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Au chant des marées, tome 2: La vie sur l'Île Verte
Au chant des marées, tome 2: La vie sur l'Île Verte
Au chant des marées, tome 2: La vie sur l'Île Verte
Livre électronique672 pages10 heures

Au chant des marées, tome 2: La vie sur l'Île Verte

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À propos de ce livre électronique

Des décès, un mariage très attendu, des décisions déchirantes… La vie n’est pas toujours simple sur l’Île Verte!

Marjolaine, enceinte, ne sait comment accueillir cette nouvelle inattendue. Peut-être à cause de Philippe? Arrivera-t-elle à reprendre le dialogue avec Sophie, s’aimeront-elles de nouveau comme lorsqu’elles étaient jeunes, avant le décès de leur mère? La mort de Stéphane, cadet de la famille Lalonde, se dresse comme un obstacle. Qu’est-il vraiment arrivé ce fameux soir de juillet 1975?

Sur l’île, les commérages vont bon train en ce qui touche les relations tendues entre les soeurs Lalonde. À Roseline, Adrien, Lionel et Victoire s’ajoutent de nouveaux insulaires qui passent leur temps à alimenter les ragots. Tensions à l’horizon!

Voici la conclusion de cette série rafraîchissante où les conflits et les drames côtoient les révélations et les moments de bonheur intenses dans un décor bucolique bercé par le vent du fleuve.
LangueFrançais
Date de sortie7 mars 2018
ISBN9782897583835
Au chant des marées, tome 2: La vie sur l'Île Verte
Auteur

France Lorrain

France Lorrain demeure à Mascouche et enseigne au primaire. Elle est aussi chargée de cours à l’Université de Montréal. On lui doit 16 romans jeunesse en plus de sa remarquable saga en autre tomes, La promesse des Gélinas, propulsée au sommet des ventes dès la sortie du premier tome.

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    Aperçu du livre

    Au chant des marées, tome 2 - France Lorrain

    série

    CHAPITRE 1

    Un choix important

    Depuis l’aveu de Marjolaine, Roseline Lamothe était dans tous ses états.

    — Je suis enceinte et je veux pas d’enfants! avait pleuré la jeune sous l’œil éberlué de l’autre insulaire.

    Incapable de comprendre la situation, la pauvre Roseline s’en était allée avec la promesse de revenir voir son amie plus tard. Mais plus tard n’était pas encore arrivé. La mère de famille ne pouvait presque plus regarder ses cinq enfants sans avoir la larme à l’œil. En ce matin humide du début de septembre 1981, elle jeta un regard éperdu sur le fleuve, de l’autre côté du chemin de l’Île. Les feuilles des arbres arboraient déjà leurs teintes d’automne, même si l’été qui se terminait avait été un des plus chauds de mémoire d’insulaire. Au loin, le chaland de Conrad Dionne effectuait sa troisième et dernière traversée du matin. Après, le chenal deviendrait trop étroit, car la marée serait basse. Essuyant son front couvert de sueur, la femme continua de frotter vigoureusement son chaudron de fonte afin de lui donner son lustre d’antan.

    — Voir qu’une belle femme de même songe à se faire avorter! Je peux pas croire qu’elle va faire ça! maugréa-t-elle. C’est un bonheur, avoir des enfants. Je comprends pas qu’elle réalise pas ça!

    — Maman? Maman? MAMAN? cria sa fille Hélène du deuxième étage.

    — Hein? Quoi? Bien voyons donc, toi! Qu’est-ce que tu as à hurler de même? Puis en plus, veux-tu bien me dire comment ça se fait que tu es pas encore partie?

    Roseline sortit de la lune et s’avança au pied de l’escalier de bois. Sa fille aînée venait tout juste d’avoir treize ans et n’avait pas l’habitude d’être en retard à l’école. Surtout qu’elle venait de commencer son secondaire. Pourtant, en jetant un regard sur l’horloge, la femme fronça ses sourcils fins.

    — Hélène, grouille-toi donc! Tes frères et tes sœurs sont partis depuis dix minutes déjà!

    — Maman! Je saigne!

    — Quoi?

    Le cœur battant la chamade, Roseline grimpa les marches deux par deux et arriva en haut à bout de souffle. La main sur la rampe, elle inspira profondément avant de s’avancer. Elle vit sa fille dans la salle de bain au fond du corridor, la mine déconfite.

    — Où tu t’es fait mal, Hélène?

    Sans répondre, la fillette pointa son entrejambe caché par sa jaquette bleue. Roseline ne comprit pas tout de suite, mais après un va-et-vient entre le visage embarrassé d’Hélène et le bas de son corps, elle alluma:

    — Ha bien bonyenne, ma petite gueuse, te voilà rendue une femme!

    Fière comme si elle venait d’être proclamée reine, Roseline fit un sourire éclatant à sa fille mortifiée. Hélène savait bien qu’un jour, elle aurait ses menstruations, mais elle avait espéré voir sa poitrine s’épanouir avant. Comme son amie Marion, dont les seins prenaient de plus en plus d’espace dans son chandail. Hélène, elle, ne portait même pas de soutien-gorge encore.

    — Ça servirait à rien de t’acheter ça, ma fille, tu es plate comme une planche à repasser! Ça serait du gaspillage! lui avait répondu Roseline quand Hélène en avait timidement demandé un à la fin de l’été.

    La jeune fille avait même rêvé que le jour de la rentrée scolaire, sa mère lui ferait la surprise de lui en offrir un. Mais elle avait vite compris que le manteau en cuirette mauve avec un col de fausse fourrure blanche serait son unique présent. Roseline jeta un regard sur la culotte rose de son aînée qui traînait par terre et aussitôt, son sens pratique reprit le dessus.

