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Adeline, tome 1: La fleur du mal
Adeline, tome 1: La fleur du mal
Adeline, tome 1: La fleur du mal
Livre électronique619 pages8 heures

Adeline, tome 1: La fleur du mal

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À propos de ce livre électronique

Les années 1950 sont bien sombres au Québec, côté adoption. Pour la petite Adeline, née dans des circonstances troubles d’une adolescente n’ayant pas survécu à son accouchement, l’orphelinat n’est pas un endroit sécurisant et joyeux.

André Cousineau, abbé du diocèse de Sherbrooke et proche de la famille décimée de Françoise, la défunte mère d’Adeline, croit deviner le secret qui entoure la naissance du bébé. Tentant de sauver l’enfant d’un avenir plus qu’incertain, il parvient à la faire confier à une famille d’agriculteurs à Queensbury, dans les Cantons-de-l’Est, dont le père, Théophile Rioux, a plusieurs péchés à expier.

Cependant, le religieux ne pouvait pas deviner à quel point ce geste allait changer la vie de la petite Adeline. Théophile, dont le naufrage est aussi inévitable qu’implacable, alimentera les rumeurs au village et causera une série de drames dont seront témoins sa femme et ses enfants, impuissants…

L’histoire est-elle condamnée à se répéter?
LangueFrançais
Date de sortie12 avr. 2023
ISBN9782898274091
Adeline, tome 1: La fleur du mal
Auteur

France Lussier

Née à East Angus dans les Cantons-de-l’Est, France Lussier a complété une formation d’infirmière à Sherbrooke avant d’épouser un militaire qui lui permettra d’exercer une carrière très active en soins infirmiers aux quatre coins du Canada. Installée en Outaouais depuis 1991, elle reprend la plume délaissée à l’adolescence. Aujourd’hui à la retraite, elle s’inspire de la vie d’après-guerre et de l’influence patriarcale et religieuse pour écrire des histoires inoubliables.

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    Aperçu du livre

    Adeline, tome 1 - France Lussier

    Prologue

    Juin 1947

    Sept heures du matin. Déjà, une chaleur étouffante règne dans le poulailler. Dissimulé derrière la vitre sale, parmi les piaillements, un homme se tient immobile, tel un rôdeur mal intentionné. Quelqu’un viendra bientôt ouvrir la porte pour libérer les poules, mais il a encore du temps. Il a vite appris les habitudes de chacun. Entre autres, il sait qui ramasse les œufs après le lever du soleil ; à coup sûr, c’est Françoise. Dès la première semaine de son contrat sur la ferme, il l’a aperçue. Jour après jour, il l’étudie et, dérouté par sa propre constatation, il comprend maintenant qu’il la convoite depuis ce temps.

    Après le réveil, il l’observe à son insu et se met à aimer chacun de ses gestes. Elle descend la pente qui mène à l’étable et revient avec les deux seaux remplis de lait, fraîchement extrait des pis gorgés des vaches. De son poste, il admire son teint rosé sous ses cheveux de feu qui flamboient sous le soleil matinal. Lorsqu’elle fredonne À la claire fontaine, elle se déhanche avec cette nonchalance presque sensuelle, ses petits seins se soulevant à chacun de ses pas sous sa blouse légère.

    Il n’a d’yeux que pour elle. Il en est obsédé. Il se rappelle vaguement, à l’école, avoir lu des poèmes d’Émile Nelligan, et se voit un peu comme lui, sombre et tendre, l’âme en peine devant l’inspiration. Rien d’autre que cette passion ne compte pour lui. Tel le fruit défendu au paradis terrestre, il la désire de tout son être. Cette fois, ce n’est pas une pomme à croquer, mais Ève elle-même qu’il veut posséder.

    À peine sortie de l’enfance, auréolée du charme déroutant de l’innocence faite femme, elle l’a déjà envoûté. Elle se tient là, la p’tite Françoise, fraîche et palpitante dans ce corps de nymphe, exposant sa chaste candeur aux regards des hommes. À cette seule pensée, l’observateur ose commettre des gestes peu habituels chez lui. Dès qu’il croit la voir, il sent sa masculinité se dresser. Il aime cette sensation, d’autant plus conscient que ce fantasme se double d’euphorie.

    Sans remords, il la convoite. Il s’imagine la douceur de sa peau et se met à haleter fort. Son corps tressaille violemment à l’idée de goûter à cette naïve beauté. D’abord hésitant, puis avec une vigueur renouvelée, il manipule son sexe jusqu’à ce qu’elle disparaisse sous le portique de la cuisine d’été.

    La sueur perle partout sur son visage. En transe, il ne sent plus les becs de poules picorer le bas de son pantalon et ses bottes.

    À ce soir, troublante Françoise…

    Chapitre 1

    10 mars 1948

    Hospice de la Miséricorde, Québec

    — Pousse encore, ma chérie, c’est presque fini !

    Dans la salle d’accouchement, la voix vibrante de sœur Pascale tente, sans succès, d’enterrer les cris de la parturiente. La main de la religieuse tapote doucement une des jambes suspendues et sanglées dans les étriers. Elle n’éprouve que tendresse pour cette jeune fille qui est en travail déjà depuis plusieurs heures et, sous son masque, elle ne peut cacher son inquiétude. Françoise force depuis un bon moment et ses efforts demeurent inefficaces. Le bébé pourrait tomber en détresse et mourir avant de voir le jour.

    Sœur Pascale examine Françoise. Son front moite, plaqué de cheveux roux, la jeune fille paraît totalement bouleversée. Elle n’arrive pas à contrôler sa respiration. Le bassin trop étroit, les contractions ininterrompues et la douleur insupportable deviennent un véritable calvaire.

    — Françoise, reprend la religieuse d’une voix confiante et maternelle, je vois la tête. Dès que la contraction revient, bloque ton souffle et pousse.

