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Marie-Camille, tome 2
Marie-Camille, tome 2
Marie-Camille, tome 2
Livre électronique436 pages5 heures

Marie-Camille, tome 2

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À propos de ce livre électronique

La vie de Marie-Camille et de ses amis Gabriel et Alice n’est pas un long fleuve tranquille... Tandis que la relation de la jeune embaumeuse avec son Jean-Luc subit des tempêtes insoupçonnées, elle se surprend à douter de leur amour.
Alice, quant à elle, vit les balbutiements d’une belle histoire pour la première fois de sa vie. Hésitant à plonger dans cette aventure qui comporte son lot d’obstacles, la jolie rousse revendiquera-t-elle enfin son droit au bonheur?
Gabriel, de son côté, a du mal à s’affranchir de sa famille et de sa foi, qui dictent la plupart de ses actions. Il mène une vie rangée aux côtés de sa nouvelle fiancée, Béthanie, mais se questionne sur la direction que prendra son avenir.
Dans un monde en pleine effervescence où les mœurs, la politique et la place des femmes se réinventent, les trois compères poursuivront leurs rêves en tentant de cultiver cette amitié si précieuse. Cependant, lorsqu’une épreuve difficile secouera Marie-Camille, cette solidarité sera-t-elle suffisante pour lui donner le courage d’affronter ce qui l’attend?
Voici la conclusion d’une saga touchante mettant en scène des personnages qu’on n’est pas près d’oublier!
LangueFrançais
Date de sortie8 avr. 2020
ISBN9782897588762
Marie-Camille, tome 2
Auteur

France Lorrain

France Lorrain demeure à Mascouche et enseigne au primaire. Elle est aussi chargée de cours à l’Université de Montréal. On lui doit 16 romans jeunesse en plus de sa remarquable saga en autre tomes, La promesse des Gélinas, propulsée au sommet des ventes dès la sortie du premier tome.

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    Aperçu du livre

    Marie-Camille, tome 2 - France Lorrain

    Prologue

    Après une visite émouvante dans la famille Gélinas au village de Sainte-Cécile dans le temps des fêtes, les deux amies Alice et Marie-Camille avaient commencé l’année 1962 en prenant des décisions importantes. La première, malgré l’amour inconditionnel qu’elle portait à Jean-Luc Buisseau, avait constaté la difficulté d’être en relation avec un homme qui n’était pas libre. Même s’il tentait par tous les moyens possibles d’être présent pour son amoureuse, cette dernière se désolait que leurs rendez-vous manquaient de constance et devaient souvent être reportés.

    « Je suis désolé, ma chérie. Quittons-nous pour que tu puisses rencontrer un homme qui pourrait t’épouser et te faire des enfants », mentionnait parfois Jean-Luc avec tristesse.

    Mais Marie-Camille avait compris qu’elle l’aimait trop pour accepter cette proposition, aussi raisonnable fût-elle.

    « Je préfère te voir peu, mais t’avoir dans ma vie. Aucun autre homme m’intéresse », lui répétait-elle quand Jean-Luc abordait le sujet.

    Pour Alice, le court séjour passé dans le village des Gélinas avait marqué le début d’une nouvelle vie. Déterminée à ne plus dépendre autant de la drogue, qui l’avait accompagnée depuis longtemps, elle avait aussi choisi de quitter le logement qu’elle partageait avec Josh, son revendeur, afin de s’éloigner de la tentation. À celui-ci, qui avait grogné qu’elle était pire qu’une girouette, Alice avait répliqué :

    « Dis ce que tu veux, mais il est temps que je pense à moi un peu. Je veux pas continuer à faire la fête. Si je reste avec toi, je m’en sortirai jamais. »

    Le grand moustachu avait ronchonné qu’il n’avait jamais obligé personne à prendre quoi que ce soit. Sans avoir cessé complètement sa consommation, Alice dépendait de moins en moins de la drogue au quotidien. Elle avait conservé son travail à la compagnie Transport JVL, malgré sa relation plus distante avec Josh, qui était aussi un employé de cette entreprise.

    Et puis Gabriel…

    Lorsqu’il avait avisé Marie-Camille qu’il prenait une pause de leur relation amicale à la fin du mois de décembre, le jeune homme s’était jeté corps et âme dans son travail au salon funéraire Paperman & Sons. Malgré son chagrin, il en était venu à se convaincre que cette décision était la meilleure. Sa relation avec Béthanie Chelli l’avait ramené dans le droit chemin, celui tracé par ses parents. Le premier mois suivant leur séparation avait été le plus difficile : Marie-Camille, d’abord peinée, puis offusquée, l’avait appelé à quelques reprises. Une seule fois, Gabriel avait pris l’appel de son amie, qui l’avait relancé chez son employeur.

