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La Dernière transhumance: Un roman de terroir sur le rêve américain
La Dernière transhumance: Un roman de terroir sur le rêve américain
La Dernière transhumance: Un roman de terroir sur le rêve américain
Livre électronique282 pages5 heures

La Dernière transhumance: Un roman de terroir sur le rêve américain

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À propos de ce livre électronique

Ils sont moutonniers. Ils connaissent parfaitement leur métier, ils sont adroits et intuitifs. Un jour, ils abandonnent leur montagne et leur pays pour tenter leur chance en Amérique, dans ces immenses plaines de la Californie.

Félicien et Élisée se connaissent depuis l’enfance. Devenus bergers, ils se retrouvent au moment des transhumances. Voilà trois étés, ils ont fait la connaissance de Barthé. Des liens si solides se sont noués entre eux qu’on ne pourrait imaginer les voir un jour se briser. Tous trois ballottés par leur famille, malmenés par la vie, mais diantrement attachés à leurs troupeaux, ils échafaudent sur l’alpage les rêves les plus fous pour se sortir de leur misère. Élisée, toujours joyeux et décidé, va un jour leur indiquer le chemin de la providence : la Californie… Un paradis lointain où d’autres bergers, à la tête d’imposants troupeaux, courent dans les immenses plaines, remplissant leurs poches de dollars, dit-on !
Bravant familles, peurs et incertitudes, ces garçons, certes courageux mais aussi passablement en déroute, embarquent pour l’Amérique, un pays dont ils ignorent tout. Un voyage au bout d’eux-mêmes, comme au bout de leurs forces et de leur témérité.
Mais cette dernière transhumance sera-t-elle celle de l’espérance ou bien celle du tourment ? À moins qu’elle ne soit celle du bonheur, tout simplement !

Un roman peuplé de personnages attachants, des êtres simples qui ont tout osé pour survivre et garder leur dignité.

EXTRAIT

La combe était large et profonde, mais, de là où il se tenait, le berger pouvait facilement observer ses moutons. Ceux-ci ne craignaient rien, et il y avait assez de pâture pour les contenter ce matin. Il referma son couteau et rejeta sa capuche en arrière, soupirant en étirant son dos. D’une main distraite, il caressa le chien qui se laissa faire, avant de se mettre à japper joyeusement, peut-être bien pour réclamer un autre bout de saucisson ! Mais Barthé l’ignora, car pour lui, à présent, le moment n’était plus à la dégustation !
— Drôle de temps…, se dit-il en regardant le ciel encore couvert. Impossible de savoir vraiment ce qu’il veut faire. Mais il est probablement bien moins triste que moi…
Sur ces mots, il secoua la tête, puis cracha par terre et, cette fois, se leva.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Alysa Morgon est née en Provence. Elle y passe toute son enfance et sa jeunesse, entreposant méticuleusement dans sa mémoire des souvenirs qui nourriront son imagination de romancière des années plus tard. À vingt ans, elle change d’accent et s’installe dans les Hautes-Alpes, où elle réside encore aujourd’hui (Gap). Dans chacun de ses romans, les lecteurs retrouvent les couleurs, les senteurs, les coutumes et les traditions provençales, celles d’une Provence qui a malheureusement disparu aujourd’hui. « En enfant du Midi, Alysa Morgon s’est amusée à rendre sonores les accents et les intonations. Elle a souvent le mot juste. Résultat : une tchatche désopilante. » Le Dauphiné Libéré, F. Billy, 21 avril 2013.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie5 mai 2017
ISBN9782848866208
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    Aperçu du livre

    La Dernière transhumance - Alysa Morgon

    À toute ma famille et à tous mes amis, ce cher troupeau – brebis, béliers et agneaux réunis – qui m’accompagne et m’entoure sur mon chemin de vie et sur mes drailles de transhumance…

    À tous mes amis libraires, et aux libraires inconnus, qui sont les bergers de nos livres.