    — Bon, la première affaire à comprendre, ma fille, c’est que tu lanceras pas tes culottes tachées partout! Il faut que tu laves tout de suite le sang, sinon ça partira plus jamais. Après ça, dis-toi bien que maintenant, tu peux avoir un bébé, ça fait qu’assure-toi de garder tes jambes fermées!

    Et Roseline de se lancer dans un long monologue sur l’utilité des règles, pendant que la pauvre adolescente grognait de mécontentement. Si elle avait pu éviter d’en parler à sa mère, Hélène l’aurait fait. Mais elle n’avait guère le choix, si elle voulait protéger ses sous-vêtements!

    — Maman, est-ce que je peux juste savoir ce que je dois mettre dans mes culottes? Il faut que je parte!

    — Oh, bien oui. Regarde bien, ça va être notre cachette secrète. Non, mais j’ai tellement hâte de parler à ton père!

    Hélène releva ses yeux marron du dessous du lavabo, où sa mère avait pointé un gros sac. Elle prit la sorte de «couche» du bout des doigts et demanda:

    — Pourquoi?

    — Pourquoi quoi?

    — Bien, pourquoi tu as hâte de parler à papa?

    Roseline saisit les épaules étroites de sa fille et la serra contre sa voluptueuse poitrine. Elle essuya une larme sur sa joue ronde avant de chuchoter:

    — Pour lui apprendre la bonne nouvelle!

    — Oh, maman!

    Mais la jeune fille savait que ses parents n’entretenaient aucun secret l’un pour l’autre et c’est la mine basse qu’elle descendit l’escalier de sa maison blanche en se demandant sans arrêt si la bosse entre ses jambes paraissait autant qu’elle la sentait. Elle portait une jupe, elle qui détestait ça! Mais au moins, de cette façon, les autres élèves ne risquaient pas de s’apercevoir qu’elle avait aussi une couche dans sa culotte!

    — Je peux pas croire que je vais être pognée pour mettre ça chaque mois, câlique! marmonna l’adolescente en grimpant sur sa bicyclette. Alors qu’elle s’éloignait de sa maison en pédalant de toutes ses forces pour atteindre sa nouvelle école, sa mère s’était assise dans le salon et cherchait avec qui partager la nouvelle. Sa vaisselle attendrait, l’urgence était ailleurs!

    Tenant le combiné, Roseline entreprit de tourner la roulette des chiffres avant d’arrêter son geste.

    — Je peux pas appeler chez Marjolaine, je lui ai pas parlé depuis un bout! Puis, il va bien falloir que je le fasse, ça fait plus qu’un mois que ça traîne. Même son mari l’a remarqué l’autre jour au magasin.

    Étonné de ne plus voir la femme au gîte depuis quelque temps, Philippe lui avait en effet demandé si Marjolaine et elle s’étaient disputées. Ce à quoi la pauvre Roseline avait répondu par un piètre mensonge:

    — Oh, bien non! C’est juste qu’avec le début de l’école, je suis pas mal occupée. Même chose pour ta femme avec le gîte.

    Mais en réalité, les quelques fois où les deux femmes s’étaient croisées, elles n’avaient abordé que des sujets sans importance. Marjolaine se trouvait dans un tel brouillard depuis sa découverte qu’elle avait l’impression de vivre dans un monde parallèle à celui des autres insulaires. Elle saluait les gens, jasait innocemment au magasin ou au quai, mais au plus profond d’elle-même, le chaos régnait.

    Confuse, Roseline posa ses yeux sur l’appareil qu’elle tenait encore sur ses cuisses en se mordillant les lèvres. Elle ne pouvait appeler Marie-Laure non plus. C’était hors de question. Les deux femmes ne s’étaient guère adressé la parole, malgré une trêve au party de Noël, chez Philippe et Marjolaine. Dépitée, la femme reposa le combiné en claquant la langue.

    — De toute manière, je connais assez Marie-Laure pour savoir qu’elle va dire que c’est pas de ses affaires, les menstruations de ma fille! Maudit! Il va falloir que j’attende pour parler à Edmond ce soir. Sauf que ça sera plus aussi excitant dans douze heures! C’est maintenant que j’ai le goût d’annoncer la nouvelle!

    Sans réaliser qu’Hélène ne désirait sûrement pas que son entrée dans le monde des femmes soit célébrée ainsi, Roseline décida finalement d’aller voir Marjolaine. De toute manière, elle ne pourrait pas reporter éternellement leur confrontation et si son amie n’avait pas encore pris sa décision, elle tenterait de la convaincre de garder son petit bébé.

    — S’il y a quelqu’un qui peut faire ça, c’est toujours bien moi!

    En grimpant son escalier, la femme grimaça en constatant que les marches craquaient de plus en plus. Sa vieille maison avait besoin de rénovations, mais avec son Edmond parti six mois par année, celles-ci étaient toujours remises à plus tard.

    — Je vais finir par passer au travers d’une marche si ça continue! grogna-t-elle en se penchant pour vérifier la solidité de la structure.

    Elle finit de monter, puis se dépêcha d’aller noter dans le calepin ouvert sur sa commode: escalier à réparer. Cette note rejoignit les autres qu’elle avait écrites plus tôt dans l’été: fenêtre du salon ne ferme plus; porte de la cave à calfeutrer. Puis elle ouvrit bien grand sa garde-robe et s’assit sur son lit pour enlever sa jaquette.

    — Je sais pas quoi mettre!

    Son constat était toujours le même lorsqu’elle se préparait à voir Marjolaine. Avant l’arrivée de la jeune femme, de son mari et de son père sur l’Île Verte, l’insulaire ne s’était jamais trop questionnée sur ses choix vestimentaires. Puis la jolie brune à l’allure d’Audrey Hepburn avait bouleversé son quotidien. Roseline n’avait jamais côtoyé une personne aussi élégante et elle avait constaté avec amertume que ses habits de tous les jours n’étaient assurément pas à la hauteur de ce qu’elle aurait voulu porter pour leurs rencontres.

