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Le silence est d'or: Et si elle n'entendait qu'avec lui...
Le silence est d'or: Et si elle n'entendait qu'avec lui...
Le silence est d'or: Et si elle n'entendait qu'avec lui...
Livre électronique305 pages4 heures

Le silence est d'or: Et si elle n'entendait qu'avec lui...

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À propos de ce livre électronique

A l'âge de huit ans, je me suis réveillée sourde. Je m'étais endormie une nuit d'hiver, sur le plancher de ma cabane dans l'arbre. Personne ne sait ce qui est arrivé ni pourquoi j'étais cachée là. Moi-même, je l'ignore.

Après avoir passé la moitié de ma vie dans le silence le plus profond, voilà que, lors d'un party entre amis, je réentends pour la première fois. Le phénomène se reproduit le lendemain, quand un garçon présent à la fête cogne à ma porte.

Avec lui, je retrouve le plaisir d'entendre. Pourquoi a-t-il le pouvoir de me guérir ? Que connaît-il de mon enfance ?

Plus j'essaie de comprendre, plus j'ai peur de ce que je pourrais découvrir...
LangueFrançais
Date de sortie11 avr. 2018
ISBN9782896628278
Le silence est d'or: Et si elle n'entendait qu'avec lui...
Auteur

Emilie Turgeon

Emilie Turgeon a toujours aimé écrire. C’est en suivant un cours de création littéraire à l’université que l’idée de publier un jour s’est manifestée. Écrire pour la jeunesse lui semblait la chose à faire puisque ses fréquentes visites dans les librairies s’éternisent surtout dans le rayon pour adolescents. D’ailleurs, selon elle, les livres dont on se souvient le plus sont ceux qu’on lit quand on est jeune. Aujourd’hui, elle est enseignante de français au secondaire et trouve chaque jour dans ses classes de nouvelles sources d’inspiration.

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    Aperçu du livre

    Le silence est d'or - Emilie Turgeon

    Remerciements

    CHAPITRE I

    REMERCIONS LE SEIGNEUR (OU PAS)

    Dans ma famille, on célèbre l’Action de grâce. Je sais que c’est plutôt rare au Québec, mais ma tante Laura y tient. Elle est croyante et pratiquante, mais de façon moderne. C’est elle qui affirme ça. Ça veut dire qu’elle ne va pas à la messe, mais qu’elle prie tous les soirs. Elle croit à la théorie de l’évolution et aux extraterrestres, mais pense que c’est quand même l’œuvre de Dieu. Elle croit au paradis et au purgatoire, mais jure que Dieu est trop miséricordieux pour ne serait-ce qu’avoir pensé à l’enfer.

    Ma tante Laura aime que toute la parenté soit rassemblée le deuxième lundi d’octobre pour faire un bilan de la dernière année et remercier le Seigneur pour toutes les belles choses qui nous sont arrivées. Mais j’essaie souvent de m’épargner ce genre de fêtes de famille.

    C’est que mes oncles, tantes, cousins et cousines ont toujours cette expression pleine de pitié quand ils essaient de me parler. Ça me fâche. Parce que je suis sourde. Complètement, inexplicablement sourde. Donc, même s’il m’arrive quelques trucs bien durant l’année, je ne me sens pas disposée à rendre grâce à qui que ce soit.

    Sauf que mes parents et mes frères ne veulent pas que je devienne la membre bizarre de la famille. La cousine fantôme qu’on ne sort qu’une fois par an. Peu importe que je reste dans mon coin à lire, tant que je suis là.

    Cette année, ma tante et mon oncle font rénover leur cuisine, et il y a du retard dans les travaux. Exceptionnellement, l’Action de grâce se tiendra chez nous. J’ai envie de rester enfermée dans ma chambre, mais je suis trop bien élevée pour ça. Peut-être que j’arriverai à m’éclipser après le souper.