    De sa voix saccadée, ponctuée de petits cris, la jeune fille y parvient jusqu’à ce que les taches de rousseur disparaissent sous le rouge vif de ses joues. Enfin, le hurlement s’échappe du fond de sa gorge, noyant la salle froide de sa terreur.

    — Très bien, Françoise ! Fais-le encore une fois !

    — J’peux pu ! J’peux pu ! braille la jeune fille, ses jambes maigres tellement tremblantes qu’elles secouent les étriers.

    Sœur Pascale se tourne discrètement vers l’entrée, fronçant les sourcils. Devant le rideau qui cache une porte, sœur Maria les observe, droite comme un piquet. Cette grande femme robuste, entre deux âges, ne semble pas le moins du monde affectée par l’événement. Plutôt, elle affronte sans fléchir le regard inquiet de sœur Pascale.

    — Où est donc le médecin ? s’enquiert celle-ci. Ne l’attendions-nous pas plus tôt ?

    Le cou gainé dans la collerette immaculée, sœur Maria redresse le menton.

    — Bien sûr, sœur Pascale, rétorque-t-elle sur un ton revêche. Il arrivera sous peu. Mais… vous n’êtes pas une débutante ! Vous saurez sûrement vous débrouiller.

    — Elle est en douleur, on ne peut pas la laisser continuer comme ça ! Ça prend les forceps !

    — Qu’elle force encore un peu, ça ne lui fera pas de mal ! commente sèchement l’autre. Si elle a eu du plaisir à le faire, elle doit maintenant le regretter !

    Le regard glacial de sœur Pascale s’accroche quelques secondes à celui de sa collègue, puis la religieuse retourne à sa protégée. Avec sa mine austère, sœur Maria domine de sa haute stature la petite salle au plancher carrelé de blanc et de vert. Combien de jeunes filles ont pleuré leur sort et leurs misères en mettant au monde des enfants qui ne connaîtront que détresse et solitude ?

    Sœur Maria admet que sa consœur éprouve de la compassion envers cette fille qui vient tout juste d’avoir quatorze ans. Celle-ci s’est sans doute amusée à se faire tripoter sans scrupule par on ne sait qui. Son empathie vis-à-vis de ces petits orphelins demeure essentielle, alors que ces filles-mères…

    Maintenant, c’est au tour de Françoise, encore presque une enfant, de donner naissance à son premier bébé, un autre orphelin qui ira grossir les rangs dans une crèche du Québec. Et qu’arrivera-t-il à cette habitante ? Sans doute, elle oubliera trop vite ce malheureux incident et ira vivre à nouveau dans le péché.

    Un haut-le-cœur la surprend. Elle éprouve dégoût et rancœur envers toutes ces « marie-couche-toi-là ». Et Dieu sait qu’il y en a eu et encore, en cette année 1948, rien ne changera !

    — Elle aurait eu mieux fait d’apprendre à lire et à écrire, continue-t-elle à haute voix, à poursuivre son éducation au catéchisme et à l’enseignement ménager au lieu de…

    — Ma sœur ! Taisez-vous ! s’écrie sœur Pascale. Vous l’effrayez !

    Un cri remplit la salle astiquée. Une odeur de sang, mêlée à l’urine et l’éther, pénètre les narines dilatées des deux religieuses.

    — La tête est presque là, fillette, l’encourage la religieuse. Une dernière poussée et il est sorti. Tu es encore capable de m’en fournir une ?

    Tremblante et muette, l’adolescente fait un rapide signe de tête.

    — D’accord, poursuit sœur Pascale. Alors, je répète, tu prends une bien grande inspiration et retiens-la. Ensuite, tu pousses très fort. Tu es prête ?

    De petits coups à la porte perturbent les réflexions de sœur Maria. Celle-ci se retourne et tire le rideau, s’attendant à voir Dr Aubry, le médecin accoucheur. Dans l’embrasure, le premier détail qui lui saute aux yeux est le col romain. Sœur Maria redresse les épaules et passe une main fébrile sur ses habits. Elle sourit à cet homme de Dieu qui la considère avec courtoisie. Elle prend quelques secondes pour examiner ce visage anguleux dans la mi-vingtaine, aux pommettes légèrement saillantes. Évidemment embarrassé de se trouver en un tel endroit, le jeune prêtre hésite à croiser le regard de la religieuse. Sœur Maria lui tend la main avec empressement.

    — Mon père, que puis-je pour vous ?

    — Pardonnez ma présence ici, ma sœur. Je suis l’abbé André Cousineau et je… je cherche quelqu’un.

    Sœur Maria plisse le front un instant avant de répondre.

    — Bien sûr, monsieur l’abbé. Qui donc sollicitez-vous ainsi ?

    Derrière la cloison, un gémissement suivi d’un long cri fait réagir le jeune prêtre. Cette fois, une teinte livide compose son visage.

    — Une… une parente, bégaie-t-il.

    — Vraiment ? Vous avez une parente sur cet étage ?

    À peine note-t-il le ton inquisiteur de sœur Maria. La bouche entrouverte, l’abbé Cousineau fixe le rideau au-dessus de sa tête.

    — Monsieur l’abbé ?

    Le prêtre sursaute légèrement, remué par la voix âpre de la religieuse.

    — Pardonnez-moi, je… je ne suis pas habitué à ceci. Elle s’appelle Françoise Castonguay. On vient de me dire, aux admissions, qu’elle était ici.

    C’est au tour de sœur Maria d’hésiter. Elle reprend sur un ton sec.

    — Parents ou non, dans ce lieu, nous devons respecter la confidentialité, monsieur l’abbé. Je ne peux vous dire s’il s’agit de celle que vous cherchez, mais…

    — Ma sœur, je vénère votre bonne foi, mais comprenez bien mon inquiétude. Françoise est ma nièce… Elle est en train d’accoucher, n’est-ce pas ? Je reconnais sa voix.

    La mâchoire crispée, la religieuse le regarde avec circonspection.

