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L' HOMME QUI FUYAIT
L' HOMME QUI FUYAIT
L' HOMME QUI FUYAIT
Livre électronique321 pages4 heures

L' HOMME QUI FUYAIT

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À propos de ce livre électronique

Deux personnages antinomiques:David, jeune homme timide, indécis, qui étudie le piano et rêve d’écrire un roman et Octave, bourlingueur, coureur, cynique et sûr de lui. L’un sauve la vie de l’autre…pour mieux l’empoisonner. Entre les deux, l’apaisante Rachel, jeune pianiste dont David est éperdument amoureux. Ce roman palpitant aux échos de violence, d’amour, de manipulation et de lâcheté met en lumière la dangereuse paralysie que peut entraîner la recherche d’excellence chez l’être qui se déçoit constamment lui-même.
LangueFrançais
Date de sortie9 sept. 2013
ISBN9782894556672
L' HOMME QUI FUYAIT
Auteur

François Lavallée

François Lavallée est traducteur agréé et diplômé en traduction à l’Université Laval où il est également professeur. Son premier recueil de nouvelles, Le tout est de ne pas le dire, est paru aux éditions Triptyque en 2001. Dans le présent ouvrage, il continue d’explorer l’âme humaine à travers des situations quotidiennes -- parfois fantastiques -- toujours avec un style riche et personnel qui manifeste son amour de cette langue avec laquelle il travaille tous les jours.

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    Aperçu du livre

    L' HOMME QUI FUYAIT - François Lavallée

    plaisir

    Première partie

    David

    I

    Trois filles

    J’ai l’habitude de coter les films et les livres. Une note sur dix pour les films, sur cinq pour les livres. Parfois, j’ai l’impression que cette manie de coter les œuvres m’empêche de goûter ce qu’elles ont d’essentiel et d’unique.

    C’est sans doute pour cela que je ne cote pas les filles.

    J’ai déjà essayé. Cela a commencé, comme il se doit, à l’adolescence. Assis au pied d’un orme sur les plaines d’Abraham avec un ami, voyant défiler, au loin comme à deux pas de nous, dans un manège incessant, jupes, chandails moulants et cheveux longs, je lui avais proposé le jeu. « On donne une note aux filles, sur dix. » Juste pour voir si nous aurions les mêmes goûts, les mêmes perceptions. Aussi un peu, je crois, pour jouir davantage de leur beauté.

    Mais rapidement, j’avais déchanté. Coter une fille, c’est trop complexe.

    Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles qui ont une lumière venant de l’intérieur.

    Les premières le savent. Elles voient depuis leur puberté les garçons puis les hommes se tourner vers elles, les fixer du regard, effrontément, subrepticement ou amoureusement, et elles savent qu’il leur suffit d’un maquillage efficace, d’une coiffure étudiée, d’une mimique magique pour se faire dire : « Comme tu veux. » Qu’elles usent de ce pouvoir par calcul ou instinctivement, peu importe. Le soleil ne craint pas la vanité de savoir que tout tourne autour de lui : il n’a jamais connu le monde autrement.

    Quant aux secondes, on en voit une, une fois, et on a honte d’avoir appelé « beauté » ce qui n’était que mystification chez les premières. On dit que les plus belles filles sont celles qui s’ignorent. Certes, mais une fille ne peut ignorer longtemps la lumière qu’elle allume dans tous les yeux masculins. Sauf que celles-ci n’en perdent pas, en quelque sorte, leur virginité. C’est un mystère. Un don reçu à la naissance, aussi arbitraire et injuste que la protubérance du bossu, qui fait que la beauté semble avoir élu domicile chez elles et coller à chacun de leurs gestes et de leurs états, qu’elles soient souriantes, pensives, enjouées ou même fâchées.

    C’était une fille comme ça qu’il y avait, à deux tables de moi, sur ma droite, le jour où commence mon récit, dans un coin du Temps perdu, sur la rue Myrand. En fait, il y avait trois filles à la table. J’entendais ce qu’elles disaient par bribes seulement. La fille dont je parle, c’était la blonde aux cheveux lisses. Cependant, c’était sa voisine de gauche que j’entendais le mieux, à cause de l’angle où elle se trouvait. Une fille bien bâtie aux cheveux châtains courts.