    « L’angoisse des départs, sans main chaude dans la main. »

    Léopold Sédar Senghor, Chants d’ombre

    (« C’est le temps de partir »)

    1888 – Sur cette terre du Midi, les sentes et les fossés étaient ourlés de grands fenouils fleuris, ornés de limaçons, perles de bracelet. Au bord de chaque champ cultivé, de minuscules cabanons montraient de petits toits inclinés couverts de tuiles rousses qui composaient ainsi un joli ton sur ton d’ocres blondes et douces. En contrebas, en entrelacs, couraient de gros galons d’amandiers, et le moindre phrasé du mistral familier faisait caqueter les amandes. Tous ces grelots improvisés laissaient entendre une chanson à la cadence syncopée. Parfois, cette crécelle au rythme saccadé accompagnait les stridulations des dernières cigales de l’été ; et, le soir, ce bruit sec se mêlait au long chant des grillons qui frottaient leur archet sur leur fragile chanterelle. Abrité par la colline du cap Vernis, Châteauneuf-le-Marquis se blottissait autour de son clocher, troupeau qui se rassemble aux pieds de son berger. Devant lui s’étalait une large plaine, où mille plantes aromatiques exhalaient des fragrances acides ou bien sucrées. Mais, ce matin, tout n’était que dissemblance : le ciel montrait sa triste mine et, d’humeur chagrine, le soleil tirait sa révérence pour la journée. Pas vraiment un temps de Provence tel qu’on pourrait l’imaginer ! Les lieux n’étaient plus parfumés, la garrigue tout entière tenant sa bouche fermée, dans une sorte de souffrance ou d’inquiétude. Ainsi, de la futaie à la plus petite ramure, tout avait été recouvert d’un voile d’organdi, tissé par une brume échevelée qui s’était retirée durant la nuit. Entre-temps, de lourds nuages étaient venus la remplacer, et continuaient de postillonner sur tout le paysage, tout comme sur les épaules de ce pauvre Barthé. Lui, marchait sous la pluie et, à chaque pas, se penchait sur le côté, dans un balancement singulier. Il avait relevé le capuchon de sa pèlerine et caché ses mains sous le tissu de laine fine, afin de se protéger des quelques gouttes qui volaient. Ses souliers étaient trempés, et ses guêtres aussi sur une bonne moitié, bien que l’herbe ne fût plus très haute sur pied, parce que couchée par les pas des brebis qui filaient lentement devant lui. Il accompagnait son troupeau à un rythme d’escargot, alors qu’il aurait préféré pouvoir effectuer de longues enjambées. Mais il ne souhaitait pas non plus contrarier ses bêtes, en les obligeant à accélérer.

    Biquet se tenait à ses pieds, dépité, queue baissée, glissée entre ses pattes arrière, car il n’aimait pas mieux la pluie que le berger. L’averse avait fini par tremper le chien, et ses longs poils beiges frisés restaient collés, le faisant paraître plus maigre qu’il n’était en vérité. Le griffon avançait à la même allure que son patron, mais son œil restait vif et attentif au moindre écart d’un mouton. Ayant atteint la combe la plus proche, le troupeau s’y glissa comme s’étale, au fond d’un plat, la pâte lisse d’un soufflé. Il formait une tache mouvante qui changeait de forme souvent, et cela donnait un spectacle charmant qui se transformait sous les yeux du pâtre. Les brebis broutaient volontiers, choisissant leur mets plus copieusement qu’auparavant, une fois passé ce minuscule temps de désenchantement. Barthé s’assit sur un rocher aussi long qu’un pétrin, aussi plat qu’une table, planté au beau milieu du pré depuis des milliers d’années, et qui, dès lors, appartenait au paysage. C’était d’ailleurs celui qu’il retrouvait tous les matins. Le chien s’était couché, mais gardait la tête en éveil. Soudain, le clocher de l’église sonna les neuf heures, et, de sa musette en toile kaki, le jeune homme sortit un gros quignon de pain, une petite bouteille de vin, ainsi qu’une moitié de saucisson. D’un coup de couteau, il trancha le salami, puis il posa délicatement l’entame généreuse sur la mie et engloutit le tout avec plaisir, la bouche joyeuse et l’œil ravi. Le chien aboya, se leva, mais Barthé ne broncha pas. Il continua de manger, pendant que Biquet partait à toute allure pour aller mordiller les mollets d’une jeune brebis qui avait rejoint le fossé afin de se délecter d’un brin d’herbe folle au doux parfum de liberté. Remise dans le droit chemin, l’agnelle sautilla un instant, puis se mit à l’abri de la forme fugace qui se déplaçait petit à petit dans l’espace. À la suite de quoi, Barthé rappela son chien et, pour le récompenser, lui donna la pelure du saucisson. La bête l’avala sans hésitation, mais c’était un si maigre festin qu’elle ne put en sentir le goût ni en connaître le gain ! Alors, elle agita la queue, fit entendre un gémissement malicieux, alla jusqu’à poser sa patte sur le genou de son maître, et celui-ci finit par lui lancer la rondelle qu’il venait de couper. Biquet l’attrapa avec habileté et, de la même façon, l’engloutit vite fait, en se léchant les babines, les yeux brillants de satisfaction.