    — Oh, tant pis! Je vais pas faire une parade de mode!

    Dépitée, Roseline prit son chandail à manches longues fleuri puis enfila son pantalon en corduroy vert forêt. Fouillant dans son tiroir de bas, elle se résigna à enfiler ses longues chaussettes blanches avec une ligne bleue au bout. Debout devant son miroir de porte, elle se trouva aussi charmante qu’un porcelet. Au moins, songea-t-elle, sa nouvelle permanente était parfaite. Même si, à l’arrière, ses cheveux étaient un peu aplatis par la nuit, un bon coup de peigne réglerait le problème. Roseline referma la porte de sa maison avec nervosité, elle qui ne savait toujours pas comment réagir devant la probabilité que Marjolaine se débarrasse de l’enfant qu’elle portait.

    — Je suis certaine qu’une fois que je lui parlerai du bonheur qu’un bébé apporte dans une vie, elle va reprendre ses esprits!

    Depuis la découverte de sa grossesse, près de cinq semaines plus tôt, Marjolaine était un peu triste à la pensée que le jugement de Roseline signerait probablement la fin de leur étrange amitié. En plus, elle savait que le temps pressait et qu’elle devrait prendre une décision avant la fin de septembre. Elle était enceinte depuis plus de deux mois déjà. La liste des «pour» et des «contre» qu’elle avait établie la semaine précédente ne l’avait guère aidée. Assise sur une chaise droite à la table de la cuisine, les jambes allongées devant elle et la truffe de son labrador-caniche Joe sur la cuisse, elle avait fixé la feuille blanche séparée en deux pendant de longues minutes avant d’écrire:

    Contre:

    Finie la liberté

    Nuits écourtées

    Corps déformé

    En avoir un comme Jules Caron ou Justin Castonguay Craindre pour sa sécurité ou pire encore, le voir mourir Suis moi-même une enfant!

    La liste s’était poursuivie jusqu’au bas de la page. Puis elle avait regardé la colonne de gauche. La main tremblante, elle avait noté:

    Pour:

    Pour Philippe, peut-être

    Pour papa

    C’est tout. Rien d’autre ne lui venait en tête en tant qu’arguments favorables à la venue d’un enfant dans sa vie. Découragée, elle avait chiffonné la feuille avant de la jeter à la poubelle. Puis, elle était sortie et avait grimpé sur sa bicyclette pour s’éloigner vers le Bout d’en-Haut, un endroit où elle pouvait réfléchir en paix. Par moments, la vue de son époux remettait en question ses grands principes. Il était beau, doux, gentil. Il ferait sûrement un père formidable. Puis, la titillait l’envie de voir à qui cet enfant ressemblerait. Jusqu’à ce qu’elle repense à sa liste de «pour» et de «contre».

    Sur l’île, les Verdoyants profitaient de la fin de la belle saison pour remplir les caves, les garde-manger et les caveaux de victuailles, dans lesquels ils iraient piger pendant l’hiver. Les jours s’écoulaient et Marjolaine gardait difficilement le secret concernant son «état». Elle se levait tous les matins en se promettant d’en parler à Philippe. Elle se couchait tous les soirs en remettant la chose au lendemain. Un peu plus et elle croirait qu’elle avait fait un mauvais rêve. Au réveil, elle se glissait dans la salle de bain du haut pour examiner attentivement son corps. Avait-elle un petit ventre? Ses seins étaient plus douloureux, mais étaient-ils plus gros? Son mari ne lui en avait pas fait la remarque, en tout cas! Elle ne souffrait pas de nausées ni de fatigue plus importante qu’à l’accoutumée. Elle en vint donc presque à penser que le petit tube de plastique avait menti. Elle savait qu’à partir du moment où son mari Philippe saurait qu’elle était enceinte, elle n’aurait plus guère d’emprise sur la décision. Pour le moment, elle était incapable de choisir le chemin qu’elle devait emprunter.

    — Je peux pas avoir un bébé. Mais je peux pas me faire…

    Elle n’arrivait même pas à nommer l’acte. Avorter. Aurait-elle cette force de détruire une partie d’eux? Pourtant, la jeune femme avait toujours été pro-choix. Depuis le matin où elle avait regardé à la télévision un reportage sur le docteur Henry Morgentaler*¹, un pionner dans le domaine, Marjolaine avait déclaré haut et fort:

    — Mon corps m’appartient!

    Avaient suivi des dizaines de discussions avec son père Paul, qui désapprouvait ce geste, horrible selon lui. Mettre fin à une grossesse constituait pour lui un outrage à la vie.

    — Personne a le droit de décider pour les autres! répondait pourtant Marjolaine lorsque son père et elle s’obstinaient sur le sujet.

    Paul, en fervent catholique, croyait comme Roseline que la croissance d’un enfant dans le corps d’une femme était le signe du destin.

    — C’est pas le signe du destin, papa, se moquait alors sa fille, c’est juste la preuve que tu as eu du bon temps!

    — Marjolaine, franchement!

    — Quoi? Viens pas me dire que tu as trouvé ça plate, les parties de jambes en l’air qui t’ont permis de semer trois petites graines dans le ventre de maman!

    Et Marjolaine riait de voir son père maugréer contre les jeunes qui croyaient que tous les sujets pouvaient être abordés librement. Il s’éclipsait généralement de la pièce où avait lieu ce type de discussion et le rire de sa cadette accompagnait son départ. Mais cette fois-ci, pensa Marjolaine, en fixant le fleuve par la fenêtre de la cuisine, je ris plus. «Puis si je pouvais partager mon calvaire avec papa, il me semble que son côté réfléchi pourrait m’aider dans ma décision.» Perdue dans ses pensées, la jeune femme n’entendit pas son époux arriver derrière elle.

    — Ça va, Marjo? demanda Philippe, qui s’avança pour embrasser le cou de sa douce.