    Après quelques minutes d’écoute aussi clandestine que constante, j’ai fini par comprendre qu’elle s’appelait Rachel. La blonde. Déjà, ce nom me plaisait. Rachel. Comme je me voyais finir la soirée avec elle ! Aller n’importe où, avec elle. Avoir ses yeux juste pour moi. J’aurais aimé avoir le courage de me lever, de la dévisager sans l’effaroucher, de lui proposer de partir avec moi, puis la voir quitter ses amies, sa table, son monde entier pour m’accompagner.

    Je me mis à penser à Virginie. Ma voisine de quelques maisons. J’étais tombé amoureux d’elle à six ans. Je l’ai perdue de vue à dix. Elle aussi était blonde. Pendant ces quatre années, j’ai dû penser à elle tous les jours. Or, jamais elle n’aura su qu’un cœur masculin a battu pour elle pendant si longtemps, si jeune.

    Ou si elle l’a su, c’est par cette intuition qu’on prête aux femmes, et que j’aurais bien voulu voir remplacer, durant cette drôle de vie amoureuse, par un peu plus d’initiative.

    Car de l’initiative, moi, je n’en ai pas. C’est le contraire. En fait, j’ai l’initiative du retrait.

    Mes trois filles semblaient justement parler d’amour, ou plutôt de liaisons amoureuses. Des garçons qu’elles avaient connus, probablement, voire de ceux qu’elles fréquentaient encore, ou de ceux dont elles rêvaient.

    La troisième semblait un peu plus âgée que les deux autres, ce qui lui donnait presque la trentaine. En fait, ce n’était pas tant par ses traits physiques que par son attitude que je pouvais percevoir la différence d’âge. Un peu moins de candeur, peut-être, remplacée non pas encore par un désabusement, mais par un début de mûrissement. C’était fin et attirant.

    Mais Rachel avait indéniablement le plus beau sourire, et des yeux pétillants qui m’hypnotisaient. Et un petit haut juste assez moulant, sans être vulgaire, qui mettait en valeur son petit pendentif et qui faisait triompher la soie de ses épaules.

    Je regardai ailleurs. Rachel n’était pas pour moi. Pas plus que Virginie, pas plus que toutes les autres qui, dans ma courte et trop longue vie, avaient croisé mon chemin sans que je lève le petit doigt. Elle était pour son petit copain, sans doute un mâle qui n’avait pas peur de nommer et d’assumer son sexe, peut-être écervelé, peut-être inconscient, peut-être sans manières, mais qui avait l’avantage, devant une fille, d’avoir un corps magnétique et de ne pas se poser de questions.

    Lorsque je ramenai mon regard vers la table des trois filles, je vis que la troisième avait remarqué mes coups d’œil furtifs. Ce fut à partir de ce moment une sorte de jeu de cache-cache. J’étais seul à ma table et leur conversation m’intéressait, alors il était difficile pour moi de faire comme si elles n’étaient pas là. L’enjeu devint rapidement de savoir lequel des deux surprendrait le regard de l’autre. Instinctivement, je me mis à compter les points. Je regardais distraitement au fond de la salle pendant une période étudiée, puis je lorgnais de son côté, espérant qu’elle soit déjà en train de faire de même.

    J’avais beau multiplier mes savants calculs, elle me battait à plates coutures. Et de toute façon, elle, elle ne semblait pas avoir peur que je remarque qu’elle me regardait.

    Minuit approchait. Il était sans doute temps pour moi de partir. Exeunt les fantasmes de rencontre, les yeux bleus et les yeux verts, mon lit m’attendait dans une nuit faite pour les autres.

    C’est à ce moment que la troisième fille, celle qui avait gagné à cache-cache, me fit signe de venir.

    Je regardai autour ; non, c’était bien à moi qu’elle s’adressait.

    Je me composai un sourire béat qui se voulait détendu et je m’approchai de la table. Celle qui m’avait fait venir prit la parole.

    « Tu aimes ça, nous regarder ?

    — Moi ? Je… non, je… »

    Il faisait chaud.