    — Hi, hello, this is Gabriel Joseph. How can I help you ?¹

    — C’est moi.

    Le jeune embaumeur avait plissé les yeux sous la surprise avant d’inspirer profondément. La secrétaire l’avait observé avec curiosité alors qu’il s’était senti pâlir à cause de l’émotion. Il s’était détourné pour répondre froidement.

    — Bonjour.

    — On peut se voir Gabriel ? J’ai besoin de te parler.

    La voix suppliante de la jeune femme avait bouleversé Gabriel, qui avait senti sa carapace se fissurer. Il allait répondre par l’affirmative lorsque Mrs Zuman lui avait tendu un message datant du matin en faisant un signe d’excuse pour l’oubli.

    Miss Béthanie Chelli will meet you here for lunch.²

    Aussitôt, la vue de ces quelques mots avait ramené Gabriel à la raison pour laquelle il avait signifié à Marie-Camille qu’ils ne devaient plus se fréquenter. Il se marierait avant la fin de l’année avec une femme juive et dès lors, la fréquentation d’une goy³, même de manière amicale n’était plus possible. Si sa religion n’imposait pas cette restriction, Gabriel savait que ses parents n’accepteraient pas une telle relation. Alors il avait parlé d’un ton ferme en imaginant facilement le corps tendu de son amie, qui devait tourner le fil du téléphone autour de son index en attendant fébrilement sa réponse.

    — Non, je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Je vous recontacterai, mademoiselle.

    — Mais…

    — Je suis désolé. Au revoir.

    Le jeune homme avait dû retenir ses larmes en s’éloignant pour éviter que la secrétaire ne constate son émoi. Depuis cet échange téléphonique, Gabriel avait tout fait pour éviter de penser à Marie-Camille. Il voyait Béthanie deux fois par semaine. En général, le samedi soir, le couple allait au théâtre ou au cinéma, accompagné par Myriam, la jeune sœur de sa fiancée ou de Mazal, sa sœur à lui, et de son tout nouvel époux. Puis, au retour du travail, le mercredi, Gabriel passait saluer les membres de la famille Chelli et restait souvent pour manger avec eux.

    « Nous aurons une bonne vie. Mon choix est le bon… » pensait-il de retour chez lui, en tentant d’éviter de songer aux soirées enjouées qu’il avait partagées avec ses deux amies québécoises.

    C’est donc remplis de détermination et d’espoir que Marie-Camille, Alice et Gabriel amorcèrent la nouvelle année…


    1Bonjour, ici Gabriel Joseph. Comment puis-je vous aider ?

    2Mademoiselle Béthanie Chelli vous retrouvera ici pour le dîner.

    3Un ou une goy représente une personne qui n’est pas juive.

    Chapitre 1

    Le printemps 1962 prit tout le monde par surprise. Même si les Montréalais étaient habitués aux grands écarts de température, en ce 12 avril, personne n’aurait pu prédire que le thermomètre frôlerait les 20 degrés !

    — Enfin ! rugit Alice Thibault en ouvrant la porte qui donnait sur le petit balcon de son logement de la rue Saint-Denis.

    Déterminée à profiter de la douceur de cet après-midi de congé, la femme entreprit de pelleter la neige qui formait encore une couche bien épaisse sur le ciment.

    Après quelques coups de pelle, satisfaite de son travail, elle déposa l’outil dans un coin du balcon et s’installa sur sa chaise pliante, une couverture sur les jambes.

    — Maudit que ça fait du bien après ce rude hiver !

    La neige avait commencé dès le mois de novembre et la semaine précédente, alors que tous croyaient enfin le beau temps à leur porte, une tempête avait balayé le Québec, qui s’était retrouvé avec un pied de neige supplémentaire. Assez pour déprimer Alice, qui n’en pouvait plus de se vêtir comme un Esquimau. Elle espérait parvenir un jour à oublier l’année 1961 et le choix difficile qu’elle avait dû faire de mettre un terme à sa grossesse. Le temps glacial des derniers mois ne l’avait pas aidée à se divertir.

    La trentenaire leva sa tête vers le soleil, ferma les yeux et soupira de bonheur. Au bout de quelques instants, elle sortit son paquet de cigarettes de la poche de sa vieille veste de laine et en glissa une entre ses lèvres. Malgré les incitations de Marie-Camille, elle n’arrivait pas à se défaire de cette habitude.