    En attendant, je dois prêter main-forte à ma mère. Laura, qui nous sert toujours des repas plus que savoureux, a proposé de venir cuisiner ici, mais maman a prétendu pouvoir s’occuper de tout. Ah, l’orgueil…

    Donc, même s’il n’est pas encore dix heures, je suis en train de couper de la courge en cubes. Maman prépare la farce pour la dinde avec plein d’ingrédients qui, à première vue, ne vont pas ensemble. Elle en est à enfoncer le mélange dans le croupion de la bête quand elle me donne un coup de coude pour attirer mon attention.

    — La porte, articule-t-elle en faisant un signe de tête vers l’entrée et en me montrant ses mains dégoûtantes.

    J’obéis et vais ouvrir à notre visiteur. C’est Charlie, la blonde de mon frère Jim. Elle porte un survêtement en coton ouaté sous son imper bleu, et ses cheveux sont attachés en chignon lâche sur le dessus de sa tête. Pourtant, elle est super jolie. C’est parce qu’elle sourit tout le temps.

    Bonjour! gesticule-t-elle. Ça va bien?

    Jim sort avec elle depuis presque quatre ans, maintenant. Toute la famille l’aime beaucoup. Je la trouve géniale, surtout qu’elle fait des efforts pour apprendre à me parler avec la langue des signes. Je les ai même déjà surpris, elle et Jim, en train d’avoir des conversations en signes juste pour s’exercer.

    Salut! Jim est dans sa chambre.

    Charlie ne prend même pas la peine d’enlever son manteau et monte l’escalier à la course. Je remarque qu’elle a apporté son sac fleuri, preuve qu’elle va passer la nuit ici. Comme la chambre de Jim est à côté de la mienne, je songe qu’il doit y avoir des moments où ils sont contents que je sois sourde…

    Je retourne à la cuisine et avise ma mère que c’était Charlie et qu’elle est montée rejoindre Jim. Mon frère, pour ce soir, aura la tâche de dresser une table grandiose. Maman a l’habitude de dire que Laura sait recevoir en mettant les petits plats dans les grands, et il n’est pas question que nous n’en fassions pas autant. Oui, c’est bien de l’orgueil.

    C’est mon père qui a hérité de la pire corvée: le ménage. La maison doit être impeccable et invitante. Apparemment, ça implique de laver les fenêtres du rez-de-chaussée. Il faut que ça brille, que ça sente bon.

    Mon grand frère Fred est celui qui s’en sort le mieux. Maman a pitié de lui parce qu’il travaille de nuit et qu’il rentre vers quatre heures du matin. Il est barman. Il faut donc le laisser dormir. Mais je ne me plains pas de ma place en cuisine. J’aime préparer le repas avec maman.

    Je profite d’un temps de repos avant l’arrivée de la parenté. J’ai pris ma douche, me suis habillée proprement et légèrement maquillée.

    Mon amie Lucie répète constamment que ce n’est pas parce qu’on est malentendante qu’on doit être moche. Même si je reconnais qu’elle n’a pas tort, j’avoue qu’elle en fait peut-être un peu trop. Elle dit aussi que mes longs cheveux blonds et mes grands yeux bleus me donnent une bonne base. C’est pourquoi je me contente de vêtements décents, de coiffures simples et de mascara.

    Je suis en train de lire quand la lumière rouge au-dessus de ma porte se met à clignoter. C’est ce qui remplace le «toc! toc! toc!». Ou le «ding! dong!». Une sonnette version malentendante.

    Je me lève et vais ouvrir. Mes tripes se contractent quand je découvre que c’est ma tante. Je ne savais pas qu’elle était arrivée.

    Bonjour, R-O-X-A-N-N-E!

    Laura a appris les rudiments de la langue des signes grâce à Internet, mais, comme elle n’a pas l’occasion de la pratiquer, c’est toujours laborieux. Elle finit généralement par prendre du papier et un crayon pour tout écrire.

    Tu vas bien? me demande-t-elle.