    « Moi, c’est Judith. »

    Je ne savais pas trop si je devais lui serrer la main, l’embrasser ou me sauver par la fenêtre. Il y eut un silence où je fus bien obligé de répondre :

    « Moi, c’est David. »

    Elle reprit aussitôt :

    « David. Parfait. Écoute, David, on a quelque chose à te demander. »

    J’aurais encore pu déguerpir, mais stupidement, je me disais qu’il était trop tard, en vertu de je ne sais quel raisonnement boiteux.

    « On voudrait savoir : laquelle de nous trois t’attire le plus ? »

    Je n’arrivais pas à deviner, ni dans son intonation ni dans son expression du visage, dans quel but ou dans quel esprit elle me posait cette question. Ce qui aurait pu être au mieux un simple jeu, au pire un conflit de coquettes, ne me paraissait ni amusant ni méchant. Les filles semblaient à la fois en harmonie et légèrement tendues.

    De mon côté, je n’avais envie ni de m’amuser, ni de jouer à Pâris, à qui l’on avait enjoint de désigner celle à qui était destinée la pomme dite, depuis lors, de discorde.

    « Vous avez trop bu, les filles. Vous êtes belles toutes les trois. Bonne fin de soirée ! »

    Elles se mirent à deux pour me retenir. Je ne détestai pas ça. Judith me jeta un regard si profond, avec ses yeux verts, que les miens furent éblouis. Je ramollis.

    Elle mit la main sur mon bras. Ses yeux d’émeraude et sa crinière bouclée exerçaient un magnétisme dont elle savait manifestement se servir depuis quelques années déjà. La divine blonde mit à son tour calmement sa main sur le bras de sa comparse, comme pour freiner son élan. Je ne comprenais rien. Judith retira sa main fébrile sans me quitter des yeux, fit signe à la troisième fille d’aller chercher ma McEwan’s restée sur ma table et me fit asseoir à côté d’elle d’un geste aussi ferme que doux.

    « Allez, essaie un peu… On te demande juste de dire laquelle de nous trois tu trouves la plus belle.

    — Pourquoi ?

    — Laquelle ? » insista-t-elle en me fixant. J’étais au bord du décollement de rétine.

    Je les regardai toutes les trois, Rachel plus furtivement que les autres. Elles ne semblaient pas malintentionnées. Cela n’avait pas l’air très catholique, mais cela ne ressemblait pas à un coup monté non plus. Je me remis à penser à mes petits jeux de notation de filles, à mes cotes de livres et de films, et pendant un instant, je me dis qu’après tout, ce qu’elles me demandaient là n’était pas si terrible.

    Judith avait un assez beau visage et des yeux qui avaient la force d’un glacier, mais il lui manquait la candeur qui irradiait de Rachel. Ses cheveux bouclés étaient tout ce qu’il y avait de plus envoûtants, mais leur noir teint, si efficace fût-il, trahissait un genre d’inquiétude qui, malgré la forte présence sensuelle de son corps, la classait obligatoirement au deuxième rang. Elle était manifestement la plus dynamique du groupe. Elle interrompit ma réflexion par une question directe :

    « Tu commences par moi ? Tiens, disons sur une échelle de un à dix, combien tu me donnes ?

    — Non, non, non ! Les échelles de un à dix, je n’embarque plus… euh ! je n’embarque pas là-dedans. »

    Je me mis à la regarder avec plus d’assurance. Elle se donnait à mon regard, sans pudeur ni exhibitionnisme. Mais mon esprit tout entier était occupé par Rachel, à la limite de mon champ de vision. Pour sûr que la plus belle était Rachel. Elles le savaient toutes, comment aurait-il pu en être autrement ? Tout le café le savait. Allais-je trouver le courage de le dire, de me découvrir ? Si oui, il fallait à tout le moins, pour ne pas blesser les autres, faire preuve de délicatesse, que ça ne paraisse pas trop comme une évidence. Que j’aie l’air d’hésiter. Il fallait que je me donne du temps.

    « Si vous commenciez par vous présenter ? Toi, c’est Judith… »

    Je devais faire semblant de ne pas connaître le nom de celle qui avait la plus belle voix de toutes. Quant à la dernière, elle s’appelait Marie-Neige.

