bien entendus, aimant se taquiner à l’occasion, même si le mécanicien pouvait être bourru lorsqu’il avait mal dormi ou que le travail le préoccupait. Devant la détresse évidente qu’il avait lue sur les traits de sa cadette, l’homme avait plongé son visage dans ses mains avant de poser celles-ci sur ses cuisses.

    — Je… je vais… essayer, Coco. C’est… c’est dur.

    — Je sais. Pourtant, on pourrait s’appuyer l’un sur l’autre plutôt que de pleurer chacun de notre bord, tu crois pas ?

    Au prix d’un effort extrême, Jacques-Robert avait essuyé les larmes sur les joues de sa fille adulte qui le regardait avec la même tristesse que celle qu’elle affichait, enfant, lorsqu’il la disputait. Puis, il avait relevé sa silhouette amaigrie et répété :

    — Je vais essayer.

    Peu à peu, l’homme avait repris des forces, aussi mentales que physiques. S’il se laissait encore aller parfois, lorsqu’il se trouvait seul au garage, sous la douche ou auprès de ses poules, jamais plus il n’avait montré un désarroi aussi profond que lors des deux mois suivant la mort de Félicien.

    Il faut dire qu’avant le décès de son fils, Jacques-Robert avait été très complice avec son garçon. C’était une évidence, puisque les deux hommes passaient leurs journées ensemble au garage et partageaient plusieurs passions. En ce temps-là, sa relation avec Constance oscillait entre la bonne entente et les désaccords. Le père et la fille avaient des tempéraments similaires : déterminés et entêtés.

    — Géritol que t’as une tête dure ! ronchonnait souvent Jacques-Robert quand la jeune femme refusait de changer d’idée sur un sujet quelconque.

    Depuis le drame, leur lien s’était toutefois solidifié. Si l’un était taciturne, l’autre tentait de lui remonter le moral. Après les visites fréquentes de leurs voisins, à la fin de l’hiver, la vie avait tranquillement repris son cours dans la maison des Rose. Constance avait remercié les femmes qui leur apportaient des plats cuisinés, en reprenant peu à peu la maîtrise de ses émotions.

    — Ça me fait du bien de retrouver ma routine, avait-elle mentionné à Reine, qui insistait pour continuer à les aider.

    En cette soirée de mai, le silence autour de la table de cuisine n’était donc pas inhabituel. Cependant, Constance avait l’impression que son père cherchait à lui annoncer quelque chose de précis. Depuis qu’il était entré dans la maison, il l’observait, parlait de banalités et s’efforçait même de la faire rire, alors qu’aucun des deux n’en avait envie. Au bout d’un moment, l’homme murmura quelques paroles à voix basse qui firent aussitôt réagir sa fille :

    — Quoi ? J’ai mal compris !

    Constance serra les mains sous la table pour tenter de se calmer. Elle avait dû mal entendre. Pourtant, Jacques-Robert répéta d’un ton plus ferme :

    — Je vais vendre le garage, je pense bien.

    Sous l’air effaré de sa fille, le père expliqua ses projets pour le Garage Rose, qui appartenait à sa famille depuis soixante ans. Si son propre père avait d’abord réparé des charrettes, des traîneaux et des calèches, Jacques-Robert avait eu la main heureuse quand les automobiles avaient fait progressivement leur apparition dans les rues du village. Très vite, il s’était intéressé aux voitures et à leurs problèmes.

    — Tu peux pas faire ça, voyons ! C’était l’atelier mécanique à grand-papa. En plus, c’est toute ta vie, ce garage-là ! Veux-tu me dire ce qui te passe par la tête ?

    — Qu’est-ce que tu veux que je te fasse, Coco ? répliqua Jacques-Robert en s’appliquant à beurrer une grosse tranche de pain. Ton frère est plus là ! Je pourrai pas continuer comme ça tout seul bien longtemps, je suis aussi bien de prévoir tout de suite ma relève. J’ai reçu une offre généreuse, et au moins, j’aurai un bon prix et un héritage à te laisser.