    J’acquiesce et la laisse entrer dans ma chambre. Elle en fait le tour rapidement, curieuse de chaque objet qu’elle voit, se retournant pour me sourire au moins six fois. Elle s’arrête devant ma bibliothèque et promène ses doigts sur le dos des livres jusqu’à ce qu’ils agrippent le seul bouquin que je n’ai pas lu au complet. Les grandes étapes du deuil. Celui qu’elle m’a offert il y a cinq ans.

    J’aime beaucoup Laura, mais son ouvrage déprimant, elle peut se le mettre là où je pense. J’en ai abandonné la lecture au chapitre trois, celui sur la colère. Je n’ai jamais eu envie de m’y remettre. Ce que constate d’ailleurs ma tante en ouvrant le livre à la page où le signet est resté.

    Je soupire très discrètement et m’assois sur mon lit. Laura fait mine d’écrire sur sa main. Traduction: elle veut un crayon et du papier. Évidemment!

    — Je peux lire sur tes lèvres, lui rappelé-je en espérant que ma voix n’est pas trop tremblotante.

    Elle hoche la tête puis s’installe au pied de mon lit, le livre posé sur ses genoux.

    — Penses-tu participer aux grâces, ce soir?

    Je hausse les épaules. Laura sait très bien comment je me sens. Elle peut sans doute comprendre pourquoi je ne tiens pas à remercier son Seigneur.

    — Je suis persuadée qu’il y a eu de beaux moments dans ton année, non?

    Je hausse les épaules de nouveau, en plus de hocher la tête. Décidément, la conversation n’est pas mon fort.

    — J’aimerais ça, insiste-t-elle.

    Laura se lève, tout sourire. Elle pose le livre sur le deuil devant moi et tapote trois fois la couverture. Je sais qu’elle voudrait que je chemine dans ce processus absurde, mais je ne peux me résoudre à accepter ma surdité. Pour moi, ce serait comme admettre qu’il n’y a plus aucune chance que mon ouïe revienne.

    — Tu descends nous rejoindre?

    — Bientôt.

    Laura me sourit et s’en va. Je termine rapidement le chapitre de Moby Dick que je lisais avant d’être interrompue. Le roman peut traîner sur mon lit, mais le livre sur le deuil doit retrouver sa place dans ma bibliothèque avant que je descende.

    Je sursaute violemment quand des doigts se posent sur mon épaule. Je me retourne vers Fred, qui lève les mains en signe de paix. Comme on le fait devant une bête apeurée. C’est ce que je déteste le plus d’être sourde: ne jamais savoir ce qui se passe en dehors de mon champ de vision. Mécontente, je montre la lumière rouge, lui signifiant qu’il aurait pu s’annoncer.

    — Qu’est-ce qu’elle voulait? m’interroge Fred.

    Je mets cinq secondes à comprendre qu’il parle de Laura. Cinq autres à me demander pourquoi ça l’intéresse.

    Elle veut que je…

    — À voix haute! m’interrompt-il.

    Je soupire, sans aucune discrétion cette fois-ci. Autant Jim adore parler avec ses mains, autant Fred le fait le moins souvent possible. Oh, il en est capable, ce n’est pas le problème. C’est juste que Fred a un jour lu un article sur Internet qui disait que beaucoup de malentendants perdent leur habileté à s’exprimer oralement et que ça peut compliquer leurs relations avec le reste de la société.

    Mon frère ne veut pas que je sois encore plus isolée que je ne le suis déjà. Il me parle toujours de vive voix pour que je développe mon aptitude à lire sur les lèvres et exige que j’en fasse autant pour garder mes cordes vocales actives. C’est gentil de sa part, mais aussi très agaçant.

    Je m’y résigne pourtant chaque fois.

    — Elle veut que je participe aux grâces.

    — Je m’en doutais.

    Fred secoue la tête. Lui aussi adore Laura, mais il partage mon aversion pour les grâces. Il dit que ça ressemble à une compétition. Qui a eu la vie la plus cool, réalisé les plus grands exploits?

    — Au pire, tu n’auras qu’à remercier Dieu de t’avoir donné un frère aussi génial, propose-t-il en haussant une épaule.

