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À l'ombre de la mine, tome 2: Clara et Yuri
À l'ombre de la mine, tome 2: Clara et Yuri
À l'ombre de la mine, tome 2: Clara et Yuri
Livre électronique473 pages4 heures

À l'ombre de la mine, tome 2: Clara et Yuri

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À propos de ce livre électronique

Au milieu des années 1950, les familles de Marek et Kristoff Rudenko, des immigrants ukrainiens installés au Québec quarante ans plus tôt, sont bien établies. Ils y vivent toujours dans leur Abitibi d’adoption avec leurs enfants, se relevant comme ils le peuvent des épreuves qui les ont marqués. Ce deuxième tome nous plonge dans les tourments vécus par la génération suivante, qui a ses propres combats à mener et ses drames à surmonter.
De son côté, Yuri, le fils de Kristoff et de Jeanne, poursuit une quête désespérée pour connaître l’identité de ses véritables parents, une démarche qui pourrait exposer ses membres à une douleur inimaginable – un scandale, même. Clara, quant à elle, découvre que l’amour, aussi magique puisse-t-il être, peut aussi devenir un fardeau bien lourd à porter. Un apprentissage que vivront aussi Teodor et Victoria, chacun à leur manière…
Amours impossibles, secrets de famille explosifs, dur labeur, grands espoirs : suite et fin d’une magnifique saga qui a séduit des milliers de lecteurs dès la parution du premier tome.
LangueFrançais
Date de sortie20 mars 2019
ISBN9782897586225
À l'ombre de la mine, tome 2: Clara et Yuri
Auteur

France Lorrain

France Lorrain demeure à Mascouche et enseigne au primaire. Elle est aussi chargée de cours à l’Université de Montréal. On lui doit 16 romans jeunesse en plus de sa remarquable saga en autre tomes, La promesse des Gélinas, propulsée au sommet des ventes dès la sortie du premier tome.

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    Aperçu du livre

    À l'ombre de la mine, tome 2 - France Lorrain

    déjà…

    Prologue

    L’arrivée du bébé Yuri dans la famille Rudenko avait mis un baume sur une souffrance profonde partagée par tous les membres éprouvés. Après la mort de Cécilia dans l’accident de voiture ayant suivi le mariage de Raoul Beaulieu et Solange Truchon, frère et belle-sœur de Jeanne, tous avaient eu besoin de retrouver le courage de poursuivre leur route. Marek, le père de l’enfant, qui se trouvait au volant de l’automobile au moment de la tragédie, s’était enfui le lendemain des funérailles de sa petite fille de trois ans.

    — Laisse-moi, j’ai tué ma fille ! avait-il crié à son frère Kristoff, avant de disparaître du village de Bourlamaque.

    Pour Charlotte, sa femme, cet abandon avait sonné la fin du peu d’amour qu’il lui restait encore pour son époux. Depuis plusieurs années, l’attachement s’était effrité au même rythme que les absences quotidiennes de Marek. Parfois, il y avait bien eu quelques éclaircies dans cette relation houleuse, mais la mère de famille avait fini d’espérer. Le temps avait passé sans qu’elle reçoive de nouvelles de l’homme, qui avait néanmoins envoyé à l’occasion un peu d’argent, mais jamais assez pour soutenir adéquatement sa femme et ses enfants. D’autant plus que Charlotte, enceinte au moment de l’accident, avait mis au monde une petite fille, qu’elle avait prénommée Juliette, en décembre 1939. Le seul plaisir qu’elle avait connu, à ce moment, avait été de pouvoir donner un nom purement québécois à cette enfant, qui ne connaîtrait probablement pas son père. Marek n’avait pu exiger qu’elle porte un prénom ukrainien, comme il l’avait fait pour tous les autres.

    — C’est moi qui décide, avait murmuré la mère de famille après l’accouchement. Juste moi.

    Par contre, sur le plan financier, encore une fois, en dépit de sa fierté si souvent heurtée, elle avait dû se résigner à accepter l’aide de son beau-frère, en plus de se mettre à la recherche d’un petit travail pour augmenter ses revenus.

    — Votre père, c’est un lâche, marmonnait-elle à ses enfants lorsque ceux-ci l’interrogeaient à son propos. Oubliez-le donc !

    Dans la maison voisine, le bonheur du couple formé par Kristoff et Jeanne faisait contraste avec la morosité qui habitait Charlotte. Quand l’oncle Boris, le parrain de Kristoff, était décédé en 1940, à l’âge de 77 ans, il avait laissé à ses neveux une somme considérable. Impuissant à retrouver son frère, Kristoff avait demandé au notaire de conserver cet argent jusqu’au retour de son cadet. Avec l’entrée en guerre du Canada, les villageois avaient vécu dans la crainte de voir partir les hommes ciblés par la conscription. Même si le gouvernement canadien avait adopté la loi 80 en 1942, qui interdisait l’obligation du service outre-mer, Eugène Beaulieu, le frère de Jeanne, avait tout de même choisi de s’enrôler et c’était le cœur lourd que sa famille l’avait laissé partir vers les vieux pays.