    Sur un ton qu’il espérait optimiste, Jacques-Robert annonça donc à sa seule héritière le résultat de ses réflexions des dernières semaines. Constance se mit debout et commença à marcher autour de la table, qui trônait au centre de la pièce chaleureuse.

    — Je suis pas d’accord ! T’as encore beaucoup d’années devant toi avant de devoir cesser de travailler. Les gens viennent de loin pour faire réparer leur auto ici parce qu’ils savent que t’es honnête et fiable. T’es même capable de remettre en état les pires bazous !

    L’homme, arborant une barbe grise et des cheveux clairsemés, afficha une expression inébranlable. Lorsque son épouse, Marthe, était décédée, en 1949, à la suite d’une longue maladie, Jacques-Robert s’était appuyé sur ses deux enfants pour remonter la pente. Félicien, son aîné, âgé de vingt-deux ans à l’époque, travaillait à plein temps au garage à ses côtés. Il avait été clair dès le jeune âge du garçon qu’il suivrait les traces de Jacques-Robert, tout comme ce dernier l’avait fait quelques décennies plus tôt à la mort de son propre père.

    Déterminé à faire entendre raison à sa fille, Jacques-Robert poursuivit sur sa lancée :

    — J’ai plus personne pour me remplacer quand je suis fatigué ou malade, c’est ça la réalité ! Gustave est venu me parler hier, et il a envie de s’investir dans l’entreprise. Je pense que c’est une bonne idée, et dans le fond, le commerce resterait dans la famille. Je te dis pas que je vais arrêter tout de suite, mais au moins, je serais certain d’avoir une relève dans le futur.

    S’il essayait de se convaincre lui-même du bien-fondé de ce projet, Jacques-Robert préféra ne pas regarder sa fille en prononçant ces quelques mots. Comme de fait, Constance arrêta de marcher et posa ses mains à plat sur la table, la mine stupéfaite.

    — Mon cousin Gustave, une relève ? rétorqua-t-elle sur un ton hautain. C’est une blague, j’espère ?

    Les sourcils froncés de Constance démontraient ce qu’elle pensait de cette proposition. Le fils de la sœur de Jacques-Robert avait déjà trente-trois ans et il n’avait jamais conservé un emploi plus longtemps qu’un an. Devant le mutisme de son père, Constance en rajouta :

    — T’es pas sérieux, papa ? Voyons donc ! Gustave a les deux pieds dans la même bottine dès que matante Louison s’éloigne un peu. Il sait pas faire la différence entre un volant d’auto et les freins arrière ! Je suis certaine que si on passe un examen automobile, lui et moi, j’obtiens un meilleur résultat que lui haut la main.

    Cachant son amusement derrière une main qu’il passa sur sa bouche, Jacques-Robert ne pouvait nier que les paroles de sa fille n’étaient pas loin de la vérité. Toutefois, son neveu détenait l’argent nécessaire pour acheter le garage parce que sa mère s’était bien mariée et que son époux, Christian, lui avait légué à sa mort une grosse dindonnerie sise près de Yamachiche. Comme Gustave n’avait jamais eu l’intention de s’impliquer dans cette entreprise, Louison l’avait donc vendue à un excellent prix. À partir de ce moment, son fils avait réalisé l’avantage de se retrouver seul avec une mère qui se pliait à tous ses caprices.

    — Ton neveu a le cordon du cœur qui traîne dans la boue, avait l’habitude de marmonner Reine à Jacques-Robert quand il mentionnait Gustave au détour d’une conversation.

    La commerçante n’avait pas apprécié le fait que celui-ci ait abandonné son travail à son magasin après seulement trois mois, autrefois, parce qu’il avait mal au dos à force de lever des caisses de marchandises. Depuis, elle levait le nez chaque fois que son prénom était prononcé.

    « C’est certain que Gustave est pas travaillant comme mon Félicien l’était », songea d’ailleurs Jacques-Robert en refusant toutefois de laisser sa rage et sa peine remonter à la surface.