    — Hein? Oh oui, oui… J’étais dans la lune, murmura sa femme en reprenant mécaniquement sa guenille pour nettoyer son comptoir déjà bien propre.

    — Je vois bien ça! Je t’ai dit trois fois que je devais aller porter de l’essence à Marie-Laure parce que sa tondeuse est vide.

    — Oh, Marc-André est déjà reparti?

    Depuis le début du printemps, le cousin de Philippe travaillait sur un chantier de construction à Rimouski. Inquiet de laisser sa femme en compagnie de leurs trois enfants si longtemps, il avait demandé à son cousin de prendre soin d’eux. Il était venu passer quelques jours sur l’île, la semaine précédente, pour aider Marie-Laure, son épouse, à préparer la rentrée. Surtout que cette année, la commission scolaire à laquelle les écoles de l’Île Verte étaient rattachées avait insisté pour que Jules soit scolarisé. Les parents avaient reçu les formulaires d’inscription officielle et n’avaient pas eu le choix.

    — Je me demande bien ce qu’il va aller faire à se frotter le fond de culotte sur un banc d’école, s’était plaint Marc-André.

    — Attends, il va peut-être se dégourdir au contact des autres élèves, avait tenté de le rassurer Philippe au quai, sans vraiment y croire.

    Marjolaine savait bien pourtant que Marc-André était reparti la veille. C’est pourquoi le barbu lui jeta un regard curieux avant de répondre:

    — Bien voyons, ma perle, mon cousin a traversé hier matin! Il est même passé nous saluer avant son départ.

    Philippe continua de sécher sa longue chevelure frisée tout en observant son épouse. Elle était étrange depuis quelques semaines. Distante, hésitante, comme si quelque chose la tracassait. Le mari avait mis cet état d’âme sur le compte de l’arrivée de Sophie, la sœur de sa femme, avec laquelle elle s’entendait difficilement, mais peut-être se trompait-il. L’homme vint pour s’informer, mais Marjolaine se détourna pour éviter qu’il ne voie son trouble. À travers la fenêtre, au loin, elle aperçut son père dans les marches de son chalet blanc. Il gesticulait en riant, et elle comprit que Sophie devait être assise sur la grande galerie sur pilotis. La noire était revenue sur l’île au début du mois d’août et ne semblait pas prête à retourner à Québec. Marjolaine songea à son aînée, qui jouissait des largesses de Paul, et elle en frémit de colère. Toujours aussi profiteuse, la Sophie! Son père avait les moyens, bien sûr, de nourrir sa grande fille, mais la cadette ne trouvait pas normal qu’à l’âge de trente ans, l’autre se fasse vivre ainsi. Une fois, elle avait osé aborder le sujet avec Philippe, qui l’avait aussitôt rabrouée en lui disant que c’était rassurant, au contraire, de savoir qu’il y avait un autre adulte pour prendre soin de Paul. Cette intervention avait mis fin à la conversation, Marjolaine ne supportant aucun commentaire positif en ce qui avait trait à l’arrivée de sa sœur sur l’Île Verte. Devant la mine étonnée de son mari, l’angoisse de Marjolaine face à son état se transforma en frustration et c’est d’un ton plus sec qu’elle ne l’aurait voulu qu’elle répondit:

    — Ok, j’ai oublié que ton cousin était reparti, c’est pas la fin du monde!

    Philippe, qui en avait assez des changements d’humeur de Marjolaine, lança la serviette orange sur le dossier de la chaise et s’avança sur le petit tapis tressé près de la porte pour enfiler ses bottes de travail. Sans un mot, il tourna la poignée et, avant que son épouse ne puisse s’excuser, il sortit, suivi de Joe.

    Maudit! ragea Marjolaine, en voyant son mari s’éloigner les épaules basses dans le chemin de terre devant la maison.

    Piteuse, elle observa son père Paul et Philippe, ensemble près du jardin. Elle poussa un petit son de dépit en voyant Sophie s’approcher à son tour du duo. La femme se pencha pour tenter d’ouvrir la fenêtre encore plus grand afin de recueillir peut-être l’écho de leur conversation. Trop petite pour se rendre à la manivelle, elle déplia l’escabeau qui l’aidait à atteindre les tablettes hautes des armoires de la cuisine. Plissant les yeux, Marjolaine épia la scène quelques secondes avec mécontentement. Le trio riait et gesticulait.

    — Je suis certaine qu’elle parle de moi, maugréa-t-elle avec mauvaise foi.

    Sans remarquer l’ironie de la situation, elle qui disait ne vouloir rien savoir de sa sœur, Marjolaine fit mine de passer un linge humide sur le pourtour de la fenêtre pour mieux s’approcher de la scène qu’elle espionnait. Croyant entendre son prénom, elle se leva sur la pointe des orteils dans un équilibre précaire. Pour mieux assurer sa position, la brune étira le pied gauche dans le but de le poser sur le comptoir, mais elle manqua son coup et chuta.

    Ouch! Ayoye!

    Les yeux pleins de larmes, Marjolaine tenta de retrouver ses esprits, à même le sol. De manière spontanée, elle mit la main droite sur son ventre encore plat dans un mouvement de protection. Elle baissa les yeux et, sans réaliser la portée de ses paroles, murmura:

    — Ce serait plus simple si ça se terminait comme ça!

    Pourtant, le petit être en formation dans son ventre n’avait pas semblé affecté par sa chute. Encore affalée sur le sol, la jeune femme bougea ses chevilles et constata l’étendue des dégâts.

    — Au moins, je me suis pas cassé la jambe, niaiseuse!

    En soupirant, elle posa les mains sur le comptoir pour se relever. Elle ressentit aussitôt un élancement dans son poignet gauche et, en le rapprochant de son visage, s’aperçut de l’enflure qui le faisait gonfler. Elle grimaça en tentant de le bouger.

