Le poids du mensonge (29)
Par Emilie Turgeon
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À propos de ce livre électronique
Six mois ont passé depuis que Lili a survécu au pacte de suicide qu'elle avait conclu avec ses amis, Frankie et Liz.
La jeune femme croit désormais avoir remis sa vie sur les rails. Les séquelles causées par l'accident de voiture s'estompent, l'harmonie est revenue au sein de sa famille et elle a même trouvé l'amour dans les bras de Tom, son physiothérapeute.
Mais une ombre plane toujours sur sa tête : celle du mensonge.
Des éléments de preuve concernant la tragédie sont rendus publics, ce qui remet en cause l'innocence de Frankie. Lili devra faire un choix déchirant : laisser son ami porter le blâme et passer pour un meurtrier aux yeux de tous ou avouer son secret à son entourage.
Sauf que la vérité risque de tout faire s'effondrer... encore une fois. Lili est-elle prête à mettre en péril son bonheur tout neuf?
Les conséquences du mensonge se révèlent parfois d'une gravité insoupçonnée. C'est ce qui arrive lorsqu'on doit répondre de ses actes devant la justice. Dans cette suite de Ce qui ne tue pas, le parjure risque d'être lourd à porter pour Lili. Au-delà des considérations légales se profilent également des questions éthiques : sacrifier la quiétude de ses proches, même illusoire, ou préserver la mémoire d'un être cher?
Emilie Turgeon
Emilie Turgeon a toujours aimé écrire. C’est en suivant un cours de création littéraire à l’université que l’idée de publier un jour s’est manifestée. Écrire pour la jeunesse lui semblait la chose à faire puisque ses fréquentes visites dans les librairies s’éternisent surtout dans le rayon pour adolescents. D’ailleurs, selon elle, les livres dont on se souvient le plus sont ceux qu’on lit quand on est jeune. Aujourd’hui, elle est enseignante de français au secondaire et trouve chaque jour dans ses classes de nouvelles sources d’inspiration.
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Aperçu du livre
Le poids du mensonge (29) - Emilie Turgeon
sacs.
Prologue
C’était il y a six mois maintenant. Le jour où la voiture de Frankie nous emmena vers la mort. Je ne me souviens pas de tous les obstacles que nous avons percutés, pas plus que du moment où mes amis ont été éjectés. Je ne me rappelle pas comment j’ai fait pour survivre. Mais je suis là et pas eux.
J’ai passé les deux premiers mois dans le coma, fausse mort paisible, à reconstruire mon corps. Les deux suivants ont été difficiles. Je me suis démenée entre mon envie de mourir et celle de vivre. C’est cette dernière qui a remporté la lutte. Puis il y a eu Tom. Mon incroyable amoureux.
Les deux derniers mois, donc, auraient dû s’approcher de la lune de miel. Un peu, oui. Mais le bonheur auquel j’aspirais, celui en lequel je croyais, n’est pas venu à bout de fleurir complètement.
D’une certaine manière, je me sens bien, libérée. Comme si, maintenant que mes amis sont sous terre, je n’avais plus l’obligation de les rejoindre. Comme si je retrouvais le droit de vivre ma vie. Je me l’étais enlevé moi-même, je sais, mais la sensation reste la même. J’ai le droit de vivre. Heureuse, qui plus est.
Ce qui me fait aussi me sentir mal. Nous avions fait ce pacte à trois. Que j’aie survécu m’apparaît encore un peu comme une injustice, plus pour eux que pour moi. Ça devient difficile de mettre des mots sur mes émotions tellement elles sont complexes et changeantes. Reconnaissance ? Soulagement ? Culpabilité ? Regret ? Peine ? Si je les passais toutes au mélangeur, quel nom donnerait-on à la bouillie ainsi obtenue ?
Tous les matins, quand je me réveille, mes premières pensées sont les mêmes : j’ai essayé de me tuer, j’ai raté mon coup, j’en suis plutôt soulagée, personne ne doit le savoir. Le qualificatif de « miraculée » se fait plus rare, mais j’ai toujours cette impression de me battre contre la vérité. Comme si elle refusait de se taire, de rester cachée là où je l’ai enfouie en sortant du coma, le 3 avril dernier.
Quand j’ai vraiment voulu tourner la page, j’ai écrit un courriel à mes défunts amis. Je me souviens de leur avoir dit : « Ma punition sera de vivre avec ce secret toute ma vie. » Je ne croyais pas avoir autant raison.