    La combe était large et profonde, mais, de là où il se tenait, le berger pouvait facilement observer ses moutons. Ceux-ci ne craignaient rien, et il y avait assez de pâture pour les contenter ce matin. Il referma son couteau et rejeta sa capuche en arrière, soupirant en étirant son dos. D’une main distraite, il caressa le chien qui se laissa faire, avant de se mettre à japper joyeusement, peut-être bien pour réclamer un autre bout de saucisson ! Mais Barthé l’ignora, car pour lui, à présent, le moment n’était plus à la dégustation !

    — Drôle de temps…, se dit-il en regardant le ciel encore couvert. Impossible de savoir vraiment ce qu’il veut faire. Mais il est probablement bien moins triste que moi…

    Sur ces mots, il secoua la tête, puis cracha par terre et, cette fois, se leva.

    Il était vrai que tout avait poussé Barthé à être aujourd’hui un garçon amer et secret. Tout, et en particulier Clovis, son père, qui avait toujours été dur avec lui, comme si l’homme voulait faire payer à son fils le décès de sa mère ! Catherine était morte à l’accouchement, lui laissant un enfant, certes, mais un enfant estropié ! « C’est elle qui devrait être là ! ne cessait de répéter le père, et non ce paquet braillard qui ne marchera pas ! J’ai besoin de bras, moi, et non d’un goï, d’un boiteux, d’une bouche inutile à nourrir ! » De fait, le garçon était né avec une jambe plus courte que l’autre, ce qui l’avait handicapé dès qu’il s’était mis à marcher ; il n’arrêtait pas de tomber à chaque essai. Devenu grandelet, à force d’assister régulièrement à ces scènes, d’entendre prononcer ces mots terribles, il ne put en venir qu’à détester son père. Très vite, pour s’opposer, il se mura dans le silence, laissant parfois penser qu’il était muet. On entendait sa voix résonner, uniquement lorsque le père le frappait, agacé de le voir si emprunté. Le grand-père, qui vivait également sous ce toit, essayait bien d’intervenir, de compenser, mais cela ne remplaçait pas l’amour d’une mère… Deux années plus tard, Clovis se remaria, et, rapidement, Nine, sa nouvelle épouse, lui donna un autre fils, Lucien, bien portant celui-là, dégourdi et malin. Le garçon prit aussitôt la place qui l’attendait aux côtés du père. Ainsi, par ces façons de faire, les deux gamins finirent par se détester, et Barthé se retrouva solitaire, ténébreux, pire qu’un condamné malheureux, face à son terrible destin. En grandissant, il avait espéré que sa jambe se fortifierait… « Elle a peut-être pris du retard sur l’autre, mais, quand elle aura compris la misère qu’elle me fait, elle aura pitié et finira bien par changer ! » Il tirait alors sur son mollet, le massait, sans le voir pour autant se modifier. Un jour, près du canal d’arrosage, il ramassa un gros bouquet d’orties et le frotta longtemps sur sa jambe, jusqu’à ce qu’elle devienne si rouge et si enflée qu’elle le fit hurler ! « Après une telle friction, elle ne va pas manquer de réagir ! » assurait-il. Or, rien ne changea… Une autre fois, enfermé dans la grange, il se pendit par le pied et resta des heures la tête en bas, jusqu’à ce que le sang lui trouble la vue. Malgré cela, une fois assis par terre, les membres joints, celui valide nargua son voisin toujours aussi petit et décharné. Cruelle et triste vérité pour Barthé. Peut-être plus forte encore qu’auparavant, tant sa désillusion fut énorme. Il devait avoir alors une quinzaine d’années, et, ce jour-là, il comprit qu’il ne lui restait plus qu’à se résigner. « Ce sera ma croix à porter… » Le pauvre garçon était donc contraint de claudiquer, et quand sa jambe le gênait dans son travail, ou bien parce qu’il ne pouvait pas aller aussi vite qu’il l’aurait souhaité, il lui criait : « Putain de jambe ! Tu me gâches la vie, tu sais ! Mais je te ferai avancer ! À coups de trique, s’il le faut ! » Il tapait sa cuisse, donnait des coups de poing sur son mollet, jusqu’à ce que la douleur et la rage finissent par le faire pleurer. Parfois, sa vie lui pesait, et son invalidité devenait un boulet, une drôle de cage. « Je suis un vrai forçat ! Pourtant, je n’ai rien volé à personne, à part la vie de ma mère, il paraît ! Rien que pour cela, sacrebleu, la punition est bien sévère ! Quel est donc le juge qui m’a condamné, mon Dieu ? » Et il pinçait les lèvres pour ne pas crier ni sombrer dans le désespoir. Tous ces moments de désarroi étaient terribles ! Toutefois, ils s’estompèrent au fil des ans, l’âge venant.

