Racines de faubourg, tome 3: Le retour
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À propos de ce livre électronique
Sophie-Julie Painchaud
Sophie-Julie Painchaud est née le 19 juillet 1973, à Montréal. Très tôt, elle s'intéresse à l'histoire des États-Unis, à la politique, à la littérature et aux sports de salon. Elle étudie l'histoire à l'université de Sherbrooke et exerce par la suite différents métiers: recherchiste pour un cours sur l'histoire des femmes au Québec, ressource humaine spécialisée au MBA, recherchiste pour une compagnie de jeux vidéo. Elle décide finalement de se laisser aller à son vice caché, l'écriture, pour la première fois en 2005 lorsqu'elle publie son premier roman intitulé Il fallait que ce soit moi (Éditions JCL). C'est avec une conscience sociale bien aiguisée et un humour désopilant qu'elle écrit; la série Racine de faubourg. Mais l'auteur n'a pas écrit son dernier mot...
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Avis sur Racines de faubourg, tome 3
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Racines de faubourg, tome 3 - Sophie-Julie Painchaud
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SOPHIE-JULIE PAINCHAUD
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É D I T E U R
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Painchaud, Sophie-Julie, 1973-
Racines de faubourg
Sommaire : t. 1. L'envol — t. 2. Le désordre — t. 3. Le retour.
ISBN 978-2-89455-320-6 (v. 1)
ISBN 978-2-89455-361-9 (v. 2)
ISBN 978-2-89455-400-5 (v. 3)
I. Titre. II. Titre : L'envol. III. Titre : Le désordre. IV. Titre : Le retour.
PS8631.A36R32 2010 C843'.6 C2010-940707-5
PS9631.A36R32 2010
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Gouvernement du Québec — Programme de crédit d'impôt pour l'édition de livres — Gestion SODEC
© Guy Saint-Jean Éditeur inc. 2011
Conception graphique : Christiane Séguin
Révision : Alexandra Soyeux
Dépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Bibliothèque et Archives Canada, 2011
ISBN : 978-2-89455-400-5
ISBN ePub : 978-2-89455-403-6
ISBN PDF : 978-2-89455-438-8
Distribution et diffusion
Amérique : Prologue
France : Volumen
Belgique : La Caravelle S.A.
Suisse : Transat S.A.
Tous droits de traduction et d'adaptation réservés. Toute reproduction d'un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou microfilm, est strictement interdite sans l'autorisation écrite de l'éditeur.
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Imprimé et relié au Canada
Remerciements
À Jean-René, encore et toujours. Quelqu’un a déjà dit — et ceux qui connaissent mes goûts en matière de séries télé sauront de qui je parle: «Entourez-vous de gens brillants qui vous poussent toujours à être meilleur». Tu es certainement la personne la plus brillante — et la plus drôle — que j’ai jamais connue. J’espère être en mesure de m’élever là où tu me vois déjà. Je t’aime.
À Guillaume et Dominic, mes deux merveilleux enfants. J’espère de tout mon cœur pouvoir vous donner envie de vous élever là où vous êtes capables d’aller. Vous êtes exceptionnels. Ne l’oubliez jamais.
À mon père, Antoine. Un très gros merci pour les souvenirs ayant donné vie à cette histoire et à ceux, encore plus importants, que nous amassons en tant que père et fille. Puissions-nous continuer d’en amasser en faisant le tour des stades de baseball d’Amérique du Nord.
À ma mère, Francine. Il n’y a pas de mots pour décrire le lien qui nous unit depuis toujours. Peu importe la provenance de mes souvenirs, tu en fais toujours partie. Merci pour les mots d’encouragement, les rires, les parties de cartes et le divan lorsque je dois dormir à Montréal. Puisses-tu un jour te regarder avec mes yeux.
À Andrée et René Couture : avec les années, votre demeure est devenue pour moi un havre de paix, un refuge nécessaire à mon bon fonctionnement. Merci de m’y faire sentir la bienvenue. Je vous aime beaucoup.
À ma famille, biologique et par alliance. Merci pour votre présence, appréciée plus que j’arriverai jamais à l’exprimer. Et plus particulièrement, un gros merci à Daniel Noël, Doris Noël et Hélène Théroux. Lorsque je veux savoir qui être pour mes filleuls, c’est vers vous que je regarde.
Tout le monde chez GolemLabs. Merci de m’avoir fait une petite place. Vous êtes mon illusion de normalité — dans la mesure où Golem peut être normal; il y a quand même un bébé chèvre dans le bureau au moment où j’écris ces lignes —, en plus d’être ma source inépuisable d’inspiration comique. Je vous en suis très, très reconnaissante.