    Judith reprit l’initiative.

    « Procède par élimination, peut-être ? »

    Cela m’allait. Cette méthode retardait en effet au maximum le moment où j’allais devoir aboutir. Je devais commencer par n’importe qui, sauf Rachel. Je regardai sa voisine de gauche. Marie-Neige. Quel drôle de nom pour un visage si carré. Marie-Neige n’avait pas grand-chose de féminin. Elle était du genre nageuse est-allemande de l’époque de la guerre froide. La franchise peut-elle aller jusqu’à dire à une fille : « Tu es trop masculine, il y a des gens qui aiment ça, mais pas moi ? »

    Je me tournai vers Judith. Ses yeux verts me tenaient. Je ne pouvais rien lui dire à elle non plus.

    Et Rachel. Rachel, enlève-moi ! Sauve-moi ! Dis-moi que c’est toi qui m’as remarqué, que c’est toi qui as lancé ce petit jeu pour savoir si tu m’attires autant que je t’attire ! Laisse tomber ton masque, fais cesser mes souffrances, dis à tes amies de s’en aller, ou alors de rester ici et lève-toi, prends-moi par la main, fais-moi ce beau sourire, fais chanter encore ta petite voix légèrement rocailleuse qui s’accroche un peu entre tes dents et tes lèvres avant de se perdre dans l’air ambiant, pendant que mon oreille cherche à ramasser tout ce qu’elle peut pour la savourer à son gré, Rachel, viens au secours de celui qui ne te regarde pas !

    « Alors ? » C’était la voix froide de Judith me ramenant sur le plancher des vaches.

    « Écoutez, c’est pas compliqué, pas besoin d’aller par quatre chemins, la plus belle, la plus belle de vous trois… c’est Marie-Neige. »

    Les deux autres filles eurent un mouvement de recul isolant Marie-Neige, qui fit retentir un éclat de rire nerveux.

    Marie-Neige se leva et me tendit la main.

    « Viens…

    — Mais… »

    J’étais pris à mon propre jeu. Une fois de plus, mon incapacité à dire m’avait empêtré dans je ne sais quelle histoire. L’attitude de Marie-Neige n’admettait pas d’hésitation. Ni d’ailleurs son gabarit.

    Je ne jetai même pas un coup d’œil à Rachel, que mon cœur, resté sur la table entre ses deux poignets délicats, continuait de fixer désespérément.

    II

    Marie-Neige

    « Alors, dis-moi, c’était un pari stupide ? »

    Marie-Neige pouffait de rire. Je la trouvais ridicule, avec ses épaules larges comme ça et son bouton rouge et blanc sur le front. Je me trouvais ridicule aussi. Dans le café, au chaud et à la lumière, il y avait une dénommée Rachel que je ne reverrais probablement plus jamais, et moi, j’étais avec une parfaite inconnue au physique de gorille dont le rire étouffé se mêlait au bruit de nos pas dans la neige fraîche, et au lieu de la planter là pour rentrer au Temps perdu en criant « Rachel ! C’est avec toi que je m’en vais ! », je la laissais me tenir le bras, je la suivais en grelottant. Je n’avais même pas attaché mon manteau.

    « Tiens, arrange ça », fit-elle d’un air narquois en replaçant mon foulard pour ensuite fermer mon manteau. J’écartai violemment ses bras.

    « Ça suffit ! À quoi ça rime, tout ça ? »

    Elle planta son visage rougeaud devant moi, penaude, et comprit qu’il lui fallait s’expliquer.

    « Oui, c’était un pari. »

    Et je l’avais perdu.

    « Judith te trouvait de son goût. Rachel aussi. Elles ont décidé de te laisser choisir. Moi, je n’avais aucune chance, mais elles m’ont incluse dans le jeu par délicatesse. »

    Elle repartit à rire :

    « Et c’est moi que tu as choisie ! »

    C’était assez. Je fis demi-tour. Je n’aurais jamais le courage d’aborder Rachel après une telle mascarade, mais au moins, rien ne m’obligeait à supporter ce dépôt de stéroïdes. Elle me harponna l’épaule avec sa main de cyclope.

    « Pas si vite ! Je t’ai gagné, tu es à moi jusqu’à la fin de la soirée !