    Voilà pourquoi Barthé s’était réfugié dans les études et la lecture. Il était vrai qu’il aimait apprendre, découvrir des histoires qui le faisaient rêver, oublier sa jambe qui l’empêchait de vivre normalement. Son père restait indifférent à ces penchants, faisant celui qui n’avait rien remarqué. Après tout, mieux valait un fils savant qu’un fils qui ne savait rien faire ! C’est ainsi qu’à l’école il fut toujours le premier, et souvent le dernier à sortir pour la récréation, emportant un livre sous le bras, comme un autre prenait sa corde, celui-là ses billes ou celui-ci son mouchoir pour s’amuser à cache-tampon. Il ne savait pas mieux jouer au ballon ; quant aux bagarres qui avaient lieu, elles lui répugnaient et parfois l’effrayaient pour de bon. Aussi, il préférait rester à l’écart de ses compagnons qui l’appelaient le boiteux, le goï, visant bassement sa jambe, et, pour lui, son handicap devenait encore plus douloureux. D’autres l’avaient baptisé le Marquis, et ce n’était guère plus gentil, parce qu’ils faisaient allusion à celui qui avait habité un temps le château du village. « Un lettré ! Et marquis pardessus le marché ! » disait-on ici à son propos, mais avec ironie, parce que la plupart ne l’avaient jamais vu, et que le château gardait désespérément ses volets fermés. Plus tard, Barthé fut reçu premier du canton au certificat d’études, ce qui lui valut de recevoir cinquante francs de la part du grand-père, juste avant que celui-ci ne meure d’une mauvaise fluxion. Il avait obtenu un diplôme, et, depuis, il regardait avec fierté, tel un trésor, le billet bleu du grand-père et le diplôme décerné. Durant deux ans, il suivit également le cours complémentaire, puis il arrêta les études définitivement, lorsqu’il apprit qu’il lui faudrait partir pour Marseille s’il souhaitait passer son brevet élémentaire. D’abord, son père ne voulut pas en entendre parler, car il n’était pas question, pour lui, de payer des mois de pension. Ensuite, le fils, lui-même, ne se voyait pas quitter son village, où tout le monde était habitué à sa démarche, pour aller supporter, demain, des regards étrangers… Finalement, peu après, d’un commun accord avec Clovis, il fut décidé qu’il se consacrerait dorénavant aux moutons. L’oncle Maurice était âgé, il était temps de le remplacer ! Petit à petit, le vieux lui apprendrait le métier, et Barthé deviendrait berger. Ce jour-là aussi, son père en profita pour lui annoncer que, en contrepartie, la ferme reviendrait à son frère. « Lucien est capable de travailler la terre, lui ! Il sait s’y prendre, et bientôt il se mariera…, avait-il ajouté. Toi, ce n’est pas pareil avec ton handicap… De toute façon, avec deux familles sous le même toit, il n’y aura pas assez de terres pour tous vous nourrir sans tracas. Alors, c’est très bien que tu aies un métier, étant donné qu’un jour il faudra t’en aller… » Ainsi, en un instant, les quelques centimètres qui manquaient à sa jambe lui enlevèrent également les années supplémentaires, bien réelles, qui le séparaient de son frère et qui attestaient qu’il était son aîné. Voici que ces centimètres oubliés lui retiraient, tout aussi arbitrairement, ce droit d’aînesse dont il bénéficiait depuis sa naissance, et qui était marqué sur les papiers du notaire. Soudain, ce droit changeait de propriétaire ! Douloureusement, la jambe de Barthé s’en trouva un peu plus rapetissée, et il se résigna une deuxième fois. « Que la vie est donc dure, pauvre de moi ! » avait-il fini par conclure d’une petite voix. Après quoi, il s’était tu, restant pour tous impénétrable.