    — Je ne peux vous mentir, monsieur l’abbé. Elle vit déjà les affres de l’enfantement. Ah ! Voilà monsieur le docteur. Bonjour, docteur Aubry, vous arrivez au bon moment.

    Un homme dans la cinquantaine, vêtu du sarrau blanc, s’amène à toute vitesse dans leur direction. Sœur Maria l’accueille avec un sourire gracieux.

    — Désolé, sœur Maria. J’étais à l’hôpital Saint-François d’Assise, non seulement pour un, mais quatre accouchements. On dirait que ces dames se sont passé le mot pour mettre au monde des p’tits en même temps ! Pardon, monsieur l’abbé. Bon, voyons ce que nous avons ici.

    Le prêtre observe le docteur Aubry disparaître derrière la cloison et sœur Maria s’empresser de fermer la porte, sans un autre regard pour lui. Le jeune prêtre, nouvellement ordonné au diocèse de Sherbrooke, a fait le voyage en train jusqu’à la ville de Québec pour se faire rabrouer par une religieuse bourrée de préjugés. La sympathie qu’elle a eue pour André au départ s’est s’envolée, simplement par le fait qu’il est parent avec une fille-mère. Debout dans ce couloir sombre, il fixe cette barrière qui le sépare de Françoise, attristé par l’enfer que vit sa nièce.

    Cette jeune fille si fragile et dont l’innocence presque angélique porte son entourage à vouloir la connaître et à l’aimer ! Il adore sa nièce et est prêt à tout pour lui éviter de souffrir. Et maintenant…

    Dans la salle, les cris se prolongent un moment avant de s’arrêter. Il s’approche de la porte et tend l’oreille. Dans un réflexe, sa main serre le crucifix qui pend sur sa poitrine.

    — Mon Dieu, invoque-t-il en murmurant, protégez-les tous les deux.

    Dans une attitude de prière, il ne remarque pas le va-et-vient des quelques religieuses dans le couloir qui font rouler, dans un bruit de métal et de porcelaine, les chariots encombrés d’accessoires. Il imagine le petit corps visqueux, expulsé de Françoise, retenu par les mains habiles du médecin, sa peau blanche et couverte de son vernix, les membres flasques et sans vie, le cœur qui cherche à battre plus fort…

    Une claque puis une deuxième retentissent derrière le battant. Enfin, des pleurs, quoiqu’encore faibles, s’échappent à travers la porte.

    — Ça y est ! s’écrie une voix de femme. Bravo, docteur !

    L’abbé Cousineau laisse aller un soupir de soulagement. Enhardi d’espoir, il recule de quelques pas et attend. Plusieurs minutes plus tard, sœur Maria surgit dans l’encadrement en portant un minuscule paquet. Croyant le prêtre parti, elle sursaute en le voyant réapparaître. André s’approche et cherche dans le visage de la religieuse l’indice même infime d’un moment de réjouissance.

    — Ma sœur, dites-moi… supplie-t-il. Comment est Françoise ?

    Sœur Maria le dévisage avant de lui répondre avec une dose de mépris :

    — Elle va bien, monsieur l’abbé. Vous pourrez la voir plus tard.

    — Et le bébé ? Est-ce un garçon ou une fille ?

    — C’est une fille, monsieur l’abbé.

    Il tend la main vers elle.

    — Je peux ?

    Les traits froncés, sœur Maria hésite, puis dégage la couverture. L’abbé Cousineau se penche et découvre une minuscule créature au crâne déformé, au nez aplati avec de petits bras maigrelets qui s’agitent dans la froideur du couloir. Aussitôt, le bébé lâche un cri qui ressemble plus à un miaulement. La religieuse enveloppe rapidement le corps frêle. Ne sachant comment réagir, l’abbé Cousineau recule d’un pas. Peu importe son aspect, se dit-il, elle est vivante et c’est la fille de Françoise.

    Il s’éclaircit la gorge. Il a besoin de dire quelque chose.

    — Elle va ressembler à sa mère.

    — Sait-on jamais ? répond-elle d’une voix sèche. Veuillez m’excuser, monsieur l’abbé. Je dois l’emmener à la pouponnière à l’instant.

    — Et ensuite ? Françoise pourra-t-elle la voir un peu avant de… ?

    — Aucunement ! Qu’est-ce que vous croyez ? C’est la crèche qui l’attend.

    D’un mouvement raide des épaules, la religieuse se retourne et s’enfuit presque dans le couloir, emportant son précieux paquet.

    Chapitre 2

    26 mars 1948

    Cantons-de-l’Est, 4 jours avant Pâques

    Depuis une heure, une pluie froide pénètre la chair jusqu’à la moelle des os. En ce début de printemps, les éléments se déchaînent et punissent même les bons et les justes. Ce matin, l’abbé Cousineau se sent vieux, comme si les rhumatismes de sa mère l’avaient déjà rattrapé. Lui encore si jeune !

    Ses doigts rigides s’accrochent au volant de la Chevrolet du curé Giroux. Il a dû prendre la seule voie accessible pour se rendre chez sa sœur Pauline, une route parsemée de nids de poule et d’ornières boueuses. Une aventure hasardeuse qu’il s’est toujours juré d’éviter en cette période de l’année.

    En ce moment, comme à l’extérieur, la tourmente hurle dans sa tête. Il s’efforce de se concentrer sur les préparatifs de Pâques dans quelques jours.

    Malgré les heures à prier la Vierge Marie, à lui demander son appui, rien n’a pu apaiser son tiraillement. Il jette un coup d’œil sur le siège du passager où il a déposé son manteau d’étoffe. Il aperçoit le message porteur de mauvaises nouvelles sortir de la poche droite. Ça lui remue carrément les tripes. La lettre lui est parvenue avant-hier de Québec, où sa nièce a accouché il y a deux semaines. Il a lu et relu avec angoisse les lettres cursives de sœur Pascale qui décrivaient le piètre état de santé de Françoise. Son sang n’a fait qu’un tour. La religieuse tenait à lui remettre la tâche d’aviser la mère de Françoise pour lui éviter de se faire du souci. Pauline est en droit de connaître son état, mais comment allait-elle réagir à cette nouvelle ?