    — Pour une fois que vous pourriez être fiers de moi ! avait-il mentionné avant son départ pour Montréal, d’où il partirait ensuite en direction de l’Europe.

    Kristoff avait suivi avec inquiétude l’implication de son pays d’accueil dans ce conflit qui lui avait trop rappelé celui au cours duquel il avait perdu son père. Parfois, la nuit, il s’était serré contre son épouse en espérant de tout son être qu’il n’aurait pas à les quitter, Yuri et elle, comme l’avait fait involontairement son père plus de 20 ans auparavant.

    — J’ai peur, avait-il avoué à sa femme une seule fois en refermant la radio, lorsque Mackenzie King, premier ministre du Canada, avait enfin abandonné la conscription*¹.

    Était-ce le fait que les poumons de plusieurs des travailleurs des mines étaient affectés à différents degrés ? Toujours est-il que peu d’hommes de la région se virent déployés à l’étranger. Jeanne avait suivi la situation en priant le Seigneur pour qu’Il ne lui ravisse pas le père de son fils. Le départ de son frère Eugène avait semé la consternation dans la famille Beaulieu et la femme ne supporterait pas que son époux subisse un sort semblable.

    — Pour une fois que ton métier sert à quelque chose ! avait-elle donc confié à Kristoff avec satisfaction.

    Lorsque Eugène était revenu au pays, en 1945, il avait peu parlé de cette expérience traumatisante qu’il avait vécue, si ce n’était que pour affirmer :

    — Je peux vous dire qu’on est bien en maudit ici, en Abitibi !

    Il avait repris sa vie comme auparavant, avec une certaine tristesse à l’âme, qui s’était toutefois amoindrie au fil des années. Ses parents, Philibert et Margot, avaient remercié le Ciel de son retour auprès des siens. Ils avaient enfin le sentiment qu’ils pouvaient mourir en paix, même si leur santé demeurait assez bonne, malgré leur âge avancé. Si Jeanne avait vécu avec soulagement le retour de son frère, il n’en demeurait pas moins que Kristoff avait espéré que Marek ne s’était pas enrôlé sans avertir sa famille. Pourtant, au village de Bourlamaque, les mauvaises langues ne s’étaient pas gênées :

    — Pas de danger que le jeune Rudenko agisse en homme ! Il doit plutôt se cacher dans un trou en Ontario ou aux États en attendant que la guerre se termine.

    Comme de fait, Marek avait été employé dans une mine de Timmins, dans le nord de l’Ontario, et n’avait donné signe de vie aux siens que deux ou trois fois par année, sous la forme de quelques billets glissés dans une enveloppe. Puis sans avertissement, l’Ukrainien était revenu au village de Bourlamaque, plus de quatre ans après sa fuite. Un matin de septembre 1942, alors que Charlotte sortait de chez elle en même temps que ses deux garçons qui partaient pour l’école, son mari avait fait irruption par le côté de la maison.

    — Charlotte ? avait-il lancé de sa voix rauque.

    Figée par l’émotion, la femme au visage éteint s’était tournée comme au ralenti. Devant elle se tenait cet homme qu’elle avait tant aimé avant que leur relation ne devienne toxique. Entre cris et coups, les moments de paix avaient été de plus en plus rares, avant que Marek ne les quitte pour s’enfuir un matin. Pavlo et Victor s’étaient retournés pour attendre leur mère, qui devait marcher avec eux et leur petite sœur Clara, avant de s’arrêter au magasin de David Hill. C’est le cadet, Victor, qui avait réalisé le premier que leur père était revenu.

    — Papa ! PAPA ! avait hurlé le gamin de neuf ans en se ruant contre le corps trapu de l’homme qu’il craignait et aimait en même temps.

    Pavlo avait toisé celui qui les avait abandonnés avant de prendre la main de la petite Juliette, âgée de trois ans. Marek avait à peine jeté un regard à cette fillette, qui ressemblait trop à Cécilia à l’âge de sa mort. Comme si rien ne s’était passé durant les longues années d’absence, le père de famille était donc revenu chez lui et avait repris sa place auprès de Charlotte, qui avait alors ressenti un soupçon d’espoir. Peut-être avait-il changé pendant son exil ? Pourtant, rapidement, la châtaine s’était aperçue qu’il n’en était rien. Le brun avait recommencé à rager, à rouspéter et surtout à boire aussitôt que la mine Lamaque l’avait réengagé, à la surprise de tous. En moins de trois mois à la suite du retour de Marek, l’atmosphère de la maison s’était alourdie une fois de plus et les disputes avaient recommencé.

    — Tu sauras que c’est moi le chef de cette famille ! hurlait Marek à sa femme quand elle lui tenait tête.