    « Je pensais qu’on verrait plus le jour de remiser nos manteaux, pensa Alice en soufflant la fumée devant elle. Je pense que je vais téléphoner à Marie-Camille tantôt. On pourrait peut-être aller prendre un verre ou un café. Ça fait un mois que je l’ai pas vue, puis la dernière fois… elle avait pas l’air en grande forme. Il faut que je me retienne pour dire ma façon de penser à Gabriel. Voir si ça a de l’allure lui faire de la peine comme ça ! »

    Dix minutes plus tard, Alice se releva et entra dans son appartement pour mettre son plan à exécution. Elle habitait ce petit studio au deuxième étage depuis le 1er février. Après son excursion à Sainte-Cécile dans le temps des fêtes avec son amie, la femme avait pris la décision de déménager seule. Elle écrasa son mégot dans le cendrier sur le comptoir de la cuisine et leva la main pour décrocher le combiné du téléphone accroché au mur. Puis elle jeta un coup d’œil vers la vaisselle qui traînait dans son évier depuis la veille avec une grimace de dégoût.

    — Je pense que je vais m’occuper de ça avant, soupira-t-elle en délaissant le téléphone à regret.

    Alice alluma son poste de radio et sourit en entendant la question de l’animateur :

    « Un seul sujet pour vous aujourd’hui : croyez-vous que les femmes devraient plus s’impliquer dans le débat politique au Québec ? Avec les élections qui s’en viennent à l’automne, qu’en pensez-vous ? Nous attendons vos appels. »

    — Certainement, marmonna Alice en enfilant ses gants de caoutchouc jaune.

    Elle monta le son pour entendre les réponses des auditeurs et auditrices. Au fur et à mesure que ceux-ci émettaient leur opinion, la rousse commentait tout haut leurs arguments, en poursuivant sa tâche ménagère.

    « Je crois que la femme devrait se préoccuper de la politique, parce qu’après tout, aujourd’hui, elle est censée être l’égale de l’homme… » mentionna un homme.

    — Bien dit, monsieur !

    « Moi, je trouve que la femme devrait juste garder son foyer. Je pense que la politique, c’est le devoir d’un homme, pas celui d’une ménagère », sermonna un autre.

    — Voyons donc ! Qu’est-ce qu’il raconte, celui-là ! rouspéta Alice en frottant vigoureusement un chaudron dans l’eau mousseuse.

    « Il y a un domaine pour chacun. Je pense que la politique reste celui des hommes. Peut-être avec les femmes comme conseillères, mais discrètement… » précisa un troisième auditeur.

    — C’est ça ! Prenez nos idées, mais cachez-nous ! grogna Alice de plus en plus outrée.

    Pendant qu’elle terminait sa vaisselle, les participants et participantes se succédèrent, tous avec une opinion plutôt tranchée sur la question. Alice s’empressa d’éteindre la radio pour téléphoner à Marie-Camille aussitôt la dernière casserole essuyée.

    — Allô Marie ! Je suis contente de t’entendre. Ça te tente d’aller marcher un peu ? Il fait tellement beau.

    — Je te dis pas non… J’ai eu toute une semaine ! On se rejoint au carré Saint-Louis si tu veux ?

    — Parfait ! Dans trente minutes.

    Satisfaite de la réponse positive de son amie, Alice passa une dernière fois le linge sur son comptoir et sourit en voyant sa cuisine bien ordonnée.

    — Je suis une vraie petite reine du foyer ! ironisa-t-elle, déterminée à ne pas se laisser miner par les idées rétrogrades qu’elle venait d’entendre.

    ~ ~ ~

    Quand Marie-Camille arriva au parc de la rue Saint-Denis un peu plus tard, elle avait évidemment quelques minutes de retard. Malgré les sept horloges accrochées au mur de son salon, la jeune femme de vingt-huit ans n’était guère ponctuelle, sauf pour son travail au salon funéraire Gouin. Alice était déjà assise sur un banc de bois et lançait des morceaux de pain aux pigeons qui roucoulaient autour d’elle. Marie-Camille l’observa de loin en se disant que son amie avait retrouvé son éclat. Dans le soleil d’avril, ses cheveux auburn coupés à la dernière mode lui faisaient une belle couronne dorée. Elle avait repris le poids perdu après son interruption de grossesse en novembre dernier et son corps avait les rondeurs qu’appréciait sa tante Florie. Celle-ci n’avait d’ailleurs pas manqué de lui faire savoir qu’elle était trop maigre, lors de sa dernière visite à Sainte-Cécile, à la fin du mois de février. Détachant son foulard noué sous son menton pour le faire glisser sur ses boucles indisciplinées, Marie-Camille s’avança d’un pas rapide dans le sentier en évitant la neige qui fondait.