    Sa sœur, mère de trois garçons et d’une fille, est déjà très affectée par la mort accidentelle de son mari, deux ans plus tôt. Son malheur ne semble pas s’essouffler. D’abord la grossesse surprise de Françoise, suivie d’un accouchement difficile, et maintenant, une infection la terrasse. De son écriture longue et stylée, sœur Pascale décrit la pneumonie post-partum comme une complication fréquente chez les jeunes filles maigres. La religieuse compte sur lui pour rassurer Pauline.

    André se mord la lèvre. Les derniers mois d’appréhension ont rendu sa sœur plus taciturne que jamais. Pauline, qui espérait un jour exprimer ses secrets de femme avec sa seule fille, se voit confrontée à une cruelle vérité. Le drame de Françoise l’a déjà atteinte profondément. Désormais, il marquera à jamais la vie de sa famille.

    Perdu dans ses souvenirs, André n’arrive plus à se concentrer sur la route. Il ralentit le véhicule, qu’il dirige vers l’accotement. Le tuyau d’échappement laisse aller un dernier râle avant l’arrêt complet. Le jeune prêtre applique le frein à main pour ménager la mécanique désuète du vieux tacot et frissonne. La pluie bat toujours son plein. À travers le pare-brise inondé, André observe les montagnes partiellement dévorées par la masse grise de nuages. Ses pieds gelés depuis son départ de la ville lui rappellent la vieille consigne réitérée par sa mère. Dans sa tête, il l’entend lui répéter : « André, mets tes bas de laine, pas tes chaussettes d’été. Le coton, c’est pas bon dans cette température ! » Elle avait raison, il les a oubliés dans la commode, encore une fois. Il espère seulement que Pauline conserve assez de bois sec dans le portique pour alimenter le poêle avide.

    André n’avait que cinq ans lorsque sa sœur aînée, Pauline Cousineau, a pris le nom de madame Ronald Castonguay. Âgée de vingt ans à cette époque, elle vit depuis ce temps dans ce coin reculé des Cantons-de-l’Est, près du village de Stoke. André a toujours aimé entrer dans sa cuisine d’hiver, s’asseoir à côté du gros poêle de fonte pour se réchauffer, sentir son odeur, entendre le crépitement du bois lui parler doucement. Ses souvenirs d’enfance lui collent encore à la peau. Au fil de ses fréquentes visites, il a établi un lien de confiance avec ses neveux et particulièrement avec sa nièce Françoise.

    Sainte Mère de Dieu, pourquoi la jeune Françoise devait-elle vivre un pareil cauchemar ? Il se remémore ce soir-là. Après avoir verrouillé les portes de l’église après la confession, le téléphone a émis son carillon agaçant du presbytère. En prenant l’appel, il a été surpris de reconnaître la voix chevrotante de sa nièce dans l’appareil. Puis, elle a marmonné quelque chose avant de raccrocher brusquement.

    Un frisson de stupeur l’a aussitôt submergé. Les mots se sont imprégnés dans son cerveau, puis les paroles insensées de Françoise sont devenues peu à peu plus claires. Lorsqu’elle a parlé de bébé dans son ventre, il a cru ressentir un choc en pleine poitrine. Puis, l’appréhension s’est installée. Françoise venait d’émettre la nouvelle sur une ligne de six abonnés. L’information se répandrait comme une traînée de poudre.

    Naturellement, cela a fait un coup d’éclat. Qui aurait imaginé qu’un tel drame se déroulait dans ce petit rang de Stoke ? Personne ne peut toutefois prévoir comment une tragédie influence le comportement humain. Il se souvient très bien des cris de sa sœur lorsqu’il s’est rendu à Stoke deux jours plus tard, une semaine avant la période de l’avent. Pauline hurlait pendant que sa nièce pleurait toutes les larmes de son corps dans un coin de sa chambre. Il en était estomaqué, mais a réussi à les rassurer. Oui, s’est-il entendu répondre, il allait les aider. Françoise était déjà rendue à plus de cinq mois de grossesse et Pauline devait affronter l’inévitable. Viol ou non, Françoise ne pouvait garder l’enfant. Dans une petite communauté comme Stoke, tout se voit, tout se sait et tout s’invente.

    Maintenant, à près d’un mille avant sa destination, il ignore comment annoncer à sa sœur que Françoise ne sera pas de retour pour Pâques. Pauline montre depuis longtemps une force morale exceptionnelle, inhérente à sa qualité de mère, de veuve et de propriétaire de ferme. Après un accident de tracteur qui lui a coûté la vie, son mari, Ronald, l’a laissée seule à exploiter une ferme agricole avec quatre enfants sur les bras. Comment sa sœur va-t-elle faire face au mauvais sort qui s’acharne sur eux ?

    André tourne la clé dans le contact et poursuit sa route. Il atteint la résidence de Pauline après avoir franchi la zone de terrains défrichés des Castonguay. Sise sur la pente, à environ cinquante pieds du chemin sur sa gauche, la demeure de Pauline attire l’attention des rares voyageurs par son isolement. La coquette maison blanche et bleue se démarque par sa vaste galerie devant laquelle, en juillet, montent en gerbes les fleurs immaculées de l’hydrangée et les phlox champêtres. Entourée de quelques bâtiments agricoles, une annexe attenante à la grange a été érigée au cours de l’été précédent.

    André pèse sur l’accélérateur pour entreprendre la pente qui mène vers la partie latérale de la résidence, le « bas-côté », soit la cuisine d’été dans laquelle Pauline s’installera dès qu’il fera plus chaud. Il immobilise la Chevrolet et coupe le moteur. Les grosses gouttes de pluie heurtent le pare-brise. Pris d’assaut par les dernières nouvelles, André a oublié d’apporter son parapluie. Fort heureusement, quelques pieds le séparent du portique. Il attrape son manteau et sort du véhicule. Il court sous l’averse pour se mettre à couvert sous l’appentis.