    Il prit donc un ton sévère pour s’adresser à Constance :

    — Viens t’asseoir pour manger et arrête de t’en faire avec mon garage ! C’est pas ton problème, c’est le mien.

    — J’ai plus faim ! grogna la jeune femme en s’étirant pour saisir sur la table son assiette encore remplie de pâté chinois et la déposer sur le comptoir de bois.

    Elle attrapa ensuite son tablier blanc pendu à un crochet sur le mur et le noua autour de sa taille. Elle allait commencer sa vaisselle sans plus tarder pour pouvoir ensuite aller se promener un peu afin d’apaiser sa colère. Momentanément distraite, elle se pencha au-dessus de l’évier pour lever le rideau, ses yeux fixant la voiture bruyante de son voisin Gratien Beaulieu. La jeune femme laissa échapper un profond soupir.

    « Il doit s’en aller chez sa Joséphine ! » pensa-t-elle avec une légère tristesse.

    Bien que l’homme de quarante-deux ans ne l’ait jamais considérée comme une éventuelle prétendante après le décès de son épouse, survenu trois ans auparavant, Constance ne pouvait s’empêcher de rêver. Elle trouvait l’employé du moulin à scie Lemyre* bien attirant. Pourtant, force était de constater que ce n’était pas réciproque.

    — Il s’imagine encore que j’ai dix ans, murmura-t-elle en laissant retomber le rideau de coton écru.

    La jeune femme déposa la vaisselle dans la bassine pour la laisser tremper un peu dans l’eau chaude avant de se retourner vers son père. Elle hésitait à reprendre le fil de la conversation avec celui-ci, mais elle ne restait jamais fâchée bien longtemps, contrairement à son aîné, Félicien, qui pouvait garder rancune des journées complètes. Chaque fois que ses pensées se dirigeaient vers son frère, le cœur de Constance se serrait et elle avait l’impression de manquer d’air. Elle se demandait parfois si cette sensation de suffocation qu’elle ressentait au fond de sa poitrine s’estomperait un jour.

    — Veux-tu un thé, papa ? s’informa-t-elle doucement en mettant de l’eau à bouillir, bien décidée à reprendre leur discussion de manière posée.

    Le sexagénaire fit un bref sourire avant d’acquiescer.

    — Oui, je veux bien. Tant que tu l’empoisonnes pas, ironisa-t-il, alors que Constance lui tirait la langue de manière enfantine.

    Elle ne dit rien pendant quelques minutes, le temps de laisser infuser leurs boissons chaudes. Depuis la tragédie de l’hiver, les deux membres restants de la famille Rose se perdaient souvent dans leurs réflexions, même quand ils étaient ensemble. Constance s’étira enfin pour prendre une assiette de galettes aux raisins à peine sorties du four et vint se rasseoir à la table auprès de son père. Elle posa ses yeux réfléchis sur le visage barbu en essayant de ne pas s’emporter :

    — J’aimerais vraiment ça que t’attendes quelque temps avant de vendre le garage à Gustave. Je pourrai plus y mettre les pieds s’il devient le patron. Tu sais bien qu’il peut être désagréable quand il est en position d’autorité. On a juste à le voir avec sa fiancée ou leur femme de maison. En plus, j’ai peur qu’il mène ton garage à la faillite et je le sais que tu t’en remettrais pas. T’es pas si vieux, il me semble qu’il y a pas d’urgence.

    — Peut-être bien, mais propose-moi une autre option, alors. J’accepte moins de clients ? C’est pas tellement mieux ! Avant… avant l’accident, Félicien était responsable des grosses jobs qui exigent de rester accroupi ou courbé pendant des heures. J’ai plus le dos pour ça, ma fille. Je sais pas combien de temps je vais pouvoir le faire sans me blesser.

    — Tu pourrais engager un homme pour t’aider ?