    — Je suis pas à toi. Vous avez joué à un jeu ridicule et il est plus de minuit. Meilleure chance la prochaine fois ! »

    Il faut dire – l’avais-je mentionné ? – que Marie-Neige était bien baraquée. Elle se plaça en face de moi en me tenant par les épaules. Elle ne dit pas un mot, mais aussi absurde que cela puisse paraître dans la situation, je sentis qu’il serait cruel de l’abandonner ainsi. Elle me demanda doucement :

    « Allez… on marche un peu ? »

    Il était tard, mais personne ne m’attendait. Et puis, qu’on s’intéresse à moi, cela ne m’était pas si désagréable.

    Une neige légère tombait sans conviction. Le temps était humide et doux. Histoire de montrer un peu de bonne volonté, j’entamai la conversation :

    « Tu veilles toujours aussi tard le dimanche soir ?

    — J’ai pas d’entraînement le lundi.

    — D’entraînement ?

    — Je fais de la natation. »

    Je faillis m’étouffer avec ma salive. De la natation ! J’avais misé juste, à moitié. À moitié seulement, car elle n’avait pas d’accent allemand. Elle ne vit pas mon large sourire dans l’obscurité.

    « Heu… tu fais de la compétition ?

    — Je me prépare pour les prochains Olympiques.

    — Les prochains Olympiques ? Wow… »

    Je n’en dis pas plus et je contemplai le vide. Ce mot-là, « Olympiques », avait pour moi une puissance de réverbération qui pouvait m’occuper longtemps.

    Nous étions dans le parc à côté du café. Nous nous assîmes pour garder le silence quelques instants. Curieuse sensation que de contempler la neige qui tombe en se demandant si elle ne devrait pas faire du bruit.

    Il faisait nuit noire. L’obscurité et le silence aidant, dans l’air froid de l’hiver, il s’installait entre Marie-Neige et moi une sorte d’intimité. Sa voix n’était pas féminine comme celle de Rachel, mais elle ne manquait pas de musique. Elle me faisait penser à une pièce de Bach, un genre de morceau sans prétention qui révèle son charme dans la durée et non dans le tape-à-l’œil, une musique qui ne devient musicale qu’à condition que l’interprète soit musicien. Mon piano prenait tout mon temps et toute mon énergie, et ma tendance à l’isolement faisait le reste. Marie-Neige et moi avions déjà un point en commun qu’elle ignorait. S’exercer à son instrument jour après jour pour atteindre la perfection, c’était mener une vie de moine, tout comme s’entraîner pour les Olympiques.

    Encore ce mot magique. Quel mot bizarre, ancien, triomphant, rempli de gloire, un mot qui dit « sommet », non seulement parce qu’il nous ramène à l’Olympe, non seulement parce qu’il nous renvoie aux champions du monde, mais aussi dans sa forme, je ne sais trop, peut-être sa finale en « -pique » qui évoque elle-même une pointe. Une pointe, c’est tellement petit qu’on ne peut y tenir que seul. Pas de place pour deux au sommet. C’est ainsi qu’ironiquement, un mot qui parle du plaisir de se mesurer – il faut être deux pour se mesurer – présage déjà la solitude du vainqueur.

    Mais est-on vraiment seul quand on est le meilleur ? Tout le monde vous regarde, quand vous êtes le meilleur. Tout le monde est là, tout le monde vous veut, tout le monde vous attend.

    On est tout, sauf seul, quand on est le meilleur.

    Il fallait que je le dise :

    « Mon père aussi, il a fait les Olympiques.

    — Non ! Ton père ?

    — Oui, oui.

    — Quelle discipline ?

    — Course à pied.

    — Et aujourd’hui, qu’est-ce qu’il fait ?

    — Il… il est décédé. »

    J’avais hésité à répondre, non parce que cette idée m’était douloureuse, mais parce que je ne voulais pas la mettre mal à l’aise. Elle ne répondit pas. Ce silence créait un genre d’ouverture, et je sentis l’envie de lui en dire plus.