    Il secoue sa soutane et constate avec dépit que de la boue a souillé ses souliers neufs. Il les racle contre la première marche, puis entre dans la cuisine. Il remarque l’absence de la vieille veste rouge de Ronald sur le crochet. Depuis sa mort, Pauline la porte comme un tatouage sur son cœur. À cette heure, elle se trouverait donc à l’étable. Quant aux garçons, ils vaquent sans doute à diverses tâches dans un des bâtiments loin de la ferme, car le chien aurait aboyé à son arrivée.

    André retient avec peine un frisson. Avec précaution, il avance sur les carreaux de linoléum. La pièce est à peine meublée. À sa droite, près de la porte, un banc de quêteux au coussin de paille délavé sert de giron pour le chien de berger de ses neveux. À sa gauche, l’antique pompe à eau sert toujours aux besoins des occupants en déversant son eau glaciale. En face de lui, contre le mur, le poêle à bois surmonté de son réchaud de métal poli vaut à lui seul le coup d’œil. Malgré toute son appréhension, André se met à sourire. Depuis le mariage de Pauline, pratiquement rien n’a changé dans cette demeure.

    André s’approche du poêle et touche la fonte du bout de ses doigts. Une tiédeur hésitante s’en dégage encore. Il soulève le clapet et remarque que quelques braises ont survécu au feu de la veille. Avec le tisonnier, il remue les cendres dans la chaudière. Une chaleur agréable émane aussitôt. Sans attendre, André y enfourne deux bûches de la réserve accumulée contre le mur. Une première flamme lèche le bois et le remplit d’un plaisir candide.

    Une porte grince derrière lui. Il se retourne et aperçoit dans l’ouverture le visage pâle de sa sœur, au-dessus de ses épaules légèrement voûtées sous son vêtement.

    — André ? Qu’est-ce que tu fais ici à cette heure ? En cette journée ? Ah…

    L’hésitation de Pauline le fait sourciller. Assurément, la visite impromptue de son frère en ce jour de semaine laisse présager un motif sérieux. Il la voit disparaître derrière le battant pour revenir quelques secondes plus tard sans la veste, laissée dans l’appentis. Il se sent tout à coup mal à l’aise et ne peut que continuer à l’observer.

    — Viens, l’invite-t-elle d’un geste de la main. Allons dans le haut côté, c’est plus chaud.

    Pauline marche d’un pas lourd vers la porte. Sans un autre regard pour son frère, elle soulève le loquet. André soupire pour relâcher l’étau qui enserre sa poitrine.

    Derrière sa sœur, il pénètre dans la deuxième pièce déjà réchauffée par le feu matinal d’un second poêle. André se remplit les poumons de l’odeur du bois et de celles du prochain repas que Pauline a mis au four tôt ce matin. Les effluves d’un rôti de porc aux patates jaunes le font saliver. Des images du Christ et de la Vierge Marie trônent au-dessus du vieux sofa qui sépare la cuisine du salon, à côté de celles des aïeux Castonguay. Au centre de la pièce, la grande table rectangulaire entourée de ses six chaises au bois foncé avait vu passer au moins deux générations de Castonguay.

    Procédant sans doute selon une routine bien établie, Pauline appuie avec énergie sur le bras de la pompe au-dessus du vieil évier de porcelaine. Une eau claire et froide jaillit aussitôt de la bouche métallique. Pauline s’empresse de se retrousser les manches et de se laver les mains avec son savon maison. André la fixe avec intérêt. Absorbé par ses pensées, il entend à peine la voix de sa sœur.

    — Pardon ?

    Elle cesse son savonnage pour se retourner vers lui avec un froncement de sourcils.

    — Tu es dans la lune, André ? Je te demande si tu es venu me donner des nouvelles de Françoise.

    André la scrute un moment avant de hocher la tête. Il a l’impression de ressentir les braises du vieux poêle se consumer sous ses pieds.

    — Alors, quelles sont-elles ?

    André perçoit une certaine impatience teinter la voix de sa sœur, mais elle préfère cacher sa peine et sa déception sous son regard bourru et résigné.

    — Où sont les garçons ? s’enquiert André à brûle-pourpoint.

    Sans broncher, Pauline poursuit le nettoyage méticuleux de ses ongles.

    — Jean-Claude et Serge sont en haut sur la terre, à réparer la clôture de broche, répond-elle sur un ton évasif. Elle s’est écrasée après la bordée de neige qu’on a eue cet hiver. Marc est dans l’étable.

    Délaissant son curage, Pauline croise son regard, un pli marqué à son front.

    — Ils s’inquiètent beaucoup pour leur petite sœur, tu sais.

    Muet quelques secondes, André hoche la tête et retire la lettre de sa poche.

    — Sœur Pascale m’a envoyé un mot, amorce-t-il en défroissant le papier. Elle a écrit…

    André s’éclaircit la gorge avant d’enchaîner. Pauline se tourne brusquement vers lui avec un regard de feu. Une alarme sonne dans son crâne lorsqu’il voit la bouche de sa sœur crier sa détresse.

    — Qu’est-ce qu’elle a dit, sœur Pascale ? Veux-tu ben me l’dire ?

    La voix de Pauline résonne dans la pièce, couvrant le crépitement du bois dans le poêle. Pris de court, André reste muet. Pauline se remet à pomper l’eau avec vigueur, trahissant sa fureur… et sa honte. À ce point, Pauline n’a plus de respect pour le col romain. Il est simplement redevenu le petit frère d’une femme troublée, mère révoltée, qui a déjà attendu trop longtemps. Il reporte l’attention sur la missive et lit d’une voix forte.