    Comme si cette seule idée lui faisait l’effet d’un coup de poignard en plein cœur, Jacques-Robert secoua la tête en chuchotant simplement :

    — Impossible ! Personne peut remplacer ton frère à mes côtés.

    Bouleversée, Constance ferma les yeux à moitié pour mieux réfléchir. Elle tenta une autre proposition, même si elle se doutait de la réponse que lui donnerait son père.

    — As-tu pensé à t’associer avec les Ménard ? Je sais bien que…

    — Pardon ?

    — Je veux dire…

    Jacques-Robert donna un coup de poing sur la table. Il ne pouvait pas croire que sa fille osait lui parler de ses compétiteurs malhonnêtes qui avaient ouvert un garage dix ans plus tôt à Louiseville.

    — Je comprends pas pourquoi tu les hais autant ! poursuivit-elle. Je vois pas ce qu’ils t’ont fait, à part se partir en affaires eux aussi. Si tu pouvais échanger des services avec les Ménard, tu pourrais garder le garage encore longtemps. Mettons que tu diriges certains clients vers Louiseville en échange de…

    Jacques-Robert repoussa son assiette contenant son biscuit à moitié mangé pour fixer sa fille avec sévérité. Il n’avait pas besoin de lui expliquer que Serge Ménard lui avait volé sa fiancée des décennies auparavant. C’était bien avant que Jacques-Robert ne rencontre Marthe, la femme qui deviendrait la mère de ses deux enfants, qu’il avait eus sur le tard. Quand sa première flamme, qu’il fréquentait depuis presque trois ans et à qui il venait de faire la grande demande, lui avait annoncé qu’elle le quittait parce qu’elle était tombée éperdument amoureuse d’un homme de Louiseville, Jacques-Robert avait mis des mois à s’en remettre. De ça, il n’en parlerait pas à Constance, qui le dévisageait avec gravité.

    — Écoute-moi bien ! Ce bonhomme-là fait des affaires un peu croches, si tu veux savoir toute la vérité. Il y a quelques villageois qui sont venus me voir pour faire réparer des travaux prétendument effectués par ce mécanicien ou l’un de ses employés. C’est pas parce qu’il a le plus gros garage des environs qu’il est fiable ! J’ai l’impression que c’est un homme qui escroque ses clients, point final. Alors, avant de diriger des gens vers Ménard, je vais vendre mon commerce à ton cousin.

    Constance leva les mains devant elle en signe de capitulation avant de grommeler :

    — OK, OK, j’ai compris ! Je cherche juste une solution pour éviter que Gustave mette la main sur le garage. Promets-moi que tu vas attendre avant de prendre une décision finale. C’est certain que je peux trouver une meilleure idée. Fais-moi confiance, je vais y arriver !

    La jeune femme mit sa main sur celle de son père, qui observa son visage inquiet.

    « Que fera-t-elle quand je partirai à mon tour ? s’inquiéta-t-il devant la ferveur qu’il lisait sur les traits de sa fille. Il faudrait vraiment qu’elle trouve un mari et qu’elle arrête de s’en faire avec mes affaires. » Il dégagea sa poigne avant de tapoter à son tour les doigts menus de Constance :

    — Je te promets de rien précipiter. Bon, c’est bien beau tout ça, mais il faut que je retourne à l’atelier pour terminer le changement d’huile sur l’auto du maire.

    — Je vais aller te tenir compagnie après ma vaisselle.

    — Comme tu veux.

    Jacques-Robert n’ajouta rien de plus. Il prit sa casquette sur le crochet derrière la porte de côté et sortit pour aller terminer son ouvrage. Le pas lourd dans ses bottines de travail usées par les années, il leva la main pour saluer un villageois qui passait lentement sur la route sinueuse. Son garage, qui faisait sa fierté, se dressait de l’autre côté de la route du Pied-de-la-Côte. Si c’était son père qui lui avait cédé le commerce à sa mort, Jacques-Robert avait été celui qui l’avait agrandi et modernisé. Il faut dire que depuis quelques années, les hommes des alentours devenaient propriétaires d’automobiles fabriquées par l’un des trois géants américains – Ford, Chrysler et GM. Partout au pays, après la Seconde Guerre mondiale, une ère de prospérité économique et de progrès technologiques s’était installée. Cette période avait vu l’émergence d’une classe de citoyens qui pouvaient se permettre d’acquérir des biens de consommation tels que la télévision et la voiture. Pour le plus grand plaisir des commerçants !