    — Bonjour, Alice !

    — Oh salut, Marie-Camille !

    Les deux amies se firent une accolade affectueuse et s’installèrent l’une près de l’autre.

    — Alors ton appartement ? Ça te plaît toujours autant ? demanda Marie-Camille en déboutonnant son trench-coat gris ceinturé à la taille.

    Alice prit quelques secondes pour apprécier la tenue de son amie : un joli chandail au col montant rouge sur un pantalon noir et des bottes blanches.

    — Mon doux, on avait pas dit qu’on allait juste marcher et prendre une bouchée ? rigola-t-elle en montrant son accoutrement beaucoup moins élaboré.

    — Oui, mais j’arrivais du salon quand tu m’as téléphoné et j’ai pas eu le temps de me changer.

    — Ah bon, on est samedi ! Depuis quand tu travailles la fin de semaine ?

    Marie-Camille laissa son regard filer au loin. Elle observa un groupe de personnes âgées qui jasaient sur un banc et se retint pour répliquer : « Depuis que Jean-Luc arrive plus à s’éclipser de chez lui sans que sa femme lui reproche ses absences injustifiées ! »

    Mais la jeune femme n’en fit rien. Elle n’avait pas envie de se plaindre de sa situation de maîtresse, même auprès de sa meilleure amie. Si Alice n’avait plus jugé la relation que Marie-Camille entretenait avec cet ancien enseignant, marié de surcroît, il n’en demeurait pas moins que l’embaumeuse préférait se faire discrète à propos de cette partie de sa vie. Chaque fois qu’elle embrassait cet homme et qu’elle passait du temps avec lui, elle savourait ces instants en faisant fi des convenances religieuses. Puis, lorsque Jean-Luc quittait son appartement de Rosemont, elle restait quelques jours à se questionner et à douter. Voulait-elle vraiment vivre son existence dans l’attente d’un amour qui pourrait éventuellement être accepté de tous ? Si elle respectait son amant parce qu’il sacrifiait leur couple pour rester auprès de son fils Mathieu, il n’en demeurait pas moins que cela signifiait fort probablement qu’elle-même n’aurait jamais d’enfants. Et cette possibilité la torturait. Alors elle évita le regard de son amie pour répondre :

    — Monsieur Pépin avait besoin d’aide. Il a dû s’absenter pour cause de mortalité dans sa famille.

    Devant l’ironie de la chose, Alice éclata de rire en montrant ses incisives trop avancées qui lui donnaient un charme certain. Elle claqua affectueusement la cuisse de son amie et s’exclama :

    — Je m’excuse !

    Marie-Camille, qui riait aussi, répondit :

    — T’en fais pas, c’est son grand-oncle de cent deux ans qui est décédé. Rien de bien dramatique ! Bon, on va marcher ?

    Les amies se levèrent et, bras dessus, bras dessous, s’éloignèrent sur la rue Saint-Denis pour descendre lentement vers le fleuve Saint-Laurent. Les badauds étaient nombreux à profiter, comme elles, de cette belle journée de congé. En arrivant au coin de la rue Marie-Anne, Marie-Camille pointa une grande maison :

    — J’ai appris que c’était la résidence de Robertine Barry autrefois⁴*.

    — Hum… de qui ?

    Alice pencha la tête vers son amie, un air curieux sur son visage rond.

    — La première journaliste au Québec. C’est matante Adèle qui m’a parlé d’elle. C’est son idole ! rigola Marie-Camille en poursuivant. Il semble que c’était une femme très cultivée, qui tenait souvent salon dans son domicile. C’est ici que les écrivains, les poètes et tout le gratin intellectuel se rencontraient pour discuter. En tout cas, d’après Adèle !

    Marie-Camille fit l’économie de tous les détails de la vie de la femme célèbre en voyant un léger ennui sur les traits de sa partenaire. Alice n’était pas allée longtemps à l’école et avait peu d’intérêt pour les notions d’histoire.

    Quand elles traversèrent la rue Sherbrooke, Alice racontait avec moult détails la crise de nerfs faite par un client parce que les déménageurs de la compagnie de transport étaient arrivés trente minutes en retard avec son piano l’avant-veille. Les mains dans les airs pour donner du poids à son histoire, elle rigola :

    — Je te jure, Marie, à l’entendre, on aurait cru que nos employés s’étaient sauvés avec son énorme instrument.

    Les deux amies riaient de bon cœur tout en marchant d’un pas alerte. Mais alors qu’elles posaient le pied sur le trottoir de l’autre côté de la rue achalandée, Alice se mit soudain à ralentir le pas.