    — « Monsieur l’abbé Cousineau. Je veux vous donner des nouvelles de Françoise. Elle a bien récupéré après l’accouchement, mais elle a contracté une fièvre puerpérale cinq jours après. On a pensé à un rhume ou une grippe à cause de la toux. C’est par la suite que son état a empiré et elle est devenue très affaiblie. Le médecin est venu la voir. On lui a administré de la pénicilline et nous devons attendre son rétablissement avant de la retourner à la maison. Nous allons donc la garder encore une semaine ou deux. Je vais vous écrire à nouveau pour vous aviser de son état.

    Nous avons aussi procédé à l’ouverture du dossier d’adoption, à votre demande.

    À bientôt.

    Sœur Pascale du Très Saint Sacrement

    Communauté du Bon Pasteur, Hospice de la Miséricorde, ville de Québec. »

    Seul le pétillement du feu dans le poêle domine l’atmosphère tendue. La gorge nouée, André replie la lettre et la remet dans sa poche. Il observe Pauline essuyer lentement ses mains rougies avec une serviette, les yeux dans le vide. Il toussote encore une fois.

    — Pauline, Françoise ne reviendra pas pour Pâques. Peut-être pour la Pentecôte ? Elle sera mieux bientôt et tu retrouveras ta fille comme elle était.

    Pauline lui jette un regard encore plus troublé.

    — Tu crois ?

    — Tu as la foi, Pauline. Dieu est bon et juste. Il te récompensera pour tous les tourments que tu as dû traverser depuis quelque temps.

    André a envie de se mordre la langue. Il sait pertinemment que ce n’est pas ce qu’elle veut entendre. Pauline réplique aussitôt.

    — Je t’en prie, André ! Je ne veux pas entendre tes sermons chez nous !

    — Désolé, Pauline…

    Sa sœur peine à reprendre son souffle. Elle poursuit avec colère.

    — Je ne suis pas retournée à l’église depuis plus d’un mois. Je n’ai pas encore fait mes Pâques. Quand je t’ai vu, j’ai cru que le curé Biron t’avait envoyé. Celui-là est passé maître avec ses avertissements du haut de sa chaire, mais lorsque c’est le temps de réconforter ses brebis égarées, il disparaît !

    Pauline jette la serviette d’un geste de dépit et prépare la bouilloire pour le thé et la dépose sur le rond brûlant. André l’observe s’activer dans la cuisine. Elle vit autant de déception que d’amertume, évidemment. Il comprend sa souffrance, une douleur qui ne se compare à rien d’autre sur terre. Il aimerait tellement la soulager de ce fardeau !

    — Pauline, qu’est-ce que je peux faire pour te soutenir dans cette épreuve ?

    Elle pivote dans sa direction. Il peut mesurer toute la peine qui émane de sa sœur à ce moment, comme un flux amer qui se jette sur lui.

    — Que peux-tu faire de plus, André ? Tes prières peuvent être utiles, c’est certain, mais j’en ai aussi besoin pour retrouver le porc qui a mis ma fille enceinte !

    — Pauline, rappelle-toi, on a eu beau chercher, même parmi les hommes engagés à l’été, personne ne correspond. Il est encore temps d’aviser la police.

    — La police ! Tu te doutes bien qu’ils auraient accusé ma Françoise d’être la première responsable. Tu sais comment ils sont. On en entend parler d’histoires comme ça. C’est toujours la faute de la fille, même si elle a été violée par le plus salaud des hommes ! Non, vaut mieux que la police n’intervienne pas. Toutes sortes de ragots auraient circulé. De toute façon, avant qu’on apprenne la nouvelle, il était trop tard.

    — Je souhaite simplement qu’un jour ou l’autre quelqu’un parle. Si, au moins, Françoise se souvenait de quelque chose, un événement, un indice…

    — Elle a dit n’avoir rien vu. La noirceur était déjà tombée, et selon moi, il l’attendait là. Elle a perdu connaissance et c’est après que…

    Pauline s’approche de la table, près de son frère, et s’assoit, le temps de ressasser ses souvenirs.

    — Je me rappelle ce soir-là, à la fin de juin, reprend-elle aussitôt, les yeux mi-clos. Elle était venue me voir pour me dire qu’elle s’était peut-être frappé la tête dans la grange, mais elle ne pouvait pas expliquer comment. J’ai remarqué la grosse prune sur son front. C’est après qu’elle m’a avoué avoir mal aussi entre ses jambes. Je l’ai examinée et j’ai vu un peu de sang. J’y ai mis des compresses froides et le saignement a arrêté. J’ai pensé qu’en courant après son chat, elle avait fait une mauvaise chute de l’échelle. Mais elle m’a dit ne se souvenir de rien à partir du moment où elle est entrée dans l’étable. Elle n’a pas l’habitude de raconter des mensonges, non plus.

    La voix de Pauline s’éteint un moment, le temps de retourner à ces pénibles moments.

    — Plusieurs semaines plus tard, elle m’a annoncé ne pas avoir été indisposée depuis… cet incident. J’ai mis ça sur le compte du travail ardu à la ferme. Pourtant, j’aurais dû comprendre dès le début ce qui se passait : des vomissements, la fatigue. Puis, sa poitrine changeait. Elle n’était pas dans son assiette. Sachant qu’elle ne fréquentait personne, comment imaginer ça ? C’était impensable que ça arrive à elle, ma petite fille ! Quand nous sommes allées consulter le docteur Roy vers la mi-novembre, il m’a appris qu’elle en était à déjà plus de cinq mois de grossesse.

    Pauline baisse la tête. Un sanglot étreint sa voix.

    — Qui lui a fait ça ? Veux-tu ben me l’dire ! lui lance-t-elle en frappant la table de son poing.

    Avec un semblant de contenance, elle s’élance vers l’évier, s’empare de la bouilloire et des sacs de thé et revient vers la table. Dans un plateau, André s’empare de deux tasses de porcelaine aux couleurs vives et les dépose dans leur soucoupe.

    Le visage fermé, Pauline verse le liquide brûlant sous l’œil inquiet de son frère. La femme s’assoit, son visage au-dessus de la vapeur de la tasse.