    — Ça grossit à vue d’œil! Aïe!

    Marjolaine se releva sur ses jambes tremblantes et replia maladroitement l’escabeau avant de prendre la serviette laissée par Philippe sur la table. Elle ouvrit le congélateur et y prit une barquette de glaçons, qu’elle vida dedans.

    — Je suis donc bien épaisse! marmonna la jeune femme en s’assoyant à la table. Même si la douleur était encore tolérable, la vitesse de l’enflure l’inquiétait. Elle s’était cassé un pied à treize ans, et avait dû utiliser des béquilles pendant deux mois. Elle se rappela les imitations moqueuses de Sophie, qui prenait des bouts de bois pour lui montrer de quoi elle avait l’air. Mordillant l’intérieur de sa bouche, Marjolaine ferma les yeux puis les rouvrit et jeta un coup d’œil à sa main gauche.

    — C’est vraiment pas beau! murmura-t-elle en voyant la couleur de plus en plus bleutée. Puis ça arrête pas de gonfler! J’aurais dû faire plus attention, aussi, en lavant mes fenêtres, pensa Marjolaine en faisant taire la petite voix dans sa tête qui lui disait que l’espionnage de sa sœur était davantage en cause que la vitre!

    Tout en écoutant la voix de Julien Clerc, qui apaisait généralement ses tourments, Marjolaine dut se résigner à aller demander de l’aide à Philippe avant qu’il ne parte chez son cousin. En regardant dehors, la femme eut un geste de dépit en s’aperce-vant que son mari était rendu sur la galerie du chalet dans lequel habitait Paul.

    — Veux-tu bien me dire ce qu’il fait là? Me semble que son programme était d’aller chez Marc-André, pas chez mon père! Des plans pour que je tombe sur «elle»!

    Depuis le retour de sa sœur aînée, quelques semaines auparavant, Marjolaine n’avait presque pas vu Paul. Par choix. Elle avait pourtant pris l’habitude d’aller fréquemment s’asseoir sur sa galerie surplombant le fleuve pour jaser avec lui depuis leur installation sur l’Île Verte. Elle avait ainsi mis une croix sur ce rituel maintenant que Sophie y vivait aussi. La veille de l’arrivée de l’aînée, Paul était venu l’aviser.

    — Je te le dis par respect, ma fille, parce que je sais que tu veux pas la voir.

    — En effet.

    — Mais comme elle risque de te croiser sur le chemin, bien au moins tu sauras qu’elle est sur l’île.

    Marjolaine avait ricané.

    — Parce que tu penses que le secret aurait été gardé longtemps ici?

    Paul n’avait pas répondu, prétextant un gâteau au four pour s’éclipser rapidement. Alors comme prévu, lorsque Sophie sortait du chalet de son père, ses longs cheveux noirs flottant jusqu’à ses hanches, sa sœur cadette rentrait dans sa maison. Ce qui ne l’empêchait pas, avait remarqué Philippe, d’espionner les allées et venues de l’autre. Elle faisait semblant de laver le lavabo de la salle de bain et tassait le rideau orange; elle refaisait les lits des chambres d’hôtes pour jeter un coup d’œil par les grandes fenêtres… Non, le barbu n’était pas dupe: sa femme avait envie de voir sa sœur. Peut-être qu’elle ne lui avait pas pardonné la mort de leur frère Stéphane, mais il n’en restait pas moins qu’elle avait un intérêt insidieux envers celle qu’elle se plaisait pourtant tant à haïr.

    — Bon, j’ai pas le choix! philosopha Marjolaine devant le sérieux de la situation.

    Se levant rapidement pour sortir de sa grande cuisine, la brunette tressaillit avant de se rasseoir. Ses jambes plièrent sous son poids. Elle se sentit envahie par un malaise et sa peau devint moite.

    — Voyons, Marjo, respire! C’est juste une foulure au pire.

    Mais le battement de son cœur qui pulsait dans son poignet la fit grimacer de nouveau. Il n’y avait plus de différence entre la largeur de sa main et celle de son poignet. Voilà qui n’était pas bon signe! C’est donc les jambes flageolantes que la jeune brune réussit à ouvrir la porte. Au loin, elle voyait le fleuve calme qui était à son plus bas. Embêtée, elle observa Philippe, un pied avancé dans l’escalier de bois du chalet. N’apercevant pas Sophie, elle respira un peu mieux avant de crier de toutes ses forces:

    — PHILIPPE!

    Le son de sa voix n’atteignant pas son époux, Marjolaine dut se contraindre à se rendre près de son jardin.

    — PHILIPPE! Voyons donc, es-tu sourd, sacrament?

    Choquée, Marjolaine ferma ses yeux en passant une main lasse dans ses boucles courtes. Fatiguée de voir sa coupe de cheveux perdre de sa tenue, elle s’était résignée la semaine précédente à aller voir la «coiffeuse» de l’île, Victoire Dionne. Son amie Roseline Lamothe l’avait souvent encouragée avec enthousiasme:

    — Tu devrais aller chez Victoire, tu le regretteras pas, je te le jure! Moi, j’ai jamais eu des cheveux aussi beaux depuis que c’est elle qui me coiffe!

    Marjolaine n’avait rien rétorqué, se contentant d’un petit rictus qui pouvait passer pour un assentiment. Pourtant, son cœur se serrait à la pensée de revenir de chez Victoire avec le «look» caniche royal de son amie.

    — Je peux pas croire qu’il va falloir que j’aille jusqu’au chalet, maudit! marmonna la blessée à voix basse. Encore pieds nus, elle jeta un regard à ses orteils vernis avant de soupirer.