    « Un accident terrible. À ce qu’on m’a raconté. Un jour d’hiver, pendant qu’il se promenait rue Saint-Jean, il a vu une jeune mère échapper une poussette dans la pente de l’avenue Honoré-Mercier, qu’on appelait « côte Dufferin » à l’époque. La mère avait un autre petit enfant dont elle n’osait pas lâcher la main pour courir après la poussette. Voyant une Jeep se diriger droit sur le bébé, il s’est élancé pour le sauver… il a eu juste le temps d’écarter la poussette, mais il s’est fait happer par la Jeep…

    — C’est tragique. »

    Oui, c’était tragique, mais j’étais fier de mon père. J’étais fier que sa vie se soit terminée par un acte de bravoure.

    « Tu sais, s’il n’avait pas été si bon coureur, il n’y serait pas arrivé. »

    Et s’il n’avait pas été si bon coureur, il serait sans doute encore de ce monde.

    Je me sentais tout petit dans la nuit, enveloppé par ces millions de flocons de neige. Chaque fois que je pense à mon père, malgré mes vingt et un ans et mes six pieds deux, je me sens si petit. Le silence me parut trop long. Je voulais changer de sujet, mais le mot « Olympiques » ne pouvait me sortir de la tête.

    « C’est sûr, que tu vas faire les Olympiques ?

    — En fait, je suis plus sûre du tout.

    — Ah ? La concurrence est féroce ? »

    Elle fit une moue pour me signifier que je n’y étais pas du tout.

    « Les Olympiques, c’est un écran de fumée. C’est de la frime.

    — Tu veux parler du dopage ? »

    J’avais entendu mille fois cette critique. Je la détestais. Il me semblait chaque fois devoir défendre la mémoire mon père. Je suis sûr que mon père n’a jamais pris d’anabolisants ni rien du genre. Ma mère me l’avait répété un million de fois. Mais en notre ère de cynisme, tout le monde me répondait toujours par un petit sourire sceptique chaque fois que le sujet venait sur le tapis. Je ne pensais pas devoir revenir sur la question avec une olympienne. En fait, ça me dérangeait royalement.

    « Bof… le dopage… »

    Je tournai ma tête vers elle. Comment ça, « bof, le dopage » ?

    « Ça… ça te dérange pas, le dopage ?

    — Oui, ça me dérange, bien sûr, mais au fond, tu sais, le problème de l’olympisme, il est pas là. »

    Je n’avais aucune idée de l’endroit où pouvait se situer le problème de l’olympisme en dehors du dopage, mais sa phrase me soulagea profondément dans un premier temps. Tout de suite après, cependant, il me fallut bien poser la question :

    « Euh… il est où, dans ce cas-là ? »

    Elle poussa un long soupir.

    « Penses-y un peu. Prenons un athlète qui se dope pas du tout. Rien. Pas de stéroïdes, pas de somatotropine, rien. On dit qu’il est propre, non ? Bon. Mais propre, ça veut dire quoi ? De toute façon, le champion, il fait tout pour être le meilleur. Tout son régime de vie est conditionné par la performance. Il y a des drogues qui améliorent la performance, mais même si on ne prend pas de drogue, on prend des protéines, des minéraux, on évite les aliments vides, bref, en un sens, on traite encore notre corps comme une machine et on l’huile uniquement pour la compétition. »

    Je ne voyais pas ce qu’il y avait de mal à cela.

    « Mais ça, c’est rien, on s’entraîne comme des fous, on fait de la musculation, on développe nos réflexes, on exerce nos poumons, on fait de la piscine six heures par jour… Dis-moi, trouves-tu qu’on est vraiment des humains, après cela ? Je veux dire, des humains normaux ? Autrement dit, est-ce qu’on peut être propre et vraiment humain à la fois ?

    — Mais Marie-Neige… bien sûr que vous êtes normaux… Je veux dire, non, pas normaux dans le sens de moyens, mais justement, vous êtes meilleurs…

    — Ben oui, on est meilleurs. Et ça veut dire quoi, que je sois meilleure ? Ça veut juste dire que je me suis entraînée plus longtemps que les autres. Que je me suis fait chier jour après jour à jamais me satisfaire de ce que j’étais.

    — Mais… la piscine… tu dois aimer ça, non ?

    — Peut-être, oui,

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