    Après son retour, les deux frères n’avaient jamais mis cartes sur table. Le plus jeune avait tenté une seule fois de s’expliquer auprès de Kristoff et de justifier l’état dans lequel la disparition de sa fille et la peine qui avait suivi l’avaient plongé. Mais son aîné avait tout simplement répondu :

    — C’est pas une raison pour abandonner ta femme et tes autres enfants !

    Marek n’avait pas offert de rembourser les frais occasionnés par son absence, même s’il était bien conscient que son grand frère avait dû piger dans la cagnotte laissée par l’oncle Boris pour soutenir Charlotte et les petits. Il avait été bien étonné de constater le montant de l’héritage du parrain de Kristoff. Malheureusement, en moins d’un an, le cadet des frères avait dilapidé la somme qui lui avait été octroyée, même s’il s’était d’abord écrié, rempli de bonne volonté :

    — Je te promets, Kristoff, de faire comme toi et de placer cet argent à la banque !

    Il l’avait fait.

    Puis, quand l’envie de boire était devenue trop pressante, il l’avait retiré petit à petit. Pour s’apercevoir, un matin, que son pécule avait complètement disparu. Pendant que Marek dépérissait, Kristoff, lui, s’était vu valorisé au travail. Depuis huit ans, il faisait partie du comité des employés mis en place par la mine Lamaque dans le but d’améliorer les relations entre les travailleurs et les dirigeants, ainsi que les conditions de travail des hommes. Il avait d’abord hésité, devant l’insistance des autres mineurs, à assumer un tel poste. Mais Harold Smith, l’ingénieur en chef toujours responsable des employés à cette époque, qui tenait l’Ukrainien en haute estime, avait à son tour ajouté :

    — Come on, Kristoff ! Every body of work will be represented. We need you².

    Le blond avait finalement accepté l’offre, en faisant abstraction des commentaires désagréables de son frère et de quelques autres mineurs jaloux. Il avait été choisi pour faire partie du comité composé de 13 membres élus : cinq mineurs, deux ouvriers de la fonderie, trois employés de bureau et trois de l’atelier de mécanique. Jeanne avait été très fière de le voir ainsi sélectionné pour représenter les autres travailleurs. Les mineurs étaient maintenant syndiqués, grâce à la ténacité de plusieurs hommes, qui avaient décidé de prendre les choses en main. Cela avait mené à d’importantes grèves dans les années 1940 dans les mines de l’Abitibi, la plus importante, en 1946-1947, à la mine Noranda, ayant duré presque quatre mois. Marek considérait que c’était grâce aux fros comme lui que les Canadiens français pouvaient crier victoire ! À tout moment, il se querellait avec les autres travailleurs, surtout avec Émilien Gontran, à présent marié à Ann Polovitz. Le fils Gontran et Marek étaient comme chien et chat depuis toujours.

    — Arrête de te péter les bretelles, lui avait déjà balancé le petit maigre. Au contraire, c’est à cause de vous autres et l’échec de votre maudite grève en 34 à la Noranda que ça a pris autant de temps. Tout le monde le sait que le démantèlement de la Mine Workers/Union of Canada à Rouyn a laissé les mineurs de toute l’Abitibi bien faibles face aux compagnies minières pendant plusieurs années*.

    — Pas vrai ! Ils ont tracé la voie, au contraire !

    Quand Émilien et Marek commençaient à se disputer, tous les autres hommes déguerpissaient pour éviter de se trouver mêlés à leurs ardentes discussions. Kristoff était souvent celui qui calmait les esprits des deux mineurs.

    Et puis tranquillement, la vie avait repris son cours au village de Bourlamaque…

    1 Tous les passages suivis d’un astérisque renvoient à une note de l’auteure à la fin du roman.

    2 Allez, Kristoff ! Tous les corps de métier seront représentés. Nous avons besoin de toi.

    Chapitre 1

    22 mai 1955

    (16 ans après la fin du premier tome)

    Les gens sortaient de l’église Saint-Sauveur-les-Mines, sur la 3e Avenue, en laissant échapper un discret soupir de soulagement.

    — Pas trop tôt, grogna Yuri en lorgnant sa mère Jeanne, qui marchait quelques pas devant lui.

    Comme il s’y attendait, la femme de 43 ans fronça les sourcils d’un air sévère. Mais en voyant le clin d’œil échangé entre son fils adolescent et son mari Kristoff, la jolie rousse comprit que les deux se moquaient d’elle et de sa pratique religieuse fervente.

    — Oh vous deux… murmura-t-elle en levant un index ganté.

    Mais comme toujours, ses yeux devinrent humides lorsqu’ils se posèrent trop longuement sur son grand garçon, qui atteignait déjà la taille de son père. Jamais depuis l’arrivée de cet enfant dans leur vie n’avaient-ils regretté leur choix ! Puisque Kristoff et elle n’arrivaient pas à concevoir, ils avaient adopté Yuri quelques jours après sa naissance, en juillet 1938. Jeanne renoua son foulard rose à son cou et s’apprêtait à dire autre chose lorsque les portes de l’église laissèrent passer le fils du défunt, Émilien Gontran. Du coin de l’œil, la femme aperçut aussitôt son épouse, Ann Polovitz, qui le suivait, et elle s’empressa de s’éloigner vers le trottoir. Moins elle voyait la Polonaise, mieux elle se portait. Depuis maintenant plusieurs années, les deux femmes n’avaient guère eu de contacts et Jeanne comptait maintenir cette distance. Le pied sur le parvis, l’homme glissa sans délai une cigarette dans sa bouche aux lèvres trop minces.