- 1 -
26 juillet
Un picotement, irritant mais agréable. D’abord sur mon épaule gauche, puis dans mon cou. Un souffle aussi, chaud contre ma peau.
– J’aime mieux quand tu es rasé, dis-je en ouvrant les yeux.
– Excuse-moi, je t’ai réveillée, répond Tom avec un sourire taquin.
Il m’embrasse. Les baisers faits dans un sourire sont mes préférés.
– Est-ce que je dois aller me raser tout de suite ou je peux continuer de t’embrasser ?
– Continue !
Je lui retourne ses baisers et ses caresses. Nos corps sont déjà en sueur. Il fait tellement chaud dans son appartement ! Mon pyjama, une camisole et un short légers, me colle à la peau. Tom préfère dormir nu et c’est la raison pour laquelle nous restons chez lui plutôt qu’au frais dans le sous-sol chez mes parents.
Même si ma nouvelle chambre est plus isolée que l’ancienne, on est loin d’y retrouver l’intimité que nous avons chez Tom. Il occupe un trois et demie à l’étage d’une petite maison habitée par un couple de personnes âgées sourdes. Sérieusement, pour l’intimité, on ne peut pas rêver mieux ! Sauf qu’il faudrait vraiment investir dans un climatiseur…
– Il est quelle heure ? demandé-je.
– L’heure de sortir du lit !
Je grogne de mécontentement lorsque mon amoureux se défait de mon étreinte. Je voudrais le retenir, l’empêcher de laisser le lit se refroidir, si la chose était possible.
– Encore cinq minutes ! le supplié-je.
Je ne demande rien en particulier et tout à la fois. Cinq minutes de caresses, de baisers, d’amour, de proximité, de bien-être, de bonheur. Cinq minutes durant lesquelles la terre arrêterait de tourner.
– Bof, je ne suis pas fan des petites crottes au coin des yeux et de l’haleine pas fraîche !
Il n’arrive pas à garder son sérieux et éclate de rire comme je lui lance l’oreiller en pleine tête. Il esquive le projectile et me rejoint. Aussitôt, je soude mon corps au sien. Je ressens toujours ce besoin de me fondre en lui pour l’étreindre de l’intérieur.
– Ça suffit…
Non ! Je plaque ma bouche sur la sienne pour l’interrompre, sans succès.
– Il est presque onze heures !
Il est plus fort que moi, beaucoup, donc je ne peux le retenir quand il se lève. Dommage, on était si bien. J’étire mon corps et ressens, dans ma jambe droite, de la hanche au pied, toutes ces douleurs qui risquent de m’accompagner pour le reste de mon existence. Vu que c’est le prix que je paye pour être en vie, je ne me plains pas. Je ne me plains plus.
Et j’ai découvert Tom grâce à ces douleurs. Tom qui me regarde maintenant de cet air mi-amusé mi-exaspéré que je provoque chaque fois que je place mon plaisir avant les responsabilités.
– Je te rappelle qu’on travaille tous les deux à midi, alors debout, grosse marmotte !
Ouais, le travail. Merci, maman. Elle a rencontré par hasard (mon œil, oui !) mon ancien patron au club vidéo. Quand il a demandé de mes nouvelles, elle a prétendu que je me portais vraiment bien. Il a proposé que je reprenne ma place. Je n’avais aucune raison valable de refuser, sinon que je souhaitais passer tout mon temps avec Tom, ce que mes parents auraient désapprouvé. Alors j’ai retrouvé mon uniforme de commis et les souvenirs qui venaient avec.
Je sors enfin du lit et me rends aussitôt dans la salle de bain. J’ai l’intention de profiter de la douche la première ! Ma routine pour me rendre présentable demande plus de temps que celle de Tom. Lui, il n’a besoin que de sentir bon. Et de se raser.
D’ailleurs, il est prêt avant que j’aie terminé de me maquiller. Maintenant vêtu, il s’adosse au cadre de la porte pour me dévisager.
– Je sais ce que tu penses, dis-je en réponse au soupir qu’il pousse.
– Tu es belle au naturel.
Tom déteste que je me maquille. Je n’aime pas beaucoup ça non plus, disons que c’est un mal nécessaire. Mes premiers essais étaient tellement terribles que ma mère m’a offert une séance avec la cosméticienne de notre pharmacie. J’ai appris à dissimuler mes cicatrices sans avoir l’air de porter un masque de fond de teint et à trafiquer mes yeux pour qu’ils aient l’air de la même taille. Pourtant…
– Eh bien, les regards étonnés et dégoûtés des clients ne m’aident pas à oublier ma face naturelle de monstre, plaidé-je.