    — Il était temps ! souffla Marie-Camille. J’ai pas tes échasses, moi, je suis obligée de courir pour rester à ta hauteur !

    Alice sourit distraitement en entendant son amie se moquer de sa grande taille pour tenter de cacher sa vive inquiétude. À quelques pas devant eux, la femme crut bien avoir aperçu l’amoureux de Marie-Camille, qui tenait la main d’un bambin coiffé d’une tuque bleue, blanche et rouge à l’effigie des Canadiens. Que Jean-Luc Buisseau soit si près d’elles ne causait pas vraiment de problème… c’était plutôt que l’autre main de l’enfant était enfouie dans celle d’une grande femme mince et blonde. Plongeant ses poings fermés dans les poches de son manteau rouge de vinyle usé, Alice essaya de détourner l’attention de Marie-Camille, en faisant mine de trébucher.

    — Attention, Alice ! Où est-ce que tu as la tête ? Je te demande où tu veux aller prendre un café.

    — Hein ? Oh, on pourrait aller au Montreal Pool Room sur la rue Saint-Laurent ? Josh arrête pas de m’en parler. Il dit que c’est là qu’on mange les meilleurs hot-dogs de la ville ! Allez, viens !

    Alice voulut se diriger vers l’ouest, mais Marie-Camille l’arrêta en tirant la manche de son manteau.

    — Voyons donc ! On va pas manger à 3 heures de l’après-midi ! Ça sert à rien d’aller aussi loin. Viens, on va voir s’il y a de la place chez Gio’s et…

    La jeune femme cessa d’avancer brusquement. Cette silhouette devant elle, ce profil un peu voûté et svelte qui lui chavirait les sens était celui de Jean-Luc, elle en était presque certaine. Voulant en avoir le cœur net, Marie-Camille releva la tête et pressa le pas en se dégageant prestement lorsque Alice voulut la retenir par le bras :

    — Laisse-moi !

    Plus elle approchait du trio qui riait sur le trottoir, plus son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. L’homme et la femme faisaient bondir le petit garçon, à intervalles réguliers, en le tenant chacun d’une main. L’harmonie qui se dégageait d’eux était tellement grande que Marie-Camille se dit que c’était impossible qu’il s’agisse de la famille de son amoureux, celui-ci lui ayant répété à maintes reprises à quel point sa femme Micheline ne voulait pas passer de temps avec lui. Arrivée à quelques pas seulement d’eux, la jeune se rendit à l’évidence : c’était bien Jean-Luc, son épouse et leur fils. Malgré elle, Marie-Camille continua à avancer en fixant la famille sans broncher. Quand tous furent arrêtés au feu rouge à l’intersection de la rue Ontario, son regard croisa les yeux de Jean-Luc, dont le visage se vida de son sang.

    — Papa, papa, fais-moi sauter encore… Papa ?

    — Quoi ?

    — Allez, chéri, rajouta sa compagne d’une quarantaine d’années, un, deux, trois…

    Désemparé, Jean-Luc n’arriva pas à soulever son fils. Il ne pouvait détourner son regard de Marie-Camille, qui avait pâli et tremblait comme une feuille. C’était une chose de savoir son amoureux marié, mais de le rencontrer par hasard en compagnie de sa famille en était une autre. Micheline releva la tête à ce moment-là et s’aperçut de la distraction de son époux.

    — Qu’est-ce que tu fais, Jean-Luc ?

    Elle suivit la direction du regard de l’homme et fronça ses sourcils.

    — Tu connais cette dame ?

    — Oh, eh bien oui, répondit Jean-Luc d’un ton neutre. Je n’étais pas certain. Mademoiselle Gélinas, vous allez bien ?

    Ignorant si elle pouvait répondre sans que sa voix vacille, Marie-Camille ne fit que hocher la tête. Le groupe se déplaça légèrement pour laisser la place à d’autres passants. Alice, aux côtés de son amie, fixait avec une colère à peine masquée l’homme qui blessait ainsi sa copine. Elle prit discrètement la main de Marie-Camille et ne fut guère étonnée de la trouver glaciale.

    — Vous vous connaissez comment ? demanda Micheline avec gentillesse.

    Cette douceur dans le ton ébranla les préjugés qu’entretenait Marie-Camille. Elle tenta de masquer son émoi, ses yeux fixés sur le visage blême de son amant.

    — Marie… mademoiselle Gélinas était une étudiante au Collège, l’année dernière, répondit ce dernier en se tournant vers son épouse.

    — Ah bon ? Une femme embaumeur. C’est un drôle de choix de carrière, n’est-ce pas ?