Huge thanks to the Garritano family. This book was written, in part, in front of the ocean in South Carolina and I will never forget that you made this possible for me. And Maria, thanks for sending me to Coconut Joe’s.
Salutations à mon amie Michelle. Presque vingt ans d’amitié! Il y aura toujours un bol de poutine pour toi chez nous.
Merci infiniment à toute l’équipe chez Guy Saint-Jean Éditeur. Je suis arrivée chez vous avec mon histoire et ma vieille photo, et vous m’avez tous accueillie comme si nous nous connaissions depuis toujours. Et quiconque ayant le front de prétendre que plus personne ne prend la peine, de nos jours, d’éditer des manuscrits ne te connaît certainement pas, Sara. Merci pour ton temps et ton énergie.
Aux correctrices ayant travaillé sur Racines de faubourg qui, au-delà de corriger mes fautes parfois dignes d’une élève de troisième année, me poussent à devenir meilleure.
À madame Nicole Durand: où que vous soyez, merci pour tout.
Encore une fois, ce livre est dédié à mes merveilleuses grands-mères, Marie-Louise Painchaud et Simonne Noël. Ma nostalgie n’est jamais nourrie par un passé disparu, mais plutôt par un profond besoin de vous savoir encore avec nous. Je vous aime.
img2img3img4img5La vie est faite de misère, de solitude et de souffrance.
Et elle se termine beaucoup trop tôt.
Woody Allen
Prologue
Qui a déjà dit que vieillir, au fond, n’est pas autre chose que de n’avoir plus peur de son passé ? Les regards échangés, alors que Patrick Flynn, Paul-Émile Marchand, Adrien Mousseau et Jean Taillon continuent de parler, de raconter, prouvent leur compréhension toute nouvelle de cette maxime. Leurs sourires, presque intimidés, au début, devant la tâche considérable de raconter l’histoire pour ce qu’elle fut vraiment, se détendent à mesure que les années s’inclinent devant ce qu’ils sont devenus; devant un présent qui n’appartient qu’à eux et qu’ils savent reconnaître pour ce qu’il est; pas un passé qu’ils auraient maquillé, modifié pour ne pas avoir à y faire face.
Rendus à mi-chemin de leur existence, tous les quatre réalisaient que celle-ci n’était pas plus facile qu’à l’époque de leurs jeunes années. Souvent par leur propre faute, qu’ils l’aient voulu ou non. Et ce constat était suivi, inévitablement, par des remises en question.
Pourquoi continuer un mariage empoisonné qui n’aurait jamais dû être célébré au départ?
Pourquoi s’entêter à changer un monde que l’on ne connaît pas, si ce n’est que pour lui donner des airs d’une enfant disparue il y a longtemps et qui ne le connaissait pas davantage?
Pourquoi renier, encore et toujours, des racines qui n’ont jamais su — ou voulu — mourir et qui continuent de grandir dans les yeux d’une femme que l’on n’a jamais pu oublier?
Pourquoi continuer de vouloir oublier un passé en buvant au point de mettre en jeu sa propre vie?
Sauront-ils, tous les quatre, répondre à ces questions? Pourront-ils regarder derrière et voir autre chose que ce qu’ils étaient et qu’ils ne sont plus? Pourront-ils distinguer ce qu’ils auraient voulu être de ce qu’ils ne sont jamais devenus ? Sauront-ils emprunter d’autres chemins que ceux les ayant emportés loin de leurs racines? Le temps est venu, pour eux, d’accepter les faits et de prouver que le passé, tout comme le présent, ne leur fait plus peur. Qu’ils sauront à leur tour s’incliner devant toute une vie bâtie par eux-mêmes. Quelquefois ensemble. Souvent séparément.
Quatre hommes au regard vieilli, au visage ridé et au dos courbé continuent de raconter. Pour ne pas oublier. Pour ne pas être effacés par le temps. Pour prétendre, ne serait-ce que quelques instants, qu’ils vivront éternellement dans la mémoire de rues disparues depuis longtemps.