    Le vent soufflait fort en cet avant-midi de septembre. Le soleil qui plombait était inhabituellement chaud pour ce temps-ci de l’année. C’est la raison pour laquelle la jeune femme portait son short le plus court et sa camisole noire à l’effigie de Joe Dassin. Elle hésita sur la marche à suivre, mais un coup d’œil à sa main enveloppée dans la serviette la décida. La douleur était vraiment trop vive pour attendre.

    — Il va en entendre parler! Faire la sourde oreille comme ça! ronchonna Marjolaine en regardant où elle mettait les pieds pour éviter une seconde blessure. Ses orteils protestaient contre la rugosité du chemin où la terre brune côtoyait les cailloux.

    Plus la femme s’avançait, plus l’anxiété l’envahissait à l’idée de ne pouvoir échapper à une rencontre avec Sophie. La voir de loin, c’était déjà intense pour elle actuellement. Inconsciente de son ambivalence, Marjolaine passait beaucoup de temps à se convaincre que sa sœur n’existait pas. Or, son entêtement à ne pas vouloir y penser créait exactement l’inverse dans son esprit: une présence constante et envahissante.

    — Me semble que j’ai assez de problèmes de même sans m’occuper de ce qui se passe au chalet! Lorsqu’elle ne fut plus qu’à quelques pieds de son mari, qui riait aux éclats, un violent sentiment de jalousie s’empara d’elle en entendant le rire cristallin de sa sœur aînée. Donc, ce n’était pas Paul qui l’amusait ainsi, mais bien Sophie, qui entortillait tous ceux qu’elle rencontrait autour de son petit doigt.

    — PHILIPPE! Ça fait trois fois que je t’appelle!

    — Hein, quoi?

    Le mari se retourna d’un coup sec en l’entendant et il eut la décence, pensa Marjolaine, de rougir un peu. Ses longs cheveux noirs frisés volaient au vent et il frotta sa courte barbe pour se donner une contenance. Il vint pour s’avancer, lorsque Sophie apparut au haut de l’escalier dans toute sa splendeur.

    — Tiens, Marjo! Je me demandais bien quand on se verrait la face.

    Le ton était calme, sans trace d’animosité. Pourtant, aussitôt, la rage que la cadette éprouvait à l’égard de cette femme qu’elle avait autrefois tant aimée refit surface. Marjolaine ne put retenir son envie devant les longues jambes bronzées, le corps mince à peine caché par une robe rouge serrée sans manches. Elle eut le goût de lui demander si elle s’était rendu compte que sur l’île, sa tenue n’était pas appropriée, mais cela aurait été donner trop de pouvoir à sa sœur, qui aurait ri de son commentaire.

    — Je me suis blessée, Philippe. Peux-tu me conduire au dispensaire?

    — Blessée?

    Sans répondre, Marjolaine enleva la serviette et montra son poignet, qui enflait encore. Sophie eut un hoquet alarmé et descendit les marches rapidement, pieds nus elle aussi. Son sourire narquois avait disparu

    — Voyons donc, qu’est-ce que tu t’es fait?

    — Philippe!

    Marjolaine choisit d’ignorer sa sœur, qui se tenait maintenant devant elle. Mais c’était mal connaître Sophie, qui susurra entre ses lèvres:

    — Tu me détestes peut-être, mais je vais quand même aller te chercher d’autres glaçons puis une serviette sèche. J’ai l’habitude de tes bobos. Tu l’as peut-être oublié, mais quand tu faisais des chutes à bicycle, c’est moi qui te soignais. Même qu’une fois, j’avais dû te mettre du mercurochrome sur la joue, rappela Sophie en riant nerveusement.

    L’aînée des filles Lalonde revint sur ses pas en courant, sans remarquer le sourire furtif de Marjolaine à l’évocation de ce souvenir. Sa mère avait été très fâchée lorsqu’elle avait vu les soins apportés par Sophie à sa jeune sœur.

    — Voyons donc, Sophie! Veux-tu bien me dire ce que tu as pensé de lui barbouiller la face de même! avait éclaté la mère.

    Les sœurs avaient bien ri devant la mine déconfite de leur maman. Dans ces moments-là, rares, mais précieux, elles devenaient de réelles complices envers et contre tous, surtout leurs parents! Marjolaine entendit la porte claquer et, quelques secondes plus tard, son père Paul, les cheveux emmêlés et le regard rempli de sommeil, descendit à son tour de la galerie.

    — Elle avait pas à te prévenir, grogna Marjolaine, de mauvaise foi.

    — Montre-moi ça!

    Paul grimaça à la vue de la blessure.

    — Mon doux, t’es-tu battue, ma fille? s’exclama-t-il pour détendre l’atmosphère.

    — Je suis tombée en lavant ma fenêtre. Viens, Philippe! fut la réponse sèche de sa cadette.

    Son époux voulut tempérer les choses, mais Marjolaine n’avait pas le cœur au compromis. Elle entreprit de remonter le petit chemin pour retourner près de sa maison lorsqu’elle vit que Sophie courait à ses côtés.

    — Tiens, mets ça sur ton poignet!

    Sans donner le droit à l’autre de protester, l’aînée prit la serviette orange et la remplaça par une autre sur laquelle elle posa un sac en plastique rempli de glaçons. Marjolaine ne la regarda pas et continua à marcher, Philippe à ses côtés.

    — Merci! fit le mari sur un ton agacé. On vous en redonne des nouvelles! Paul, penses-tu que tu peux appeler Marie-Laure pour l’avertir que je vais passer plus tard pour sa tondeuse? Elle doit m’attendre.

    Le vieux acquiesça en déplorant l’entêtement de Marjolaine. Les deux duos s’éloignèrent l’un de l’autre et c’est dans un silence buté que le couple de la maison rouge s’engouffra dans sa vieille camionnette. Joe, surpris de ne pas être invité à la promenade, resta sur le balcon de bois en se couchant de tout son long sur le sol pour bien montrer son désaccord. Non, mais, quels drôles de maîtres il avait!