    — Une bonne affaire de faite ! On va pouvoir passer à autre chose ! se réjouit Émilien en s’avançant près d’un groupe de mineurs venus soutenir l’un des leurs dans la douleur.

    Mais les hommes de la mine Lamaque s’étaient vite rendu compte que le départ de Valérien Gontran, à près de 64 ans, n’était pas ressenti aussi difficilement qu’ils s’y attendaient par son fils cadet. Ce dernier avait pourtant travaillé toute sa vie auprès de son père dans les souterrains de la Lamaque. Quand son maigrichon paternel avait développé un cancer des poumons, deux ans plus tôt, il n’avait eu de cesse de rager contre les dirigeants de la mine à cause de son état, malgré les travaux d’amélioration de la ventilation effectués plus d’une décennie auparavant.

    Émilien remonta son foulard sur le bas de son visage. Depuis l’explosion qui avait ravagé le côté gauche de sa tête, en décembre 1937, l’homme avait toujours pris soin de cacher ses cicatrices le mieux possible en public. Tous les membres du groupe de travail de son père étaient présents : Jack-Édouard Boutin, 58 ans, toujours célibataire, malgré les œillades continues de toutes les femmes seules de Bourlamaque à Malartic ; Anatole Viau, le corpulent shaft leader, à la retraite depuis quatre ans ; Taras Bloszak et sa femme Elizabeth, qui discutaient avec Kristoff et Jeanne, avec lesquels ils entretenaient une relation amicale qui s’était épanouie avec les années. Il faut dire que leurs garçons, Teodor et Yuri, étaient unis comme des frères. Taras expliquait justement à son ami que son fils envisageait d’aller étudier en Ontario en septembre.

    — Hein ? Pour vrai ? Il veut étudier quoi ?

    — Tu sais que Teodor veut être vétérinaire ?

    — Oui. Mais il y a de bonnes écoles pour ça au Québec, non ?

    Kristoff fixa l’adolescent châtain qui riait près de son fils. Les deux étaient unis par cette complicité qu’il avait eue, autrefois, avec son frère Marek. Mais depuis long-temps, son cadet n’était plus que l’ombre de l’homme qu’il avait été plus jeune. C’était un être taciturne, sans aucune joie de vivre. Avant même la naissance de son premier enfant, Marek avait commencé à développer une sourde colère, qui s’était transformée en rage après la découverte de l’identité du meurtrier de leur père, au printemps 1938. Taras mit sa main usée par le roc sur l’épaule de l’autre avant de poursuivre avec fierté :

    — Oui, mais Teodor veut étudier en anglais. Il dit que ça peut lui ouvrir les portes d’une carrière pas mal plus intéressante.

    L’homme s’exprimait à présent dans un français presque parfait. Kristoff éclata de rire avant de plaquer sa main sur sa bouche. Il lança un regard d’excuse à sa femme, qui se trouvait un peu plus loin. Les conventions en matière de funérailles, elle s’y connaissait, sa Jeanne ! Il se pencha donc vers le grand frisé brun pour chuchoter :

    — Ton gars me fait rire avec ses idées de grandeur ! Il a toujours voulu plus que ce que Bourlamaque pouvait lui offrir !

    — En effet ! Mais je suis qui, moi, pour l’empêcher d’aller au bout de ses rêves ? C’est sûr qu’Elizabeth préférerait qu’il aille étudier à Saint-Hyacinthe. Pour moi, Guelph, c’est juste 115 milles de plus à parcourir ! De toute manière, il faut attendre de voir s’il sera accepté avant de faire des projets.

    — Tu as bien raison. Moi, j’avoue que je pense comme ta femme. En plus, en Ontario, ils ont la manie de vouloir soigner tous les animaux, même les chiens ! Au moins, à Saint-Hyacinthe, Teodor apprendrait ce qui est le plus important : traiter les vaches et les chevaux.

    Taras haussa ses épaules. Il savait bien ce que voulait dire son ami. Si le gouvernement de Maurice Duplessis avait investi autant dans l’enseignement vétérinaire, c’était surtout pour que les praticiens prennent soin des animaux de ferme. Jeanne, qui s’approchait d’eux avec Elizabeth, se mêla à la conversation.

    — Venez donc faire un tour à la maison. La famille désire se retrouver seule pour la mise en terre.