Chapitre I
1980
1
Jean… à propos de Patrick
Avec le temps, je me suis mis à voir l’année 1980 comme un gros son de cloche. Un dring! de cour d’école faisant savoir à tout le monde que la récréation était finie. Même si ce n’était pas forcément le cas à l’époque — en tout cas, pas pour moi —, les années soixante-dix sont devenues, avec assez de recul pour que l’on s’en ennuie, une caricature de gens soit sur le party, soit occupés à manifester. Et lorsque 1980 est arrivée, c’est comme si tout le monde, tout d’un coup, avait été pris de fatigue. Je sais que c’est stupide et complètement illogique, mais lorsque j’entendais, à la radio, les premières notes de la chanson Do That To Me One More Time ¹, je me sentais comme si c’était l’heure d’aller me coucher. Après dix ans d’un quotidien ressemblant un peu trop à une toune des Sex Pistols — oui, je connais les Sex Pistols; je les aimais bien, comme j’aime bien tous les fauteurs de merde en général —, les gens avaient envie de s’arrêter un peu et de souffler. D’oublier. De passer à autre chose.
Pour être honnête, Paul-Émile, Patrick, Adrien et moi, dans ce récit, aurions très bien pu passer outre 1980, et nous rendre directement à la fin de l’histoire. Mais, bien franchement, il aurait manqué un petit quelque chose. Il aurait manqué ce moment charnière souvent inconnu des autres et insignifiant en apparence, mais qui vient tout faire basculer. Qui nous fait tourner à droite plutôt qu’à gauche, comme l’a déjà dit Patrick en racontant une partie de ma vie dont je n’aime pas trop me souvenir². Pour nous, 1980 fut effectivement chargée de banalités. Le genre de banalités dont on arrive à saisir l’importance seulement après que les années nous ont permis de prendre du recul.
Le reste des années soixante-dix, vous vous en doutez bien, fut extrêmement difficile pour Patrick. En fait, son événement insignifiant mais déterminant n’eut pas seulement lieu en 1980. Il fut 1980. Le 1er janvier, à minuit tapant, Patrick, étendu dans un lit de la Mission Old Brewery³, décida qu’il était temps, enfin, d’abandonner.
En fait, je ne crois pas que abandonner soit le terme exact. Malgré toutes ses difficultés, jamais Patrick ne put se résoudre à laisser tomber le souvenir d’Agnès⁴, pas plus qu’il ne voulait oublier sa volonté de rendre son monde à lui digne de l’amour qu’il lui portait. Mais après douze ans d’échecs et d’humiliations, de culs-de-sac et d’arrestations, Patrick n’avait pas le choix de reconnaître qu’il était, peut-être, aux prises avec un léger problème avec son département de communications. Vers la fin des années soixante-dix, non seulement son message ne passait toujours pas, mais les gens en étaient rendus à ne plus être capables de le voir en peinture. Au Québec, Patrick était marqué au fer rouge, mis à l’index à une époque où tout était toléré. Je me rappelle qu’Adrien avait dit, un jour, qu’il était devenu un has been . En fait, c’était pire que ça. Un has been est agréable à revoir, une fois de temps en temps, que ce soit pour le plaisir de la nostalgie — allô, Mimi Hétu⁵! — ou pour rire des travers d’une époque révolue. À ce stade-ci de l’histoire, les gens voulaient surtout oublier le party des dernières années ayant mal tourné, et Patrick, de par sa seule présence, ne savait que le leur rappeler. Alors, comment s’ouvrir la bouche pour chanter la révolution lorsque le vœu de toute une population était de fermer les yeux et d’avoir la sainte paix? Et soyons logiques, voulez-vous? Si le message n’était pas passé en 68, ses chances de réussite, en 1980, étaient d’une risible utopie.
Ceci étant dit, comment accepter un échec lorsqu’il signifie la défaite d’un grand pan de sa vie? Patrick ne le savait pas et il l’ignorerait encore longtemps. Mais au moins, il pouvait considérer l’étape de la prise de conscience comme étant franchie. Avec amertume. Avec colère, aussi, comme vous pourrez le constater par la suite. Mais au moins, c’était déjà ça de gagné.
Alors que faire, maintenant? Où aller? Et comment s’y rendre, surtout ? À quarante-cinq ans, il sentait, comme nous tous, le temps lui échapper, l’incitant à lui courir après pour rattraper les années perdues, tout en sachant très bien qu’il ne réussira jamais. Et donc, pour la première fois de sa vie, en ce début d’année 1980, Patrick se sentit vieux et fatigué.
Peu après minuit, Patrick prit la décision de me téléphoner. Occupé à célébrer la nouvelle année avec maman Muriel, Lili et Yves, j’avais l’esprit un peu trop embrouillé par le brandy et la dinde pour encaisser le choc de ce premier contact en neuf ans avec mon ami d’enfance; pour bien comprendre, surtout, la cause première de ce coup de téléphone. J’avais aussi le cerveau un peu trop en compote pour me souvenir qu’Adrien et moi avions fait la promesse, en 1971, de laisser notre vieux chum sécher lorsqu’il allait se souvenir de notre existence parce qu’il avait besoin d’aide. Bref, j’avais des airs de fond de tonneau lorsque Yves me déposa, une heure plus tard, à la porte de la Mission pour que je passe y chercher Patrick.