    André étire sa main pour prendre celle de sa sœur.

    — Non, objecte-t-elle en retirant la sienne. Ça va aller, ne te fais pas de souci, André. J’éprouve moins de colère, mais plus de la déception et de l’amertume. Même nos frères et sœurs ne comprennent pas. Ma Françoise, mon bébé ! Je me serais battue longtemps pour éviter ce drame et voilà qu’elle a succombé à son âge !

    — Succombé ? Tu crois que… ?

    — Je ne sais pas ! Elle avait juste treize ans quand c’est arrivé ! Elle était si naïve et si gênée ! Jamais Françoise n’adressait la parole aux garçons, seulement à ses frères. Coïncidence ou non, ça aurait eu lieu un mois après l’arrivée des hommes engagés. J’en ai la certitude. Même s’ils se montraient tous gentils et respectueux, Françoise restait loin d’eux. Elle les craignait. Elle avait peur de tout, sauf des animaux de ferme. Tout cela est si…

    Pauline ouvre ses mains devant elle dans un geste d’incompréhension.

    — Je sais, c’est si absurde, conclut André. Aussi étrange que cela paraisse, tout le monde se sent coupable et personne n’est véritablement ciblé. Pourtant, il ne s’est pas fait tout seul, cet enfant-là ! Sur les cinq hommes, j’en ai interrogé quatre et aucun n’avait le comportement d’un violeur. La plupart étaient des pères de famille, sauf un qui n’avait que dix-neuf ans et était trop simple d’esprit pour comprendre ces choses-là. Quant au dernier, je sais qu’il vivait des moments difficiles à cette époque. Sa femme a accouché prématurément de leur cinquième enfant, qui est décédé par la suite en septembre, je crois. Qui d’autre aurait pu faire ça ?

    André et Pauline portent leur tasse à leurs lèvres simultanément.

    — Françoise adore l’école, murmure Pauline en souriant, le regard au loin. Je sais qu’elle a hâte d’y retourner. Elle passait des heures à lire, je te l’ai dit ? Il fallait que je la chicane le soir pour qu’elle se couche.

    André acquiesce, ému par les souvenirs de sa sœur.

    — À son retour, je lui achèterai de nouveaux livres, poursuit Pauline avec la certitude que sa fille reviendra.

    — J’en suis convaincu ! l’encourage vivement André.

    Il échange un sourire avec sa sœur avant de reprendre une gorgée de thé.

    — Tu l’as vu ? demande Pauline après quelques secondes en levant les yeux au-dessus de sa tasse.

    — Qui ? Françoise ou… le bébé ?

    — Le bébé. Je ne me suis pas informée avant, j’étais trop bouleversée. C’était une fille, tu as dit ?

    — Oui. Une toute petite fille.

    — Alors ?

    — Elle ressemble un peu à Françoise, explique André, tête basse. Je lui ai jeté un coup d’œil avant que la religieuse ne l’emporte. D’après elle, la petite sera adoptée rapidement. Parce qu’un enfant « pris en élève », ce n’est pas toujours drôle. Les orphelins sont parfois engagés pour s’occuper des travaux les plus exigeants sur une ferme. Les filles ne subissent guère un meilleur traitement.

    Pauline hoche la tête tout en sirotant son thé.

    — Je ne souhaite pas de mal à cette enfant, mais… il aurait été préférable que Françoise fasse une fausse couche, finit-elle par dire. Ça serait passé inaperçu. Elle aurait saigné un peu sans savoir qu’elle était enceinte et la vie aurait continué comme avant.

    André observe sa sœur avec incertitude.

    — Naturellement, si la Divine Providence en avait voulu ainsi, mais… Je ne connais pas grand-chose là-dedans. Même si ça arrive quelquefois sans préavis, une fausse couche ne se commande pas comme ça.

    — Non, à moins de…

    Pauline baisse la tête et se mord la lèvre inférieure. Comment peut-elle discuter d’une fausse couche provoquée avec un frère prêtre sans s’attirer les foudres de l’Église ?

    — À moins de quoi, Pauline ? s’inquiète André devant sa curieuse expression.

    Sa sœur se sent tout à coup mal à l’aise. Elle ne pourra jamais lui avouer qu’elle aurait pu quérir les services d’Éléonore, une vieille sage-femme qui vit dans la région de Magog, si elle avait appris la nouvelle dès le début pour la grossesse. Pour protéger sa fille et son honneur, elle l’aurait fait sans égard pour quiconque.

    — Laisse tomber, André, esquive-t-elle avec un haussement des épaules. Je divague, des fois.

    Sans la quitter du regard, André poursuit son sermon.

    — Les épreuves font partie de la vie, Pauline. Dieu se montre clément ! Il nous pardonne et…

    — Le pardon est la seule réponse possible, surtout lorsqu’on ne peut plus rien changer, pas vrai ?

    Sur ces dernières paroles, Pauline se lève. Elle vient de mettre un terme à la conversation. Au même moment, les aboiements de Merlin annoncent l’arrivée du cadet, Marc. Âgé de dix-sept ans, l’adolescent se montre le plus actif des trois fils et aussi le plus impliqué à la ferme.

    — Oncle André ! Je ne savais pas que tu nous visitais !

    Les joues rosies, Marc continue sans attendre sa réponse.

    — Mon oncle, viens voir le dernier veau ! Il est arrivé hier soir.

    — Désolé, Marc, explique André en désignant sa soutane, j’ai oublié mon parapluie.

    — Ben, on en a un !

    Touché par l’attitude de son neveu, il ne peut se résoudre à refuser sa demande.

    — Bon, d’accord, je m’y rends avec toi, mais… quelques minutes seulement ! Je dois absolument retourner à Sherbrooke pour le dîner. Monsieur le curé Giroux m’attend pour poursuivre nos activités de la Semaine sainte.

    André regarde sa sœur, qui se met en frais de préparer le repas de ses trois fils. Dans un bruit de casseroles, Pauline ne s’occupe déjà plus de son frère.