    — Félicien était tellement fier d’avoir enfin obtenu son diplôme à l’École des métiers de Trois-Rivières*, murmura Jacques-Robert en s’avançant sous l’une des deux grandes portes de son garage.

    Il ne les baissait jamais lorsqu’il prévoyait revenir travailler après le souper. Il n’avait aucune crainte : les Rose connaissaient tout le monde des environs et vice versa, même si, dans le village de Maskinongé, le nombre d’habitants était en augmentation. Comme partout ailleurs, les grosses familles étaient légion dans la Mauricie. Si Jacques-Robert et Marthe n’avaient eu que deux enfants, c’est que le couple avait vécu plusieurs fausses couches avant que Félicien ne vienne enfin au monde à la fin de 1926.

    Immobile dans le silence qui l’accueillit, le mécanicien laissa échapper un long soupir de découragement. Devant sa fille, le veuf tentait de ne pas trop laisser paraître sa peine et son angoisse face à l’avenir. Levant les yeux sur le crucifix accroché au-dessus de la porte de côté, il ragea à voix haute :

    — Maudit que Vous me fâchez, Seigneur, de m’avoir pris mon gars pas longtemps après ma Marthe ! C’était un bon fils, Félicien. Vous auriez pu venir me chercher, moi, à la place. J’ai un bon bout de chemin de fait. Lui, il commençait sa vie adulte.

    La voix de Jacques-Robert se fractura un peu, comme chaque fois qu’il s’adressait à Dieu pour exprimer son incompréhension. Il se dirigea ensuite vers son petit poste de radio, installé sur un tabouret entre les deux fenêtres, et l’alluma afin de secouer son marasme. Quand le son d’une musique entraînante se fit entendre, il prit sa chienne marine et l’enfila.

    — Bon, au travail ! ronchonna le mécanicien en passant une main presque affectueuse sur la belle berline brune que s’était payée le maire, après son élection, sous les regards envieux de plusieurs paroissiens moins nantis.

    Le docteur Roland Bernèche* avait été élu à la mairie en juin 1945, et malgré sa profession accaparante, l’homme avait reçu l’approbation des citoyens année après année depuis ce premier suffrage. Si la plupart des habitants estimaient que ses interventions et ses actions avaient du sens, il y en avait bien sûr qui trouvaient à redire sur certaines décisions prises au conseil municipal. Puisqu’il avait été l’un des premiers au village à se porter acquéreur d’une automobile, il était évident que ça avait fait jaser.

    — On sait bien, un docteur, ça roule sur l’or, avaient grommelé quelques jaloux devant la carrosserie rutilante. En temps de guerre, il me semble que les gens pourraient se garder une petite gêne.

    — Il a bien le droit de fêter l’Armistice, avaient rétorqué des villageois plus conciliants.

    Pour Jacques-Robert, cette Chevrolet Fleetmaster était simplement une magnifique voiture sur laquelle il prenait plaisir à travailler. Dans le vaste atelier mécanique, il se pencha sous le capot, se concentrant sur sa tâche sans plus attendre. Le maire lui avait aussi demandé de nettoyer ses bougies, ce que le mécanicien décida de faire en premier. Quand Constance apparut près de lui, trente minutes plus tard, elle lui sourit avant de demander :

    — As-tu besoin d’aide, papa ?

    — Si ça te tente de t’occuper de la commande qui est arrivée la semaine passée… J’ai pas encore eu le temps d’ouvrir la boîte.

    — Elle est dans le bureau ?