    Le ton de la rousse voulait tout dire : déjà que les fils de Valérien Gontran avaient omis les trois jours de veillée funèbre, voilà qu’ils modifiaient aussi les rites autour de l’enterrement de leur père. À l’étonnement de tous, Émilien et ses trois frères, venus d’ailleurs en province pour quelques jours, avaient d’abord choisi d’exposer le corps du vieux Gontran au « salon funéraire » de la 3e Avenue. En effet, trois ans plus tôt, le cordonnier Gustave Laguay, connu sous le nom de « Gus », avait aménagé à l’étage de son commerce le premier endroit du genre en Abitibi. De plus en plus de familles optaient pour cette formule, moins contraignante que la veillée dans la maison du défunt. Toutefois, le lieu n’était pas idéal, les porteurs devant faire des acrobaties pour descendre le cercueil dans l’escalier trop étroit. Mais si Jeanne déplorait leur choix de funérailles, elle appréciait le fait qu’elle n’aurait pas à se trouver dans la même maison qu’Ann Gontran. Charlotte, qui suivait sa belle-sœur et portant un bébé joufflu sur la hanche, grogna :

    — Ça fait bien mon affaire, moi ! Les petits sont pas du monde !

    Elizabeth et Jeanne sourirent en voyant la risette du garçon de huit mois qui gigotait contre la courte femme de 44 ans. Avec les années et le retour de Marek à Bourlamaque, les enfants s’étaient ajoutés à un rythme effréné dans la maison de la rue Lemieux. Outre Pavlo, Victor et Clara, l’Ukrainien et son épouse avaient aussi Juliette, 16 ans, Oksana et Marko, les jumeaux de 10 ans, Polina, huit ans, Constancia, cinq ans et ce petit dernier, Bogdan, dont le prénom signifiait « cadeau de Dieu ». Ce qui avait fait dire aux voisins, entre les murs de leur maison :

    — Pas sûr que le Seigneur leur rende service en les greyant d’un autre bébé ! Me semble qu’ils ont assez de misère à arriver de même !

    Pour l’instant, si plusieurs s’étaient étonnés de constater l’absence de Marek aux funérailles de Valérien Gontran, peu de gens avaient osé aborder le sujet. Après tout, l’homme à l’humeur irascible ne manquait à personne. Mal à l’aise à cause de la présence de sa belle-sœur à leurs côtés, Jeanne n’eut d’autre choix que de lui proposer la même invitation :

    — Si ça te dit de venir aussi à la maison…

    — Bien je dis pas non ! Je suis tannée de parler juste à des enfants, par bouts ! Ça va me faire changement !

    Kristoff posa son regard sérieux sur la femme mal habillée en taisant sa culpabilité, comme chaque fois qu’il réalisait à quel point son frère prenait peu soin de sa famille. Le hurlement aigu de Charlotte fit grimacer les gens sur le parvis :

    — ALLEZ, LES PETITS, GROUILLEZ-VOUS ! On s’en va chez matante Jeanne !

    Sous le soleil de ce jour de mai, les mineurs et leur famille se dispersèrent pour s’éloigner de l’église. Tous profitaient de cet après-midi de congé octroyé par la mine pour leur permettre d’accompagner un compagnon de travail vers son dernier repos. Seul Marek avait préféré rester à la mine en marmonnant que de toute manière, Valérien Gontran et lui ne s’étaient jamais entendus. Émilien, le fils, avait craché sur le sol en réponse à cet affront.

    * * *

    Assis à la table de pique-nique installée dans la cour de sa maison, Yuri riait aux éclats devant les simagrées de sa cousine Clara et de son meilleur ami Teodor. Juliette se balançait un peu à l’écart en les observant avec curiosité. Les trois adolescents adoraient ces moments passés ensemble, surtout que le jeune Bloszak ne revenait à Bourlamaque que la fin de semaine, puisqu’il étudiait au Collège classique de Rouyn. Mais autant Clara était extravertie et attirait les gens par ses envolées verbales, autant sa cadette d’un an était peu loquace et solitaire. Comme si Juliette, dans le cocon qu’avait été le ventre de sa mère lors de l’accident qui avait tué sa sœur Cécilia, avait trop été meurtrie par la peine qui s’était ensuivie. Charlotte avait tant pleuré la mort de sa fillette qu’elle avait peut-être contribué à ce côté réservé qui caractérisait Juliette. Sans jamais se mêler au trio d’amis, elle les écoutait de loin. Elle observait sa sœur Clara, en souriant devant ses mimiques et ses expressions grandiloquentes :

    — Où me conduis-tu ? Parle, je n’irai pas plus loin, clama la blonde adolescente, les mains sur le cœur.

    — Note bien ! répondit Teodor très sérieux.

    — J’écoute.

    — L’heure est presque arrivée. Où je dois, dans les flammes sulfureuses de mon tourment, m’en retourner.

    — Hélas ! pauvre ombre ! s’exclama Clara les bras au ciel.

    Teodor allait poursuivre lorsque Yuri cogna sur la table de bois.

    — Pitié, implora-t-il en riant, je comprends rien à vos niaiseries ! Vous allez me faire mourir !