Lorsqu’il me vit arriver, le corps amaigri, le teint blême et le brandy nose bien en évidence, Patrick ne put camoufler le choc que mon apparence physique, à des années-lumière de ce à quoi je ressemblais la dernière fois où nous nous étions vus, lui causa. Et si je ne tiens pas forcément à décrire en détail le laideron que j’étais à l’époque, disons seulement, en terminant, que si Patrick en était rendu, à cette période de sa vie, à vouloir arrêter le temps, j’avais, pour ma part, réussi à le devancer de façon spectaculaire.
2
Patrick… à propos de Jean
Contrairement à ce qu’il peut affirmer, Jean, à cette époque, n’avait pas l’air vieux. Pas dans le sens de vieillard, du moins. Il semblait usé, d’accord. Et il l’était très certainement. Mais il ressemblait surtout à un homme épuisé et brisé par la vie, justement; à quelqu’un qui en avait trop vu. Pas à un homme ayant dix ans de plus que ce qu’il avait, en réalité. Mais Jean, pour sa part, ne semblait pas se formaliser de cette nuance. En fait, il ne semblait plus se formaliser de quoi que ce soit. Tout l’indifférait, à commencer par son état de santé de plus en plus alarmant, qui venait donner de sérieux maux de tête à madame Bouchard, Adrien et Lili. Celle-ci, d’ailleurs, réussit le tour de force, rien de moins que miraculeux, de traîner Jean au cabinet de son époux médecin.
«Tu me fais chier, Lili, lui avait d’ailleurs dit Jean, alors que tous les deux se trouvaient dans la salle d’attente.
— Ben au moins, on sait maintenant que c’est pas aux intestins que t’as un problème. Je suis contente. Une bonne chose de faite.»
Pendant des années, Jean avait tout mis en œuvre, tout orchestré pour se rendre, intact, jusqu’à ses trente-quatre ans. Malheureusement pour lui, il ne songea jamais à se planifier une vie après que cette étape eut été franchie, ce qui vint aussi contribuer au vide de son existence, au même titre que sa famille, que ses choix douteux qu’il n’arrivait pas à assumer et, surtout, au même titre que la tentative de meurtre survenue en 1968 dont il ne s’était pas encore remis.
«Écoute, Jean…, dit le docteur Lajoie, lors de son entretien avec notre ami. J’ai eu le résultat de tes tests…»
Ne manifestant pas le moindre intérêt pour lesdits résultats, ses yeux fixant du haut du huitième étage des voitures en marche sur le boulevard Saint-Joseph, pas trop loin de la rue Boyer où j’avais autrefois habité, Jean refusait obstinément de se sortir de ce brouillard, de cet état de confusion quasi permanent où il s’enfermait pour ne pas avoir à affronter le désespoir qui le hantait constamment, sans relâche, depuis des années.
Mais le docteur Lajoie, fort des résultats d’examen qu’il avait sous les yeux, décida brusquement que Jean n’avait plus le loisir de s’enfermer dans sa bulle. Il tira les rideaux accrochés à la fenêtre et se mit à fixer Jean dans les yeux, à deux pouces très exactement de son visage.
«Aïe! Je te parle! T’as le cœur malade! Tes artères sont bouchées à quatre-vingt-dix pour cent! Va falloir t’opérer. Le plus tôt possible.»
Jean, encore une fois, se terra dans le silence, attendant le moment où il pourrait s’enfuir du cabinet du docteur Lajoie pour aller se réfugier à son bureau, y faire semblant de travailler et avaler, au passage, quelques verres de brandy.
«Écoute, Jean… Ton foie, non plus, est pas en bon état. Je le sais que c’est pas facile, mais il va falloir que tu te décides à slaquer sur la bouteille. Ça t’aide pas, ça.»
Le regard lointain, sentant l’impatience le gagner parce qu’il n’était même plus en mesure de fuir en se barricadant dans ses pensées, Jean ne disait toujours rien. Alors, le docteur Lajoie poursuivit son monologue.
«Si j’étais toi, je considérerais sérieusement un séjour en centre de désintoxication.»