    Micheline, une femme élancée aux cheveux pâles et aux yeux bruns dirigea son attention vers Marie-Camille, qui ne savait comment se sortir de cette situation. Elle l’avait supposée méchante et hautaine, et elle la découvrait aimable et intéressée. Se pouvait-il que Jean-Luc ne soit pas l’homme qu’elle croyait ? Qu’il l’ait dupée sans vergogne pour la mettre dans son lit ? La jeune femme plaqua donc un semblant de sourire sur son visage livide et murmura :

    — Eh bien, il faut une première à tout. Bon, alors…

    — Je vous félicite, mademoiselle ! la coupa alors Micheline en souriant. Je ne crois pas que j’aurais le courage de faire un tel travail. De toute manière, pour moi, le plus bel emploi du monde est de prendre soin de mon fils et de mon mari. N’est-ce pas, Jean-Luc ? Je travaillais d’ailleurs à l’université jusqu’à l’automne passé, on s’est peut-être croisées ?

    Sans s’apercevoir du malaise de Marie-Camille, elle s’avança pour poser une main aux longs ongles vernis de rose sur l’avant-bras de la jeune femme.

    — Mais après une discussion avec mon époux, poursuivit Micheline, nous avons convenu que la meilleure place pour une maman était à la maison. Tu es d’accord, mon chéri ?

    Elle leva un regard inquisiteur vers Jean-Luc, qui était bien conscient de la détresse de sa jeune maîtresse. Cette dernière se sentait si mal qu’elle craignait de s’écrouler sur place et de se donner en spectacle. Seuls ceux qui la connaissaient parfaitement pouvaient constater son désarroi dans le léger vacillement de ses paupières derrière ses lunettes noires. Elle lança un appel à l’aide muet à Alice en serrant ses doigts encore plus fort. L’homme, qui n’avait pas laissé la main de son garçonnet sautillant, hocha distraitement la tête en guise de réponse, tout en tentant de capter le regard de Marie-Camille. Mais celle-ci avait tellement de rage au cœur qu’elle refusa ce contact visuel. Après qu’un second feu vert eut succédé au rouge, ce fut Alice qui bougea la première.

    — Bon, fit-elle d’un ton ferme, nous devons rejoindre des amis au restaurant à 3 heures et demie et on va être en retard. Enchantée, monsieur, madame.

    Marie-Camille balbutia un semblant de salut avant de suivre son amie, qui avait déjà un pied dans la rue. Elles s’éloignèrent à toute vitesse et Alice ne laissa pas la main de sa complice avant qu’elles soient entrées au restaurant Gio’s. La blonde ne disait pas un mot et la pauvre Alice ne savait comment l’aider. Quand Marie-Camille murmura enfin :

    — Il a sûrement une explication…

    La rousse explosa.

    — Oh non ma fille ! Tu vas pas le laisser jouer avec tes sentiments comme ça ! Cet homme-là est marié et d’après ce que j’ai vu il y a quelques minutes… bien heureux de l’être.

    — Ohhhh !

    Marie-Camille plongea son visage défait dans ses mains glacées, et ses épaules étroites tressautèrent sous les sanglots. Alice l’entoura de son bras en remerciant le Ciel d’avoir été présente lors de cette rencontre entre les deux amants. Elle chuchota à l’hôtesse, qui arrivait devant elles :

    — Deux personnes s’il vous plaît. Une table discrète, si c’est possible.

    Alice entreprit de diriger son amie dans un coin reculé du populaire restaurant. Elle allait faire entendre raison à Marie-Camille : Jean-Luc Buisseau s’était joué d’elle et il lui fallait mettre fin à cette relation.


    4* Tous les passages suivis d’un astérisque renvoient à une note de l’auteure à la fin du roman.

    Chapitre 2

    En ce matin du début de mai, Gabriel commençait les préparatifs d’un défunt qui ne devait pas être beaucoup plus vieux que lui. Le jeune homme était dévoué et aimait l’histoire derrière le salon qui lui avait offert son premier emploi. Le fondateur, Lazar Paperman, président d’une Hevra Kadicha* – société d’inhumation bénévole – avait été fortement encouragé par la communauté juive à ouvrir une maison de pompes funèbres plusieurs décennies auparavant.

    « Ce qui nous distingue, lui avait raconté l’homme, ce sont les précautions que nous prenons pour nous assurer que soient respectées les diverses coutumes et valeurs des familles de la communauté juive. »

    Conscient de ses responsabilités, Gabriel jeta un regard attentif au corps allongé sur la table en refermant son sarrau. Il inspira profondément avant de débuter sa tâche.