    Clara s’approcha, l’index levé et la mine sévère :

    — Quoi, pauvre inculte, tu connais pas Hamlet, prince du Danemark ? Comment puis-je même me trouver en ta présence ? ricana l’adolescente.

    — Niaiseuse ! Mais sérieusement, voulez-vous bien me dire comment vous faites pour retenir des paroles aussi compliquées ? Moi, j’ai de la misère à me souvenir de mon numéro de téléphone, rigola Yuri avec tout de même une pointe de respect.

    Sa cousine Clara, du haut de ses cinq pieds, le toisa avec arrogance. La jeune fille avait le même caractère bouillant que son père Marek et ne se gênait pas pour dire sa façon de penser à ceux qui se mettaient en travers de son chemin. Depuis un an, elle suivait des cours de théâtre dans une petite école ouverte sur la rue Germain, à quelques pas de la librairie où avait jadis travaillé sa tante Jeanne. Deux soirs par semaine, elle s’y dirigeait dès la vaisselle du souper terminée. Elle passait alors les plus beaux moments de sa semaine, à donner la réplique à d’autres acteurs amateurs passionnés comme elle de cet art noble. Heureusement, le vieux curé Poirier, qui ne voyait pas d’un bon œil cette jeunesse se déplacer dans les rues de la ville une fois le soir tombé, avait cédé sa place au jeune Jean Jacques. Ce dernier, beaucoup plus conciliant, ne passait pas son temps à réprimander ses ouailles. Grâce à cette activité passionnante, la dynamique blonde oubliait ainsi l’atmosphère étouffante de la maison familiale. Juliette, sa confidente, l’écoutait presque chaque soir pratiquer les rôles qu’elle affectionnait particulièrement.

    — Tu as juste à m’accompagner à mes cours, mon cher ! répliqua Clara à son cousin en s’affalant aux côtés de celui-ci sur le banc. Tu te coucherais plus savant le soir !

    — Bof, répliqua son voisin. Sais-tu quoi ? J’aime mieux rester un peu niaiseux ! Juliette ! cria-t-il aussi en direction de l’adolescente, viens donc nous rejoindre au lieu de rester dans ton coin !

    Il leva le bras pour inciter la jeune châtaine à se mêler à leur groupe. Cette dernière les fixa gentiment avant de réagir :

    — Non, c’est bon.

    — Non c’est bon ! Tu parles d’une réponse, marmonna Yuri en haussant ses épaules étroites.

    — Laisse-la donc tranquille ! Tu sais bien qu’on la fatigue ! répliqua aussitôt Clara.

    Elle posa son regard sérieux sur sa sœur cadette et lui fit un doux sourire. C’était la seule qui ne la dérangeait pas dans cette famille. Jamais Juliette ne se mêlait de ses projets ni ne donnait son avis sur ses ambitions. Ce qui arrangeait Clara, qui pouvait lui confier tous ses secrets sans craindre qu’elle n’aille la dénoncer, comme les plus jeunes de la fratrie. Yuri lança une œillade hilare à sa cousine avant de s’écrier :

    — ON la fatigue ? TU la fatigues, tu veux dire ! Un vrai moulin à paroles !

    Depuis leur tout jeune âge, les deux Rudenko passaient leurs moments libres ensemble. Lorsque le brun se sentait en mal de compagnie, il traversait les deux cours pour aller jeter quelques cailloux à la fenêtre de la chambre de sa cousine. Si, par malheur, une des plus jeunes filles de la maison se trouvait dans la pièce, Clara et Yuri se voyaient contraints de l’emmener avec eux au terrain de jeu de la rue Allard, où ils pouvaient passer des heures à se balancer, pendant que les gamines jouaient avec leurs poupées. Parfois, Clara réussissait à s’éclipser sans qu’aucune de ses cadettes s’en rende compte. À ce moment-là, les deux jeunes se faisaient une grande joie d’aller en courant jusqu’au magasin de David Hill, où ils prenaient de longues minutes à choisir quelques bonbons qui leur étaient servis dans un cône de papier brun.

    — On prend des lunes de miel ? Des réglisses rouges ? hésitaient-ils, le torse penché sur le comptoir vitré.

    À l’occasion, le marchand leur lançait avec bonne humeur :

    — Try these baby bats who have a taste of licorice with these new coco balls³.

    Les cousins se faisaient alors un plaisir de revenir au village en marchant bras dessus bras dessous, en savourant leurs gâteries, sous les saules arrivés au début des années 1940. Des arbres transportés par bateau sur l’Harricana et plantés approximativement au coin des maisons, procurant une ombre agréable pendant les mois chauds de l’été. Les concepteurs de la ville minière avaient eu espoir de voir ces alignements d’arbres de la même essence donner l’impression de créer un plafond de verdure lorsque les cimes se rejoindraient à maturité, créant même une voûte au-dessus des rues de Bourlamaque*.

    Profitant du fait que sa mère Charlotte était allée coucher ses frères et sœurs, tous bien plus jeunes, Clara sortit justement un petit sac de la poche de sa robe gris foncé. Elle avait rechigné un peu à porter une tenue aussi terne, elle qui aimait « flamboyer » dans des vêtements colorés, mais sa mère lui avait aussitôt fermé le clapet.