À ces mots, Jean sortit enfin de sa torpeur, regardant le docteur Lajoie d’un air interrogateur, comme s’il venait de se faire raconter une blague qu’il n’avait pas encore saisie, avant d’éclater, enfin, d’un rire fort et gras, identique à tous ceux ayant meublé notre enfance. Ce rire magnifique eut pour effet, pendant quelques instants, de faire disparaître l’être désabusé que Jean était devenu avec le temps. Ce ton de voix, le docteur Lajoie ne l’avait encore jamais entendu. Seulement, l’état de santé de mon ami n’avait absolument rien de burlesque, et l’éclat de rire, au bout du compte, ne se révéla rien de moins que déprimant.
«Es-tu sérieux?! demanda Jean au docteur Lajoie. Qu’est-ce que tu veux que j’aille faire dans un centre de désintoxication?
— Rester vivant. Si tu fais rien, Jean, je te donne pas un an.»
Je voudrais préciser, ici, que cet entretien entre Jean et le docteur Lajoie eut lieu au mois de février 1980, peu de temps après que mon ami eut l’incommensurable bonté de venir me chercher à la Mission Old Brewery. Entretemps, je pus rapidement me rendre compte que les problèmes physiques de Jean ne se limitaient pas seulement à une question d’apparence. Celui-ci était aux prises avec de sérieuses crises d’angine, des douleurs chroniques à la poitrine, en plus de son foie qui devait payer pour des années de beuveries débridées. En fait, tous les gens autour de lui ne pouvaient que prendre conscience et déplorer le sort tout à fait effroyable que Jean réservait à son corps. Lui, par contre, refusait de se formaliser de quoi que ce soit. Il souffrait. Enfin.
«Si ça me tente pas, moi, d’aller en cure? Tu vas faire quoi, Yves?»
Pris au dépourvu par la stupidité infinie de cette question, le docteur Lajoie mit quelque temps à répondre. Pour ma part, si la question m’avait été posée à moi, Jean aurait fort probablement reçu l’un de mes légendaires uppercuts directement sur le menton. Lui qui n’avait su accepter la fatalité du destin de son grand-père apposé au sien, qui avait refusé le souhait de son père d’en devenir la copie conforme, comment pouvait-il ainsi rendre les armes et attendre de mourir? Comment, après tout ce temps, pouvait-il donner raison à son père? Le souvenir de ma douce Agnès m’empêcha toujours de comprendre. Je ne le pouvais pas. Je ne le voulais pas, non plus.
«Je pense que tu m’as mal compris, Jean, répliqua finalement le docteur Lajoie. Tu vas crever si tu fais rien. Tu vas mourir à quarante-cinq ans. Pis si t’es pas capable de penser à toi, au moins, pense à ceux que tu risques de laisser derrière.»
J’ignore à qui Jean songea à ce moment-là. Je ne sais même pas s’il a pensé à qui que ce soit. En toute honnêteté, j’espère que non. Parce que même si l’argument du docteur Lajoie qui, essentiellement, visait à mettre madame Bouchard, Lili et Adrien à l’avant-scène, pouvait se justifier par l’urgence de la situation, il était toutefois d’une faiblesse que le pauvre médecin ne pouvait soupçonner. Dans sa jeunesse, Jean avait eu la force de s’extirper de l’ombre de Jean Ieren le rejetant totalement et en faisant preuve d’un égoïsme parfois scandaleux. Plus tard, sa déchéance fut accélérée, selon lui, par une implacable volonté d’intégrer les quelques personnes qu’il aimait à cette existence qu’il n’acceptait de changer pour quiconque. Et donc, avant tout, avant d’entreprendre quelque démarche que ce soit, Jean devait reconnaître le tort qu’il s’était fait d’abord à lui-même et à personne d’autre. Sans culpabilité aucune, et sans les remords de conscience l’ayant torturé pendant des années, il se devait d’être égoïste une toute dernière fois s’il voulait recommencer à vivre et de reconnaître que la douleur causée aux autres prendrait miraculeusement fin le jour où lui-même cesserait son entreprise d’autodestruction.
Ce qui sera fait, éventuellement. Parce que le petit événement insignifiant ayant eu lieu dans la vie de Jean, en 1980, ne le fut pas du tout.
Cette année-là, Jean cessa de boire complètement.
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Adrien… à propos de Paul-Émile
Pour des raisons évidentes, je n’ai pas envie de discuter en long et en large du référendum de 1980. Moi qui suis plutôt prompt à expliquer le fonctionnement de la montre lorsque l’on me demande l’heure, je me contenterai d’être bref sur le sujet et de dire ceci: si ce n’avait été que de moi, le référendum aurait eu lieu tout de suite après les élections de 76. Notre position sur le thème de la souveraineté ayant toujours été très claire, la population savait dans quoi elle s’embarquait lorsqu’elle choisit d’élire le PQ. Et pas que je sois meilleur qu’un autre, mais si