– Arrête de te traiter de monstre ! me gronde-t-il. Je les aime, moi, tes cicatrices. Elles…
– … font de moi une survivante, complété-je.
Pour Tom, c’est un compliment. Pour moi, c’est un rappel de mes mensonges. Être une survivante, c’est positif, fort. Ça s’applique à celles qui surmontent un cancer, une grave dépression ou un truc du genre. Celles qui survivent à leur suicide ont juste eu de la chance, en quelque sorte.
Je termine par une légère couche de mascara et me tourne vers Tom, quand même en quête d’approbation. Il vient vers moi, souriant. J’accroche mes bras à son cou avant de l’embrasser. Ses bras à lui s’attardent dans le bas de mon dos.
– Tu vois ? me fait-il remarquer en quittant mes lèvres. Si tu étais un monstre, j’aurais craint pour ma vie et tenté de fuir en hurlant. Je ne t’aurais pas laissée m’embrasser. En fait, je ne laisse que les belles filles le faire.
– Oh, et elles sont plusieurs à avoir ce privilège ? demandé-je en haussant un sourcil.
– Jamais plus qu’une à la fois…
Nous nous embrassons de nouveau. Je me sens tellement bien quand ses bras sont refermés sur mon corps, quand ses mains sont sur ma peau…
Mais, encore une fois, Tom se dégage. Il me jette un regard faussement réprobateur et soupire en secouant la tête.
– Si je ne t’arrête pas, on ne sortira jamais d’ici !
Je me contente de hausser les épaules (avec un sourire coquin, quand même). Je ne formulerais pas à voix haute mes envies parce qu’elles me gênent un peu moi-même, mais je sais que Tom les devine.
– Tu sais que tu es tout un numéro ? souffle-t-il avant de me tourner le dos.
Remercions chaleureusement l’étrange séquelle dont souffre mon cerveau, qui me pousse à me jeter sur Tom à la moindre occasion !
– C’est l’heure d’y aller ! annonce-t-il.
Je le rejoins près de la porte, récupère mon sac et le précède à l’extérieur. Tom tient encore à m’offrir son soutien dans les escaliers. Je n’en ai pas besoin, je tiens sur mes jambes, mais j’aime quand il joue les hommes galants !
– Je t’appelle ce soir, on verra ce qu’on fait, propose Tom en démarrant.
– Je finis à vingt heures, lui rappelé-je.
Pendant le trajet qui me mène au travail, mon amoureux me fait un résumé de la journée qui l’attend à l’hôpital. Ses activités sont plus intéressantes que les miennes. Lui, il aide des hommes et des femmes de tous âges à retrouver l’usage de leur corps. Moi, j’aide des clients à choisir entre un film d’action et une comédie.
Quand il me dépose, je l’embrasse avidement, histoire de me faire des réserves pour la journée. Ça ne fonctionne jamais, il me manque dès que j’entre dans le club vidéo.
Je salue mon patron, Stéphane, et file dans la salle des employés pour y déposer mes affaires. Tache-de-naissance est là, en train de dîner. Son nom, c’est Audrey, mais, comme elle est plutôt froide avec moi (j’ignore exactement pourquoi), je l’ai rebaptisée en l’honneur de la tache de naissance qui décore son nez, près de son œil gauche. J’imagine qu’elle ne se gêne pas, elle, pour m’appeler Scarface, ou la balafrée, en version française, ou m’affubler de n’importe quel autre surnom du genre. On ne se donne même pas la peine de se dire bonjour. Je rejoins tout de suite Stéphane derrière le comptoir.
– Salut, Lilianne ! Tu vas bien ?
– Oui, merci.
Mascarade. Je n’ai pas envie d’être ici et d’affronter les regards louches des clients pendant les huit prochaines heures, ce qui est réellement pénible. Mais c’est plus simple d’occulter la réalité et de choisir la facilité que de dire la vérité. Donc, je vais toujours bien.
– Tu peux t’occuper des retours et faire du popcorn ? demande Stéphane.
– Bien sûr.