    — On s’en va à l’église pour un mort, pas pour des noces. Habille-toi pas comme une vedette !

    Alors la jeune fille s’était résignée à revêtir « cette guenille », comme elle l’avait marmonné à ses sœurs. Le seul avantage de cette robe difforme était la profondeur des poches, qui lui permettaient d’y cacher tout plein de petits trésors. Elle ouvrit le sac avec gourmandise et le glissa vers Teodor en offrant :

    — Tiens, Hamlet, prends des bonbons !

    Le grand plissa les yeux pour la remercier, alors que l’adolescente se tournait vers son cousin. Elle hésita, puis sortit ses deux dernières réglisses, qu’elle fourra rapidement dans sa bouche avant d’articuler, d’un ton difficilement compréhensible :

    — Ché bien faleur, il en rechte pus !

    Morte de rire, elle se leva en prévoyant le geste de Yuri, qui voulut l’attraper par la taille pour la chatouiller. Mais Taras et Elizabeth se pointèrent au même moment en tenant Luna, la petite sœur de Teodor, par la main. À 12 ans, cette enfant délicate préférait demeurer auprès des adultes pour écouter leurs conversations. Les autres jeunes l’intimidaient.

    — On y va, Teodor ?

    — Déjà ?

    Le ton déçu n’échappa pas aux parents, qui échangèrent un regard entendu. Depuis quelque temps, le nom de Clara revenait souvent dans les discours de leur fils. Se pourrait-il que son cœur ait commencé à battre un peu plus fort en présence de la fille de Marek ? Même si l’adolescente plaisait beaucoup aux parents du jeune homme, ils éprouvaient certaines craintes concernant sa famille. Après tout, Taras avait été témoin à plusieurs reprises des colères de son père et préférait que son garçon se tienne loin de lui. Arrivés derrière leur couple d’amis, Jeanne et Kristoff assistèrent aux salutations du trio d’adolescents, qui se dispersèrent dans les fous rires. Clara partit en courant vers sa petite maison au toit rouge en promettant à son cousin de lui acheter un bonbon le lendemain. Juliette la suivit en faisant un vague signe de la main. Elle était si discrète que souvent, elle passait inaperçue. Ses cheveux châtains et sa silhouette légèrement trapue n’étaient pas sans rappeler les formes de sa mère Charlotte.

    — C’est pas de ma faute si Teodor est un goinfre ! cria Clara en se moquant de leur ami.

    — C’est ça, mets-moi ta gloutonnerie sur le dos, ma chère ! hurla ce dernier en passant la tête par la fenêtre de la voiture en riant.

    Il suivit du regard les deux sœurs jusqu’à ce que la porte de la maison se referme sur la silhouette potelée de son amie. Le jeune homme ferma ensuite les yeux, un léger sourire aux lèvres, en songeant à l’été qui se profilait à l’horizon et au plaisir qu’ils auraient, tous les trois, à parcourir les rues de la ville à bicyclette ou à paresser sur les bords de l’île Siscoe ou à la plage Rotary, sans avoir à se presser de rentrer. Après le départ de Clara et Teodor, Yuri et ses parents savourèrent la douceur de cette soirée de mai en discutant des projets d’avenir du garçon. Jeanne se contentait d’écouter le père et le fils en hochant la tête de temps en temps pour montrer son accord.

    — Si tu veux commencer à travailler dès que tes cours seront terminés, le patron est d’accord. Mais ta mère et moi, on veut pas que tu sois à la mine tous les jours, tu as bien compris ?

    Kristoff tira une longue bouffée de sa cigarette en attendant la réponse de Yuri, qui l’imitait. Depuis presque un an, l’adolescent avait commencé à fumer et, malgré les remontrances de sa mère, il s’était entêté à conserver cette habitude. La pauvre Jeanne, qui n’aimait guère l’odeur du tabac, s’était vue contrainte d’abdiquer en voyant Kristoff tendre une cigarette à Yuri un soir après le souper. Quand dernièrement, en plein milieu de son émission préférée, Les Plouffe, la publicité d’une marque de tabac populaire avait été introduite pendant une minute et demie, la rousse avait levé les yeux au ciel.

    — C’est bien certain que si les jeunes entendent le mot Player’s vingt fois en si peu de temps, je suis bien mal placée pour lui faire la morale !

    En plus, Jeanne s’était vite rendu compte que la complicité entre le père et le fils s’était encore davantage développée, maintenant qu’ils sortaient fumer leur cigarette tous les soirs après le souper pendant qu’elle faisait la vaisselle. Kristoff, dorénavant shaft leader à la place d’Anatole Viau à la mine Lamaque, avait proposé à son fils de venir travailler avec eux pendant l’été. Emballé à l’idée d’enfin toucher un salaire, Yuri avait accepté l’offre avec enthousiasme. Même si son père lui avait fait part de la rudesse du travail, il espérait quand même rester à la mine plutôt que de retourner à l’école au mois de septembre. Le garçon, optimiste, croyait pouvoir s’adapter facilement à cet environnement souterrain. À Clara, à qui il avait fait part de son projet, il avait déclaré en ricanant :

    — Je m’appelle pas Teodor Bloszak, moi ! J’ai pas envie d’aller à l’école jusqu’à l’âge de cent ans !