    Ces dernières années, sa vie s’était améliorée. Il avait pu prendre un peu d’indépendance en consacrant sa vie aux moutons. Cela lui permettait de se tenir loin de la maison, hormis les trois mois d’hiver où cette obligation devenait une véritable sentence puisque Nine ne le ménageait point. Elle ne l’aimait pas, tout simplement, et n’omettait pas de le lui montrer régulièrement. Mais le garçon n’en était plus affecté, car il l’avait toujours considérée comme une étrangère. Bref, ce n’était pas sa mère, et Dieu soit loué ! Au printemps, il restait toute la journée dans la garrigue, emportant un casse-croûte pour le déjeuner ; et l’été, c’était la suprême récompense, puisqu’il partait en transhumance, rejoindre les Alpes et ses sommets. Ainsi, loin de la ferme et de ses combats coutumiers, il retrouvait enfin le sourire et respirait ! Il voyait même se dessiner une nouvelle destinée, là-haut, où le ciel était si pur qu’il faisait trembler la montagne comme un agneau. Cela lui comblait le cœur et l’apaisait. D’ailleurs, il n’avait plus le même teint, il n’avait plus les mêmes rêves ni les mêmes pensées, et les livres qu’il emportait le passionnaient davantage. Il n’était plus le Marquis, le goï ou le taiseux, il était un berger pareil à tous les autres, qui marchait dans des pentes escarpées, même si ce n’était pas toujours facile pour lui. Malgré tout, il y parvenait, sans avoir besoin d’aide, sans se plaindre lorsqu’il souffrait, quitte, le soir, à se laisser tomber sur sa paillasse, complètement exténué. Au contraire, armé d’un maigre bâton, il avait l’impression qu’à chaque estive supplémentaire il prenait des forces nouvelles…, qu’il faisait des progrès ! Oh ! il ne s’agissait pas pour lui de réaliser des exploits en gravissant les sommets les plus hauts ni les plus droits… Il n’était pas question non plus d’une guérison, car, il le savait, sa jambe jamais ne pousserait ! Mais il arrivait à être plus rapide, plus adroit, passant à des endroits où des valides, eux, hésitaient. Il prouvait ainsi, à tout le monde, qu’il était tout aussi capable que les autres, qu’il n’était plus un handicapé ! Et ça, c’était pour lui une grande victoire, un grand bonheur inespéré. Par là, il ne pensait plus qu’à une chose : quitter définitivement la bastide des Mourre ! Et vu que son père le souhaitait, promis juré, il le ferait ! « J’irai m’installer dans la montagne ! » disait-il, convaincu. Cependant, l’estive ne durant que les trois mois d’été, qu’est-ce qu’il ferait ensuite ? La région était pauvre, les maisons déjà toutes pourvues de bergers… Mais Barthé voulait y croire et garder intactes toutes ses illusions. « Un jour, je trouverai la solution, sans faire de mal à personne, ni à mon chien, ni à mes moutons ! Pas fou, le bougre ! Quant à tous les autres, je m’en fous complètement ! »