    — Tu parles de Jim, là?

    Fred fait mine d’être vexé, mais je vois qu’il a envie de sourire.

    — Bon. Je te garde quand même une place à côté de moi, m’informe-t-il. Parce que j’ai un grand cœur.

    — Plutôt parce que tu as peur que je crache dans ton assiette avant de te servir si tu ne le fais pas!

    Il rit. Là, à cet instant, j’aimerais que mes oreilles fonctionnent. Ne serait-ce que pour quelques secondes.

    Nous descendons au salon et je m’aperçois que ma parenté est arrivée sans que je m’en rende compte. C’est bizarre de constater qu’il y a une quinzaine de personnes dans la maison, qui parlent sans doute toutes en même temps, mais que, dans ma tête, c’est aussi calme que si j’étais seule au monde.

    Fred rejoint mes cousins. Tout le monde semble à sa place, en train de discuter, un verre à la main. Je sens une petite angoisse monter en moi. Je n’ai rien à faire là. Dans trois secondes, je vais devoir feindre de ne pas remarquer leurs regards pleins de pitié et tenter d’avoir des conversations maladroites.

    Je me sauve donc dans la cuisine. En passant par la salle à manger, je me rends compte que Jim et Charlie se sont surpassés pour dresser la table. Jim a posé un long bout de papier brun sur la nappe jaune et y a peint un paysage d’automne chaudement coloré. C’est superbe. Il y a aussi une figurine en origami à chaque place. L’argenterie de Laura ne fait pas le poids face au génie artistique de mon frère!

    Je retrouve maman devant le four, en train d’arroser la dinde. Je sors les ingrédients nécessaires pour mes bouchées apéritives sophistiquées. En fait, ce n’est qu’un peu de terrine de lapin sur un craquelin, avec une perle de gelée de cidre de glace. Simple et délicieux. Ma mère, elle, entreprend de garnir des coupes en croustille avec une mousse de saumon fumé que nous avons préparée ensemble plus tôt. La présentation est parfaite.

    Quand tout est prêt, nous apportons les plats au salon. Mes cousins se jettent sur les crudités. J’espère qu’ils ont enfin appris qu’il ne faut pas saucer les légumes dans la trempette, les lécher, et recommencer. Il serait temps qu’ils comprennent, à cinq et six ans, que cette habitude est dégoûtante!

    Je prends une assiette et la remplis d’un peu de tout: bâtonnets de légumes, terrine, mousse de saumon, tomates et bocconcinis, salami, olives, etc.

    Je lance un coup d’œil à la ronde. Mes cousins et cousines jasent avec mes frères et Charlie. Mon père semble en grande conversation avec mes oncles, et maman sert à boire à ses sœurs. Je ne sais pas où me glisser. De toute façon, ce n’est pas comme si j’avais vraiment envie de me joindre à l’une de ces discussions.

    Je retourne donc à la cuisine en me donnant l’excuse de devoir surveiller ma soupe. J’en profite même pour arroser la dinde. Puis je coupe la baguette de pain, dépose les tranches dans deux paniers et vais les porter sur la table de la salle à manger.

    Quand je retourne aux fourneaux, Fred me rejoint. Il me regarde remuer le potage et plisse les yeux.

    Est-ce que tu te caches? me demande-t-il.

    Tiens donc, il signe! Il le fait sans doute pour moi, pour éviter que quelqu’un nous entende.

    Un peu, admets-je. Je déteste cette fête!

    Moi aussi.

    Qu’est-ce que tu vas dire ce soir?

    Je ne sais pas. J’ai eu une année de merde…

    Oui, ça, il peut le dire. Au cours des derniers mois, sa copine l’a laissé, il a abandonné ses cours à l’université parce qu’il remet en question son choix de carrière, et son emploi de barman ne lui plaît plus (sauf que c’est payant). On dit merci pour quoi dans ce temps-là?