    1Les passages suivis d’un astérisque renvoient à une note de l’auteure à la fin du livre.

    CHAPITRE 2

    Premiers soins

    Sur l’Île Verte, la vie se déroulait dans l’attente constante des marées et c’était un élément avec lequel Marjolaine et son mari avaient parfois de la difficulté à composer. Même s’ils habitaient la terre isolée depuis plus d’un an, parfois, ils oubliaient que la traversée ne se faisait pas au moment même où ils le voulaient.

    — Je peux pas croire qu’il va falloir attendre jusqu’à ce soir pour aller de l’autre bord! se plaignit Philippe lorsque l’infirmière les informa qu’il leur faudrait se rendre à l’hôpital de Rivière-du-Loup pour obtenir une radiographie de la main de Marjolaine.

    — C’est vraiment pas nécessaire! s’exclama la blessée en fronçant ses sourcils. Je suis certaine que c’est pas cassé! Vous m’avez fait un bandage, Rita, ça va être bien correct! s’opposa encore Marjolaine.

    Mais la vieille femme, qui devait quitter définitivement l’Île Verte à la fin du mois de novembre, après un report de plusieurs mois pour s’assurer qu’on lui trouverait un remplaçant, secoua vivement la tête.

    — Écoute-moi bien, la jeune: si je te dis que tu dois faire vérifier la gravité de la blessure, c’est que tu dois le faire. Je m’amuse pas à faire traverser du monde de l’autre bord juste pour le fun, moi! Mais rendue là, tu feras bien ce que tu voudras! Sauf que viens pas te plaindre quand ta main sera plus mobile comme avant parce que les soins requis auront pas été donnés!

    Estomaquée par la sécheresse du ton de l’infirmière, Marjolaine sentit ses yeux se remplir de larmes et son époux la regarda, surpris. Sa femme n’était pas du genre à se laisser marcher sur les pieds et avait plus l’habitude de rétorquer que de pleurer. Mais il ne pouvait savoir que les hormones de Marjolaine lui jouaient des tours de plus en plus souvent. Il posa une main apaisante sur celle de sa douce avant de lui sourire. Il se releva puis serra sa femme contre lui.

    — Merci beaucoup, Rita! Pas de problème, on va traverser avec mon oncle dès que la marée sera assez haute.

    — C’est ça, c’est ça!

    L’infirmière âgée, plus très patiente, referma la porte du dispensaire sur le couple, qui s’empressa de retourner à la maison rouge. En chemin, les amoureux firent le constat que la femme avait raison de quitter son emploi sous peu.

    — J’ai jamais vu quelqu’un d’aussi bête que ça! grogna Marjolaine, offusquée de la manière dont elle avait été traitée. Mais sa frustration se transforma en anxiété lorsque leur camion tourna dans l’entrée de la maison et qu’elle vit Roseline Lamothe en discussion avec son père Paul près de leur jardin. Pendant quelques instants, elle avait oublié son état. Puis comme une claque en plein visage, la vue de son amie la rappela à l’ordre.

    — Tiens, ta meilleure copine! se moqua affectueusement Philippe en se penchant pour ouvrir la portière de sa femme. Sa visite devrait te changer les idées!

    «Au contraire!», eut envie de répliquer Marjolaine. Le souvenir de leur dernière rencontre refit surface et elle sortit lentement du véhicule. S’il fallait que l’autre dévoile son secret! Le poignet enroulé dans un bandage élastique beige, la femme enceinte sentait l’élancement dans toute sa main et son avant-bras. Elle se dépêcha de prétexter une grande lassitude avant de grimper les marches et de s’engouffrer dans la véranda couverte.

    — Tu rassureras papa et Roseline, je vais aller m’étendre, s’empressa-t-elle de préciser à son mari, suivie d’un Joe à la queue frétillante.

    La pauvre bête fut bien déçue de voir sa maîtresse passer à ses côtés en l’ignorant. Joe grogna un peu puis courut vers son maître qui, lui, aurait sûrement une caresse en réserve ou peut-être même une promenade en tête.

    Roseline fit une moue débinée en s’apercevant que Marjolaine ne faisait que la saluer de loin. Mise au courant de l’accident par Paul, la grosse femme hésita sur la marche à suivre. Elle avait aussi espéré pouvoir jaser un peu avec Sophie, la grande vedette du mois sur l’Île Verte! Déçue, elle se rendit compte que la sœur de Marjolaine ne sortirait pas du chalet elle non plus pour venir lui faire la conversation. Alors elle se dépêcha de trottiner vers Philippe, qui marchait à grandes enjambées vers eux.

    — Puis?

    — Puis, il va falloir traverser à l’hôpital. Elle a besoin d’une radiographie et…

    Philippe ne termina pas sa phrase, la robuste insulaire l’ayant déjà dépassé pour se rendre à la maison écarlate. Il haussa les épaules avant de poursuivre son chemin vers Paul, qu’il s’empressa de rassurer. Le vieil homme fut soulagé et il profita de l’absence de sa fille cadette pour faire une annonce à son gendre:

    — Sophie va rester encore un mois.

    — Ah?

    Que pouvait dire Philippe? Il n’avait pas vraiment d’opinion sur le sujet autre que le fait que cette visite qui se prolongeait ferait rager sa femme et aurait donc des répercussions sur son couple. Marjolaine serait en colère et dirait que sa sœur n’avait pas un sou de côté et que c’était sûrement pour cette raison qu’elle était aussi mielleuse avec leur paternel. Même si la jeune n’avait pas tort sur la question des finances de Sophie, elle aurait été surprise de savoir que l’aînée obligeait son père à accepter qu’elle contribue à l’achat des victuailles chaque semaine.

    — En restant chez toi, je paye pas de loyer, papa, et c’est pas ici que j’ai besoin de nouveaux vêtements. J’ai un peu de sous de côté. Tant que je suis capable de le faire, je t’en prie, accepte. On verra pour la suite.