    — Trente ans. Pauvre homme, murmura-t-il en consultant la fiche du défunt.

    Tué par un cancer virulent, le disparu venait tout juste d’avoir son deuxième enfant. Gabriel sentit une tristesse l’envahir envers cette jeune famille qui n’aurait pas de père. Ce qui l’amena à penser à sa relation avec le sien, qui n’avait jamais été simple. Après la visite de Marie-Camille à la fin du mois de décembre, Edmond Joseph avait invité son fils dans son bureau pour avoir une conversation sérieuse avec lui. Les deux hommes n’avaient pas prononcé un mot pendant un long moment. Gabriel avait fixé la fenêtre derrière son père, où la neige tombait en gros flocons virevoltants.

    — Qui était-ce ? avait finalement demandé Edmond d’un ton sévère.

    — Une amie du Collège.

    — Une amie qui vient ici te relancer alors que tu ne nous as jamais parlé d’elle ? Me mens-tu Gabriel ? Y a-t-il plus que tu me dis dans la relation avec cette goy ?

    À ce moment de sa vie, le jeune Juif aurait aimé avoir le courage d’assumer cette amitié. Il avait reporté son regard foncé sur les traits fermés de son père. Il aurait voulu lui crier que Marie-Camille Gélinas l’avait aidé à se trouver une passion. Qu’elle n’était qu’une copine, rien de plus ! Mais une amie essentielle à sa vie. Pourtant, comme avec les intimidateurs du Collège des embaumeurs qui n’avaient eu de cesse de le harceler à propos de son apparence et de sa religion, Gabriel n’avait pas eu de cran. Il avait baissé la tête et marmonné que Marie-Camille n’était qu’une connaissance. Son père avait conservé son air strict, mais avait hoché sa tête blanche couronnée d’une kippa grise devant cette explication plausible.

    — Parfait. Parce que tu sais qu’une telle relation n’est pas acceptable pour nous.

    — Je sais.

    — Je doute que cette jeune femme respecte les sept lois* mon fils.

    Sans parler, Gabriel avait de nouveau hoché la tête, même s’il avait eu envie de s’écrier : « Évidemment qu’elle ne les respecte pas, elle est catholique ! » Mais il s’était tu et, comme un enfant, avait attendu la fin du sermon paternel pour s’éclipser et retourner prier dans sa chambre. Depuis ce jour, il faisait tout pour éviter de penser à Marie-Camille.

    Autour de lui, dans la grande salle funéraire aux murs blancs, des individus l’avaient rejoint et récitaient à présent les Psaumes. Pour une rare fois, ces chants le dérangèrent et il se retint de demander sèchement aux quatre hommes de se taire.

    — Je vous prierais de sortir maintenant, murmura plutôt Gabriel. Je vais procéder à la tahara⁵.

    Le jeune homme soupira d’aise aussitôt les bénévoles partis. Ceux-ci auraient pu rester tout au long du processus, mais Gabriel avait envie de travailler dans le silence. Le corps devait tout d’abord passer par le rituel de la purification en préparation aux funérailles. Avec douceur, l’embaumeur entreprit de débarrasser le trépassé de toute poussière, des fluides corporels et d’autres souillures sur la peau.

    « Bon… songea-t-il avec regret, je dois maintenant faire revenir les membres de la Hevra Kadicha. »

    Les hommes chassés de la salle un peu plus tôt attendaient patiemment à l’extérieur de la pièce. Ils vinrent aussitôt rejoindre Gabriel.

    — Nous allons le vêtir, murmura ce dernier, en tendant les vêtements blancs et le châle de prière aux hommes discrets.

    Contrairement à ce qui était pratiqué dans d’autres religions, le cercueil devait être fermé lors des funérailles juives. Tout au long de son travail auprès du corps, Gabriel songeait à ses projets de mariage avec Béthanie Chelli. Depuis leurs fiançailles, un mois plus tôt, les préparations pour le jour de leurs noces allaient bon train. Au début, le jeune homme avait espéré avoir du temps pour mieux connaître sa fiancée avant de convoler. Mais sous l’insistance de son père, qui lui rappelait qu’ils étaient en âge d’être parents et que Maria et lui ne rajeunissaient pas, Gabriel avait accepté que l’union soit célébrée avant la fin de l’année 1962. Depuis, il ne se préoccupait guère des préparatifs, laissant cela aux femmes des deux familles. Par contre, par vagues, lui venait la crainte de ne jamais aimer Béthanie Chelli comme il se devait.

    — Cela viendra sûrement, murmura-t-il pour lui-même afin de se convaincre. Elle fera une femme respectable.