    Constance pointa le fond du garage avant de s’y diriger, mais son père l’arrêta en indiquant un gros colis près de l’établi.

    — Qu’est-ce que c’est ? s’informa-t-elle en nouant ses cheveux sur sa nuque.

    — Des tapis de voitures.

    — Ah bon ? Pourquoi t’as acheté ça ?

    Jacques-Robert se redressa en inspirant bruyamment et, sans cesser de frotter ses mains sur un linge déjà bien noir, il murmura :

    — C’est Félicien qui les avait commandés chez Eaton. Il trouvait que c’était une bonne idée d’offrir aux clients des ajouts intéressants pour leur automobile. Il voulait se procurer des accessoires pour les revendre avec un mince bénéfice.

    — Je vois.

    Constance marcha vers la grosse boîte à moitié défoncée en plissant le front.

    — Si c’est Félicien qui a passé cette commande, comment ça se fait qu’elle vient juste d’arriver ?

    — J’imagine qu’ils ont eu du retard dans leurs livraisons ou que le paquet s’est perdu en chemin, répondit Jacques-Robert en haussant les épaules. Ça fait plus que trois mois. J’avais même oublié cet achat.

    — Oh !

    Le père et la fille échangèrent un regard attristé et chacun baissa ensuite la tête en soupirant. Une période de silence s’ensuivit, au cours de laquelle ils s’attelèrent à leurs besognes respectives. Jacques-Robert délaissa la Fleetmaster pour tenter de trouver le problème dont était affligée la fenêtre qui ne remontait plus de la Ford beige du cordonnier. Constance, assise sur une grosse chaudière renversée pour ouvrir le paquet, se trouvait dissimulée derrière le véhicule du maire. Elle ne perçut d’abord que le son de pas pesants sur le sol avant d’identifier la personne qui approchait.

    — Allô, Coco, tu vas bien ? lança la voix un peu nasillarde de Gustave dans son dos.

    Constance tourna la tête en s’efforçant de sourire, malgré son mécontentement.

    « Qu’est-ce qu’il vient faire ici, lui ? » pensa-t-elle avant de répondre par l’affirmative à son cousin.

    Elle n’eut pas le temps de le questionner à son tour que ce dernier s’approchait de Jacques-Robert :

    — Puis, mononcle Jacquot, as-tu pensé à mon offre ?

    Jacques-Robert se déplaça lentement pour s’approcher de son neveu. « C’est vrai qu’il a un peu l’air d’un dindon, comme Coco s’en moque parfois », songea-t-il devant la silhouette bedonnante de Gustave. Le mécanicien pointa les bottines de cuir brun du visiteur en fronçant les sourcils :

    — T’as pas eu le temps d’attacher tes lacets, coudon ?

    — Pas besoin, je suis venu en char. Je voulais juste être certain que t’oubliais pas ma proposition. Je voudrais pas que tu vendes le garage à quelqu’un d’autre. C’est important qu’il reste dans la famille, hein ? Je t’ai fait une bien bonne offre, et surtout, je suis le premier à t’en avoir parlé.

    — Il y a pas de presse, Gustave ! lança la voix exaspérée de Constance, qui déposa la pile de tapis sous l’établi tout en fixant froidement son cousin.

    — C’est une discussion entre ton père et moi, Coco ! s’exclama Gustave en redressant ses épaules pour paraître plus grand.

    Agacé par l’intrusion de sa cousine, il l’observa de haut en bas avec une moue maussade.

    — De toute manière, qu’est-ce que tu fais ici ? s’informa-t-il rudement.

    — Je donne un coup de main à papa.

    — En faisant quoi ? T’époussettes les tablettes ? En tout cas, j’espère que tu touches pas aux chars !

    Sachant que Constance risquait d’exploser et de répliquer vertement à son cousin, Jacques-Robert mit sa main sur l’avant-bras de sa fille avant de répondre sur un ton neutre.

    — C’est quand même vrai ce que dit Coco. Je suis encore

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