    — Pauline, entame André. Je… je vais partir tout de suite après ma visite à l’étable. Si j’ai d’autres nouvelles de Françoise, je t’en fais part aussitôt. Je te laisse ceci.

    Il hésite, puis dépose la lettre de sœur Pascale sur la table.

    — Très bien et à bientôt, André, répond-elle sur un ton évasif. Si tu vois le curé Biron, dis-lui que j’irai faire mes Pâques demain.

    Pauline ne s’est pas déplacée pour lui faire la bise ni seulement lui jeter un regard. Déçu et peiné, André quitte la pièce derrière son neveu et Merlin.

    Une fois la porte refermée sur son frère, Pauline se retourne vers la table. L’enveloppe qui contient des nouvelles de sa cadette trône bien en vue. André veut-il vraiment qu’elle la relise ? À quoi bon ? Françoise va revenir et tout va continuer comme avant. Tout effacer, ne plus se souvenir afin de garder la tête haute. Ne jamais fléchir, voilà la règle. Pauline a fait face à l’adversité et Françoise affrontera la vie à son tour.

    Pauline prend l’enveloppe et, d’un mouvement rapide, la déchire avant de l’envoyer dans les braises du gros poêle.

    Chapitre 3

    5 avril 1948

    Hospice de la Miséricorde, Ville de Québec

    Sœur Pascale promène le bout de ses doigts sur le délicat vélin. Elle aime sa texture souple et docile, ainsi que la fragilité des minuscules veines fibreuses qui absorbent l’encre avec douceur. La feuille lui permet aussi d’étaler avec dextérité des mots qui exprimeront ses pensées les plus profondes. Elle manie cet art à volonté et l’exercice devient un préambule à la prière du soir.

    Elle lève les yeux vers la statuette de la Vierge Marie posée près de sa lampe de table. Selon l’humeur du moment, la Sainte Femme la soutient ou encore lui pardonne.

    Sœur Pascale caresse la page blanche avant de la remplir de sa gracieuse calligraphie, une prose qui concrétisera ses réflexions et qu’elle relira sans doute avec émotion dans le futur. En ce moment, les mots tourbillonnent dans son esprit, où un tumulte assombrit ses moindres pensées.

    « Vierge Marie, aidez-moi à voir clair ! Je me sens si fatiguée… »

    Elle ferme les yeux pour chasser la brûlure qui progresse sous ses paupières. Sa journée ardue et troublante s’est terminée avec l’accouchement de trois jeunes femmes, encore presque des enfants elles-mêmes. L’une d’elles a mis au monde un bébé mort-né à sept mois de grossesse. Ses multiples handicaps ne lui laissaient aucune chance de survie. Le rapide baptême et quelques prières ont fait s’envoler un petit ange de plus vers le paradis.

    D’ailleurs, les risques demeurent tout aussi présents chez les mères en post-partum. En dépit de tous les soins, l’état de Françoise Castonguay ne s’améliore pas. Sœur Pascale se fait du mauvais sang pour l’adolescente qui a accouché il y a plus de trois semaines.

    L’histoire difficile de Françoise a profondément ébranlé sœur Pascale. Le destin a déjà marqué la petite rouquine frêle et naïve par de malencontreuses leçons de vie. Jeune adolescente et orpheline de père, Françoise n’aspire qu’à grandir normalement, entourée de ses proches, sur cette ferme à Stoke. Elle désire poursuivre ses études et devenir infirmière un jour. La religieuse admire l’immense compassion de cette âme si pure, si transparente !

    Après s’être rendue plus tôt à son chevet, la religieuse a tenu à informer l’abbé Cousineau de la situation alarmante de sa nièce. Elle regarde sa montre accrochée à son habit. Si la famille a pris le train cet après-midi, elle ne devrait pas tarder à arriver. Sœur Pascale ignore encore qui accompagnera monsieur l’abbé. Sans aucun doute, sa mère éplorée et peut-être ses grands frères l’assisteront.

    Depuis ce matin, sous l’effet d’une forte fièvre, Françoise s’est agitée dans son lit. Dans sa chemise de nuit trempée, elle criait de douleur. Sœur Pascale a soupçonné une infection de son sang. Les chances de survie de Françoise s’amenuiseront d’heure en heure. Au contact des doigts glacés de sœur Pascale, Françoise a posé sur elle un regard déjà vide. La jeune fille s’est mise à balbutier, déclarant se souvenir de tout. Sœur Pascale n’a su comment interpréter ses paroles prononcées sous l’effet du délire.

    — Françoise, que veux-tu dire par « te rappeler tout » ? lui a-t-elle demandé en se penchant près de son visage étiolé. Parles-tu du… viol ?

    Entrecoupée de gémissements, la respiration de Françoise s’est accélérée.

    — Oui, a-t-elle murmuré.

    Françoise aurait-elle conservé quelques fragments de souvenirs de ces moments, alors que ce traumatisme a semblé effacer de sa mémoire chaque instant de ce crime ? Sœur Maria doute qu’un tel acte de violence soit survenu. Cependant, sœur Pascale peut lire dans ses parturientes, décoder leurs gestes et leurs paroles qui peuvent trahir un indice, même infime. L’abbé Cousineau lui a fait part brièvement de ses soupçons. Elle admet donc la possibilité que Françoise ait été victime d’un inconnu à la ferme, au début de l’été dernier. Le récit l’a bouleversée, d’autant plus qu’aucune enquête n’a été amorcée par la suite, par crainte de préjugés.

    À la lumière de cette agression, Françoise lui a avoué ce matin se rappeler un détail, pourtant incongru.

    — Il m’attendait dans l’ombre ! a-t-elle crié. C’était lui, je l’ai reconnu ! Il s’est jeté sur moi et… la main du diable m’empêchait de respirer !

    Françoise a poursuivi son délire en y mêlant les animaux de la ferme, transformés en démons

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