    Il se moquait ainsi de leur ami, dont le nom paraissait régulièrement dans les pages de L’Écho de l’Abitibi, dans la section « tableau d’honneur de l’école Saint-Joseph » lorsqu’il fréquentait cet établissement primaire. Mais sa cousine ne voyait pas les choses de la même manière.

    — T’es pas sérieux, Yuri ? Penses-y bien comme il faut. Les mines, c’est un travail de cochon. Me semble que tu peux faire mieux. Moi, en tout cas, je marierai jamais un mineur !

    Puis, Clara lui avait lancé une œillade entendue, mais le beau brun n’en avait eu cure.

    Se relevant pour suivre ses parents dans leur maison, Yuri écouta les conseils de son père d’une oreille attentive. Il voulait être certain de travailler efficacement à la mine. Ainsi, quand il avouerait à ses parents son désir de ne pas poursuivre ses études après l’été, ceux-ci sauraient qu’il était sérieux.

    — J’aimerais ça travailler au moins quatre jours par semaine, papa.

    Kristoff se racla la gorge avant de passer sa main dans sa chevelure blonde toujours aussi fournie. Il fixa son fils, si différent, avec son teint foncé, ses grands yeux noisette et ses boucles presque noires. Le seul attribut qu’ils partageaient était la taille. Bientôt, Yuri dépasserait même son père s’il ne cessait de grandir. Jeanne prit la parole avant son mari.

    — Pas question, Yuri ! Trois jours, pas plus.

    — Mais, maman !

    — Ta mère a raison, mon gars. J’ai pas envie que tu passes tout ton été au noir.

    — Puis toi, hein ?

    Kristoff fronça les sourcils avant de jeter sa cigarette au sol.

    — Moi, j’ai pas le choix si je veux mettre du beurre sur votre pain ! C’est pas ton cas, à ce que je sache.

    Connaissant trop bien son père, l’adolescent jeta un regard sur le visage fermé de celui-ci avant de hausser les épaules. Il serait bien temps éventuellement de le faire changer d’idée…

    3 Essayez ces bébés chauves-souris qui ont un goût de réglisse avec ces nouvelles boules de noix de coco.

    Chapitre 2

    La dispute qui avait débuté quelques minutes plus tôt se fit entendre par la fenêtre de la maison de la rue Lemieux. Pour les voisins, les cris qui émanaient de l’habitation n’étaient que chose habituelle, alors ils ne s’y attardèrent pas. Chez les Rudenko, avec les sept enfants encore présents, personne ne s’étonnait d’assister involontairement aux désaccords et aux chicanes presque quotidiennes.

    — Du théâtre ! Veux-tu bien nous lâcher avec tes idées folles !

    — J’ai le droit de faire ce que je veux !

    — J’ai des petites nouvelles pour toi, ma fille, c’est pas toi qui décides !

    — OUI C’EST MOI ! hurla Clara.

    Le ton montait encore entre Marek et sa fille de 17 ans. La relation entre les deux n’avait jamais été tendre. L’homme craignait sans le dire le jugement de son aînée, qui ne se gênait pas pour le remettre à sa place. Depuis le départ de Pavlo et de Victor pour l’Ontario, où ils travaillaient à la mine Stobie, près du lac Huron, la jeune fille avait décidé d’être celle qui tiendrait tête à cet homme colérique. Pour le moment, l’Ukrainien voulait empêcher Clara de quitter la maison pour se rendre à sa leçon de théâtre, sous prétexte que sa mère Charlotte était allongée avec un mal de ventre lancinant.

    — Tu vas rester ici pour t’occuper de tes frères et sœurs ! ordonna Marek.

    L’homme trapu se releva avec difficulté. Les années dans les mines et la culpabilité face à sa fille, dont la blondeur et la rondeur lui rappelaient trop Cécilia, avaient affecté sa santé. Il jeta un coup d’œil à ses quatre autres enfants assis côte à côte sur le divan défoncé du salon. Juliette était partie s’occuper d’une vieille tante d’Anatole Viau, qui habitait derrière le cinéma Capitol. Depuis quelques mois, elle s’éclipsait ainsi tous les soirs après la vaisselle pour prendre soin de cette femme âgée, qui n’arrivait plus à se déplacer sans aide. Elle la baignait, l’aidait à se vêtir pour la nuit et la couchait dans son lit. Le matin, avant de se rendre à l’école, Juliette exécutait les gestes permettant à l’aïeule de démarrer sa journée. Clara se moquait affectueusement de sa cadette, qui éprouvait pour les autres

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