    — Pardon ? s’informa un des accompagnateurs.

    — Oh rien, rien…

    Gabriel se concentra sur le cercueil en rougissant. Au plus profond de son âme, le pauvre homme savait que cette vie auprès de la jeune Chelli n’était pas celle qu’il souhaitait. Mais il n’avait pas su s’opposer aux exigences de son père et la jeune femme portait à présent sa bague de fiançailles avec timidité.

    « Si seulement je pouvais parler avec Marie-Camille, pensa Gabriel en sortant du salon à la fin de cette journée éprouvante. En même temps, je sais qu’elle me dirait que je suis fou de m’embarquer dans cette relation sans amour. Comme maman dit, ça viendra sûrement à force de se côtoyer. »

    Avant de grimper dans l’autobus sur la rue Côte-des-Neiges, Gabriel profita des doux rayons de soleil de la fin de l’après-midi. Les passants déambulaient sur les larges trottoirs et il remarqua encore une fois à quel point ce quartier de l’ouest de l’île de Montréal était multiethnique.

    « Marie-Camille dirait qu’elle a l’impression d’être dans un autre pays ! » songea-t-il en souriant.

    Tant de moments, de situations lui donnaient envie de partager ses pensées avec son amie. Avant elle, il avait noué peu de relations avec les jeunes de son âge. Gabriel était un enfant solitaire et il n’aurait jamais cru avoir autant mal à l’idée de ne plus voir la Québécoise. La façon cavalière dont il avait pris congé de Marie-Camille le faisait se morfondre. Perdu dans ses pensées, il faillit manquer son arrêt et c’est en courant vers l’avant qu’il sortit de l’autobus. En marchant vers sa résidence, Gabriel sentit son cœur se serrer au fur et à mesure qu’il s’en approchait. La grande demeure lui semblait à présent synonyme de prison. En renonçant définitivement à son amitié avec Marie-Camille, il mettait les pieds dans un engrenage infini. Il n’aurait plus de voix pour exprimer ce qu’il souhaitait pour son futur. Dans un sursaut de révolte, il cessa d’avancer.

    — Et si… murmura-t-il.

    Sans terminer sa phrase, le barbu tourna les talons et se dirigea vers l’est sans vraiment savoir où il irait. Depuis une semaine, sa mère lui rappelait que sa fiancée et sa belle-famille seraient des leurs pour le souper précédant le shabbat. Mais pour le moment Gabriel savait que cette soirée qui l’attendait était au-dessus de ses forces. Il lui fallait d’abord calmer son esprit.

    ~ ~ ~

    — Je t’en prie, Marie-Camille, laisse-moi t’expliquer.

    — Il y a rien à expliquer, Jean-Luc. Je l’ai vue de mes yeux. Comment peux-tu me dire que cette femme t’agresse ? Elle semble si gentille.

    Le couple se tenait dans le parc près du salon funéraire Gouin. L’endroit où les amoureux s’étaient embrassés pour la première fois. À quelques reprises, depuis leur rencontre fortuite, trois semaines auparavant, Jean-Luc avait essayé de prendre contact avec son amante. Cette dernière l’avait laissé attendre longuement sur le palier de son appartement le soir même de leur rencontre sur la rue Saint-Denis. Puis, le lendemain, lorsqu’il avait téléphoné chez elle, Marie-Camille avait raccroché la ligne en disant :

    — Pas maintenant. Je suis pas prête à t’entendre.

    Jean-Luc craignait de la voir disparaître de sa vie. À cette idée, l’homme voulait hurler de rage. Il prit donc le poignet délicat de Marie-Camille dans sa main et l’attira vers un banc. Dans le visage mature du quadragénaire, toute la tension des dernières semaines se voyait : ses pommettes semblaient plus saillantes, comme si ses joues s’étaient creusées ; de nouvelles rides étaient apparues au coin de ses paupières. Il frotta son menton avant de parler, sans laisser à Marie-Camille le choix de l’écouter.

    — Je ne t’ai pas menti, ma chérie. Je t’ai toujours dit qu’en public, ma femme était exemplaire. C’est entre les murs de notre maison qu’elle montre son vrai visage.

    — Bien pratique de me préciser ça… murmura Marie-Camille, en abandonnant malgré tout sa main dans celle de son amoureux.

    Ses paroles blessèrent Jean-Luc, qui ferma les yeux sur les larmes qui affluaient. Il croyait vraiment que l’année passée auprès de sa maîtresse avait prouvé à celle-ci qu’il était un homme respectable. Ce qui en soi était ridicule, à bien y penser, puisqu’il trompait sa femme. Délaissant

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