    Ailleurs, dans les Alpes, un air tiède d’automne, au doux parfum de coing et aux senteurs de pomme, s’installait pour la journée. Une guimpe de paix, couleur de caramel, recouvrait toute la vallée, parant d’or et de miel ce décor installé depuis l’éternité. Les montagnes sauvages, d’une grande sévérité, sinuaient tout autour de ce beau paysage, alignant des pics et des fossés, sous un ciel généreusement azuré. Ce matin, rehaussés de bruns comme de bleus, les sommets tremblotaient, telle la tête d’un vieux, aussi fort qu’en plein mois de juillet, alors qu’en réalité octobre s’en allait. La rousse saison offrait des feux vivants que les sycomores, rouge sang, allumaient dans les fourrés. Tandis qu’ailleurs, toutes rouillées, les feuilles des marronniers volaient en tourbillons, formant des rondes folles sous le petit préau dans la cour de l’école. Le village de Colombeugne s’abritait près d’une falaise. Un fronton escarpé, malmené par les ans, et qui lui conférait des airs de château fort abandonné depuis longtemps. De chaque côté, un rocher se dressait, adjoignant au castel des tours presque jumelles, dans leur découpe et leur dentelle. Tout autour, en raison des hivers rigoureux, les maisons se serraient pour se chauffer un peu, mais ce matin, sur les toits de chaume brun, les cheminées restaient muettes, feu éteint. À cette heure, le soleil inondait la face des montagnes, jouant à chat perché. Quelques chiens aboyaient au passage des bêtes qui montaient vers les prés parsemés de colchiques roses, blancs ou violets. Félicien, le berger, entendait ses moutons trottiner derrière lui, et cela le rassurait. Il savait que ce serait peut-être la dernière fois qu’il les sortirait, vu qu’ici, du jour au lendemain, une fois passée la Saint-Léger, le gel et la neige pouvaient montrer leur tête et, d’un souffle d’airain, tout brûler. Le jeune homme laissa les dernières maisons du village et longea quelques petits murets. Les sonnailles tintaient : celles des béliers et celles des brebis mères qui gardaient leur agneau de seconde portée. Tout se mélangeait aux éclats des cascades, aux bêlements des bêtes, au bruit de leurs sabots qui tapaient sur les pierres, et ce grand tintamarre réchauffait le cœur du berger qui avait l’impression de transporter la vie dans son sillage. Pour lui, c’était un immense bonheur ! D’autant plus grand qu’il n’y en avait pas eu beaucoup dans la ferme des Pailloux où vivaient les Guéraud. La famille n’était pas bien riche, et le désespoir des parents avait longtemps été de ne voir que des filles couchées dans le berceau. Quatre s’étaient succédé presque chaque année, pour justement essayer d’avoir, au bout du compte, un héritier ! Puis, il y avait eu une longue pause obligée, après que Prosper, le père, eut été embroché par un bélier qui l’avait laissé ventre ouvert, tripes à l’air, demi-mort sur le pré. À la suite de cet accident, l’homme avait été longtemps fatigué. Mais, après deux années, pour compenser cette faiblesse passagère et tout ce temps gaspillé, Dieu soit loué, il avait réussi à faire enfin un fils à la Guiberte, à la Guite, comme il l’appelait. Une façon de lui prouver que la vie n’était point finie ! Ainsi était né Eusèbe, dit Zèbe, et, une année plus tard, était arrivé Félicien. De quoi satisfaire le père qui pouvait désormais regarder différemment l’avenir. L’un des garçons était aussi roux que l’autre restait brun. Autant le premier était rustre, autant le second était mutin. Tout les opposait : le caractère et le physique. Rien ne laissait supposer qu’ils étaient frères sous ce toit, presque jumeaux dans le berceau. Zèbe avait une forte personnalité et s’obstinait contre son frère beaucoup plus effacé. Les disputes ne cessaient guère et se terminaient souvent par des coups de poing ou de pied qui faisaient hurler la mère, parce qu’elle ne comprenait pas l’animosité qui existait entre ses deux enfants, ni la violence des rossées qu’ils se donnaient avec acharnement. Au reste, il suffisait de les voir à l’école, lorsque la récréation s’animait, pour comprendre combien les gosses se détestaient. Ils se battaient toujours, cachés par quelques autres, et, à chaque bagarre, on entendait un murmure s’élever, le chant d’un bourdon, le frisson d’une ruche : celui soufflé par les élèves, tête baissée sur les deux gamins couchés par terre et qui luttaient. Le cercle qu’ils formaient autour d’eux retentissait d’une voix décidée : « Félicien ! Beau Sourire ! Félicien ! Triste sire… » Certains envoyaient des coups de pied dans les jambes de celui qui semblait être le plus faible, et qui avait déjà une joue tuméfiée. Puis l’instituteur arrivait, relevait énergiquement le blessé, le remettait droit sur ses pieds, et, un de chaque côté, il tirait par l’oreille les deux combattants, les obligeant à se serrer la main. Ceux-ci le faisaient, mais en restant muets et pas vraiment contents. D’ailleurs, leur geste de colère et leurs yeux arrogants le prouvaient. Le maître leur donnait une punition à rendre le lendemain, souvent la même : les verbes « se battre » et « se réconcilier » à conjuguer à tous les temps et à toutes les personnes. De quoi décourager le plus grand des conquérants ou le plus fort des champions de la castagne !