    On pourrait se sauver. Fuir. Revenir quand tout le monde sera parti.

    Ma proposition le fait sourire. J’aimerais qu’on ait cette audace.

    Et manquer tous les beaux discours? La promotion de Gilles, les exploits de Sophie la virtuose…

    Je lève les mains et les secoue, comme on doit le faire pour applaudir à la mode des malentendants.

    Ma cousine Sophie joue du piano. Elle est douée. Très douée. C’est une élève-vedette du Conservatoire de musique de Québec et, chaque Action de grâce, elle nous joue un morceau, après quoi tout le monde applaudit et la félicite. Comme elle multiplie les honneurs, elle remercie Dieu pour ça, année après année, et les applaudissements reprennent.

    Enfant, j’aimais l’écouter jouer. Je la trouvais fascinante. Aujourd’hui, je ne vois que des mains s’agiter plus ou moins furieusement sur un clavier. C’est beaucoup moins intéressant.

    N’empêche que je lui lève mon chapeau. Avoir tous ces regards posés sur moi… Ça me noue l’estomac juste d’y penser. S’il fallait en plus que je joue une mélodie compliquée sans faire de fausse note, je crois que j’en mourrais d’une crise cardiaque!

    Pire, continue mon frère, on manquerait la bouffe!

    Là-dessus, il a raison! Pour avoir participé à la préparation du repas, je peux lui assurer qu’on va se régaler une fois de plus!

    Tu sais, enchaîne Fred, je reste convaincu que de beaux moments nous attendent.

    Je lève les yeux au plafond en secouant la tête, pas du tout impressionnée par son discours cliché.

    — Sérieusement, Roxanne, insiste-t-il en abandonnant les signes. On ne peut pas être malheureux aussi longtemps sans compensation.

    — Je ne suis pas malheureuse, je suis fâchée!

    C’est vrai! Les gens tristes pleurent tout le temps et se disent que la vie ne vaut plus la peine d’être vécue. Je ne suis pas comme ça. J’aime la vie, j’aime les gens, c’est juste que je voudrais qu’il y ait du son avec les images!

    Les yeux de Fred font un rapide mouvement vers la gauche. Comme s’il venait de voir une apparition derrière moi. Je déteste ça, découvrir que quelque chose se passe dans mon dos. Quand je me retourne, je ne sais pas sur quoi je vais tomber parce que je n’ai aucun indice. Un psychopathe pourrait être en train de faire un carnage avec une tronçonneuse que je n’en saurais rien. C’est flippant!

    C’est juste Laura et ma mère. À l’air qu’elles font, je devine qu’elles ont entendu ce que je viens de dire. C’est l’inconvénient de parler à voix haute. Aucune discrétion.

    Laura s’avance vers nous en affichant une moue pleine de compassion qui me fait craindre le pire.

    — Tu sais que je prie régulièrement pour toi?

    — Oui, tu me l’as déjà dit, me forcé-je à répondre oralement. Merci.

    Ça me touche qu’elle prie pour moi, mais bon, je crois que ma spiritualité a foutu le camp avec ma capacité à entendre.

    — Quand elle fera la paix avec sa situation, ajoute-t-elle en regardant Fred, elle pourra enfin s’épanouir. Veux-tu lui dire ça?

    Je peux lire sur ses lèvres! Je le lui ai répété tantôt, dans ma chambre! Et on vient de se parler! Ça m’énerve quand les gens prennent les membres de ma famille pour des interprètes, alors que j’accomplis très bien le boulot moi-même!

    — C’est ça que tu Lui demandes, à Dieu, dans tes prières? Que je m’épanouisse?

    J’espère que je ne crie pas. Je suis énervée, d’accord, mais je ne veux pas provoquer un scandale.

    — Entre autres, répond ma tante, visiblement blessée.

    — Et si tu Lui demandais de me rendre mes oreilles à la place?

    C’est raté pour la discrétion. Le visage de ma tante Laura se décompose et ma mère doit rassurer mon père, qui vient de faire irruption dans la pièce. Mon rythme cardiaque s’accélère. Crotte! Je vais me mettre à pleurer.