Il y a quelques mois, je ne me souvenais pas d’avoir travaillé ici. Quand ma mère m’a rapporté mon uniforme (un chandail et un macaron en forme de grain de maïs éclaté orné de mon nom), des centaines de souvenirs ont afflué. J’aimais cet emploi, j’avais beaucoup de plaisir. Je pouvais louer tous les films que je voulais – gratuitement ! – et je passais les longues soirées tranquilles en semaine à jaser avec mes collègues. Audrey ne travaillait pas avec nous à cette époque-là (j’imagine que Stéphane l’a engagée pour me remplacer). Je me rappelle que, le mercredi, on jouait à choisir le pire navet possible, on le diffusait et on observait les réactions des clients. J’avais une préférence pour les vieux films d’horreur qui font plus rire que frissonner. On organisait aussi des chasses au trésor où il fallait trouver un titre bien précis grâce à une suite d’indices. Une fois, j’avais envoyé Maria, hypertimide, dans la section pour adultes ! Je crois que son visage est resté tout rouge durant une heure entière !
C’était avant que je devienne la pauvre miraculée endeuillée. L’inconvénient d’habiter une petite ville, c’est qu’il ne s’y passe pas grand-chose. Surtout pas des accidents dans lesquels des ados meurent en masse. Dans ces cas-là, les gens mettent davantage de temps à oublier.
Oh, notre histoire commençait à dater. Nous n’étions déjà plus d’actualité, mes amis et moi, mais mon retour à la vie publique a ranimé les ragots. J’imagine les femmes chez le coiffeur en train de se dire : « As-tu vu la p’tite Dionne, quel gâchis ! C’était une si jolie fille… » C’est souvent la première chose qui est déplorée après une catastrophe. La beauté perdue. Je n’ai jamais compris pourquoi.
À partir de quinze heures, je travaille avec mon collègue préféré, Benoît. Il a un an ou deux de moins que moi et nous sommes allés à la même école secondaire. C’est un sacré comique. Sa présence compense celle, glaciale, de Tache-de-naissance, qui contamine l’atmosphère jusqu’à dix-sept heures.
– Penses-tu continuer à faire quelques heures ici quand l’école va recommencer ? me demande Benoît.
– Pourquoi pas ?
– Il paraît que l’université, c’est pas mal plus exigeant que le cégep. Dans quel programme tu vas étudier, déjà ?
– Je n’irai pas à l’université.
Je devrais. Si je n’avais pas mis ma vie sur pause en janvier dernier, j’aurais maintenant un diplôme d’études collégiales en poche et je me préparerais probablement à entrer à l’université cet automne.
– Je dois reprendre ma dernière session de cégep, expliqué-je.
– Pourquoi ? Ah…, lâche-t-il en s’apercevant qu’il connaît la réponse à sa question.
– Ouais, à cause de ça, confirmé-je en lui souriant pour éviter que son malaise perdure.
Il s’excuse quand même en baissant les yeux. Autant m’y habituer. Quoique j’aie espoir de passer assez inaperçue au cégep. Après tout, celui-ci est fréquenté par un tas d’étudiants qui ne viennent pas de mon coin et qui ne savent rien de ma triste histoire. En plus, ceux qui m’ont côtoyée au cours des dernières années et au secondaire doivent effectivement entrer à l’université, eux.
– Si tu veux, et si nos horaires concordent, je pourrais te donner un lift, parfois, me propose Benoît. J’ai une voiture.
– Ouais, on regardera ça !
Je dois retourner à ma caisse pour m’occuper d’un client. Mon collègue s’éclipse pour aller remettre de l’ordre sur les tablettes. J’ai l’impression que je lui plais, ce qui serait complètement absurde. J’essaie de me rappeler comment il se comportait avec moi avant l’accident, mais rien de significatif ne me revient en mémoire. On s’amusait, on riait, c’est tout. Toutefois, Maxime Gobeil, mon ex séduisant, venait de rompre avec moi. Peut-être que je flirtais un peu pour me consoler.
À dix-sept heures, Tache-de-naissance nous quitte en saluant chaleureusement Benoît, mais en me boudant. Son attitude envers moi n’échappe à personne, mais nous n’en parlons pas. Tant que tout le monde fait son travail, le patron est content. Mon hypothèse, c’est qu’elle craque pour Benoît, donc mon retour (et notre complicité) l’énerve.
Comme c’est un vendredi soir humide et maussade (un orage menace), le club vidéo est pris d’assaut par les cinéphiles. Il n’y a pas de cinéma dans ma ville, le plus proche se trouve à plus de trente minutes de route. C’est pourquoi la location de DVD est si populaire. Surtout par temps gris. Benoît et moi sommes trop occupés pour nous amuser. Il parcourt les allées pour ranger les films, répondre aux clients et leur faire des suggestions tandis que je reste à la caisse.
Je ne marche sans canne que depuis deux semaines. Ma démarche est encore un peu bancale,