    Une fois le spectacle terminé, les élèves partaient se mettre en rang devant la porte de leur classe, et quelques phrases fusaient au passage du vainqueur : « Belle raclée, Guéraud ! Ça lui fera les pieds ! » Un deuxième lançait : « Dès la prochaine volée, fais-lui péter les lèvres, qu’au moins il ne sourie plus jamais ! » Et un dernier d’ajouter : « Ainsi, on ne l’appellera plus Beau Sourire, mais Gueule Cassée ! » Et toute la classe riait. On sentait presque de la haine dans ces paroles, en tout cas, une volonté certaine de faire pire la prochaine fois au pauvre garçon condamné.

    Pendant ce temps, celui-ci avait grimpé les trois marches qui menaient à la petite pièce tenant lieu de cuisine et d’atelier à l’homme d’entretien qui vivait dans l’école. En réalité, le jeune Félicien était un coutumier de la conciergerie ! Et chaque fois qu’il s’y rendait, cette odeur de soupe, de bois et d’arnica mélangés lui rappelait surtout qu’il n’était pas aimé et qu’on le lui faisait chèrement payer ! Mais, en lui ouvrant la porte, Patelle faisait fuir aussitôt les tristes pensées du gamin. « Tu ferais bien de t’installer chez moi, plutôt que de t’obstiner à aller en classe tous les jours, pour, deux minutes après, venir me déranger ! lui disait-il en riant. Ou t’es qu’un querelleur, mon gars, ou ils t’ont dans le nez ! Et là, crois-moi, t’as pas fini d’saigner ! » Le gosse ne répondait pas, s’asseyait sur la chaise en paille que Patelle avait tirée, levait la tête vers lui, menton pointé, prenant toujours la même posture, celle de l’habitué à la triste figure. Il finissait par ne plus sentir la douleur, alors que sa joue était rouge et

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