    La cuisine est trop petite, étouffante. Tous ces yeux braqués sur moi me rendent nerveuse. Je voudrais tant posséder le don de me rendre invisible!

    Fred touche mon épaule et je sursaute comme si ses doigts étaient chauffés à blanc et me brûlaient au troisième degré. Il me parle, mais je n’arrive pas à contrôler mes yeux ni à me focaliser sur ses lèvres. Des mains commencent à voler dans tous les sens, mais ma vue est brouillée par mes larmes, je ne saisis rien.

    Je bouscule un peu mes parents pour me frayer un passage hors de la cuisine et grimpe l’escalier à toute vitesse. Je claque la porte de ma chambre et m’y adosse, comme si j’avais le pouvoir de la blinder.

    Ferme les yeux, Roxanne, concentre-toi sur ta respiration, pense à quelque chose que tu aimes. C’est le truc de Rachel, mon ancienne psy, pour éviter une crise d’anxiété. Ça fonctionne… généralement… la plupart du temps. Mais pas quand quelqu’un actionne frénétiquement l’interrupteur de la lumière au-dessus de ma porte!

    — Laissez-moi tranquille!

    La lumière flashe une dernière fois. Message passé. Je me relève juste pour mieux me jeter sur mon lit. Je me roule en boule et cède aux larmes.

    Il est plus de vingt-deux heures quand je laisse entrer ma mère. Elle m’apporte une assiette réchauffée. Dinde, farce, sauce et gratin. Huuummmmm! J’ai trop faim, je n’ai plus la force de bouder.

    Comment ça va? me demande maman alors que j’engouffre déjà ma deuxième bouchée.

    L’avantage du langage des signes, c’est que ce n’est pas impoli de parler la bouche pleine!

    Je m’excuse, dis-je simplement. Je n’aurais pas dû péter les plombs.

    Ne t’en fais pas pour ça. Laura a compris qu’elle avait été maladroite.

    Elle n’est pas fâchée? Toi non plus?

    Ma mère ne me répond pas tout de suite, occupée à faire un résumé de la conversation à mon père qui se joint à nous. C’est lui qui me rassure.

    Personne n’aurait eu le droit d’être fâché!

    Mon père est le premier à rappeler aux autres qu’ils ne peuvent absolument pas savoir comment je me sens, le premier à excuser mes sautes d’humeur. Heureusement pour lui, je ne suis pas une ado particulièrement difficile.

    Laura était navrée de t’avoir fait de la peine, continue ma mère. Elle aurait aimé s’excuser de vive voix, mais…

    Tu ne l’as pas laissée entrer, termine mon père.

    Je rêve ou il a esquissé un sourire en disant cela?

    Elle t’a écrit un petit mot, signe ma mère avant de sortir de sa poche un papier plié en deux.

    J’avale ma dernière bouchée de gratin avant de prendre le message. Laura n’a écrit qu’une seule phrase: «Ma chère Roxanne, je continuerai de prier pour toi, mais différemment.»

    Il ne manquerait plus qu’un bonhomme clin d’œil à la fin. Voilà pourquoi j’aime Laura de tout mon cœur. Il n’y a jamais de problème, que des solutions.

    Tout va bien.

    Jim, Charlie et Fred se pointent aussi le bout du nez. Charlie me tend un bol qui contient une raisonnable portion de gâteau aux pommes, généreusement nappé de la sauce au caramel de ma mère. Qui a dit qu’il ne fallait pas manger juste avant d’aller se coucher?

    On veut s’assurer que tu vas bien, gesticule Jim.

    — Parce que maman a exigé qu’on te laisse tranquille tantôt, ajoute Fred.

    Ç’a dû l’énerver. Fred, c’est le premier répondant pour les cœurs qui pleurent. Je parie qu’il est quand même monté, qu’il a collé son oreille contre ma porte pour savoir si je pleurais, qu’il a hésité,

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