    Philippe se proposait d’avoir une bonne discussion avec Marjolaine. Il lui fallait crever l’abcès une fois pour toutes. La situation n’était plus tenable. Les deux hommes continuèrent à discuter de choses et d’autres pendant que, dans la maison, la brune s’installait sur le divan de cuir usé du salon. Elle eut à peine le temps de fermer les yeux quelques secondes que Roseline se pointât.

    — Toc, toc! C’est moi, mon amie.

    Marjolaine plissa le nez de dépit. Elle avait vraiment espéré que l’imposante insulaire comprendrait qu’elle n’avait pas envie de discuter après l’incident survenu le matin. Mais c’était mal connaître la femme potelée, qui s’avança d’un pas décidé dans le salon. Se plantant dans l’embrasure de la porte, les mains sur ses hanches, elle fixa longuement le ventre de Marjolaine et remonta son regard vers son visage pâle. La jeune tenta un sourire courageux.

    — Alors?

    — Alors quoi?

    Sans mot dire, Roseline pointa le ventre plat de son amie. Elle n’arrivait pas à faire semblant de rien. Le fait que la jolie brunette ne semblait pas avoir pris une livre lui faisait craindre le pire. Mais elle s’était informée en douce et savait que Marjolaine n’avait pas traversé de l’autre bord depuis la découverte de son état. Elle semblait donc toujours enceinte et juste chanceuse, évidemment, pensa Roseline avec jalousie. Même dans la grossesse, elle resterait belle, délicate et élégante, elle en était certaine. Pas une grosse baleine à bosse comme elle, lorsqu’elle portait ses enfants.

    — Sais pas.

    Marjolaine haussa ses épaules étroites en plongeant son regard triste dans celui de son amie. Les larmes qu’elle retenait depuis le matin se mirent à couler sans effort le long de son visage blafard. Aussitôt, Roseline délaissa sa position revêche pour s’élancer à ses côtés.

    — Voyons, voyons, ma toute petite, ça va s’arranger! Ton mari en pense quoi?

    Marjolaine eut un nouveau haussement d’épaules. Mais son air coupable confirma les soupçons de son amie.

    — Dis-moi pas que tu lui as rien dit? murmura-t-elle en secouant ses boucles indisciplinées.

    — Non! souffla l’autre en enfouissant sa face dans ses mains.

    — Bien voyons donc, ma belle! Il faut qu’il sache!

    — Le jour où il va savoir que je suis enceinte, j’aurai plus le choix de me décider, Roseline. Puis moi, bien, je pense pas pouvoir continuer cette grossesse-là. Je sais – la voix de Marjolaine devint un murmure – que tu peux pas imaginer ça, mais je suis terrorisée à la pensée de devenir maman. J’ai de la misère à prendre soin juste de moi, comprends-tu? J’aurais peur de l’oublier quelque part, de mal le nourrir, de trop le gâter… Je peux te donner des millions de raisons qui feraient de moi une mauvaise mère!

    La blonde secoua sa chevelure drue avec un air dubitatif. Non, elle ne comprenait pas. Alors elle parla d’autre chose, un sujet qui n’enflammait pas ses émotions comme la grossesse secrète de Marjolaine.

    — Je suis venue te demander de combien de pâtés tu avais besoin pour tes clients de la fin de semaine. Tu m’as dit que c’était des étrangers et qu’ils voulaient absolument goûter la cuisine du Bas-du-Fleuve. Ça fait que je me suis dit que je les gâterais, tes touristes!

    Avec un sourire fier aux lèvres, Roseline s’avança vers Marjolaine en soufflant, sur un ton de connivence:

    — Imagine-toi donc que ma belle Hélène est devenue une femme ce matin!

    — Hein?

    — Bien oui, elle a commencé à saigner!

    — Oh! Déjà? Pauvre elle!

    — Comment ça, pauvre elle?

    Marjolaine se releva et tira maladroitement sur son chandail bedaine pour cacher son ventre. Elle lança un regard ennuyé vers son amie et ne put retenir un sourire en voyant l’agencement de couleurs de ses vêtements. Au moins, son toupet repoussait tranquillement, elle qui l’avait fait couper presque à la racine à sa dernière visite chez Victoire Dionne.

    — On s’entend, Roseline, que nous autres, les femmes, on est pognées avec ça toute notre vie pour rien!

    — Pas pour rien! Ça sert à faire des petits, au cas où tu l’aurais oublié!

    — Justement! C’est rien qu’un paquet de troubles!

    Roseline pinça ses lèvres fines avant de se lever le plus dignement possible.

    — Je pense que nous deux, on pourra jamais s’entendre sur ce sujet-là. Alors si tu pouvais juste me dire si six pâtés à la truite et cinq tartes aux petits fruits ça t’irait, ça ferait bien mon affaire.

    — Ce serait parfait, merci!

    — C’est correct. Je vais y aller et te rapporter ça vendredi. En attendant, réfléchis bien, ma fille, tu pourrais regretter toute ta vie une décision égoïste de même!

    Avant que Marjolaine ne puisse répondre, Roseline avait brusquement tourné les talons et était sortie de la maison en coup de vent. Elle maugréait en descendant les marches et ne répondit pas au salut de Philippe, qui retint un fou rire et alla rejoindre son épouse. Cette bonne femme-là le ferait toujours rigoler!

    Assise dans son escalier, Marie-Laure attendait le retour de l’école de ses deux plus vieux. Elle profitait d’un petit répit en fumant une première cigarette de la journée. Elle avait recommencé cette habitude un mois plus tôt, après plus de six ans d’abstinence.

    — Heu, tu fumes? lui avait demandé une Marjolaine interloquée.

    — Oui. Ça me détend.

    Depuis qu’il était réveillé, son fils Jules ne lui avait pas permis d’arrêter une minute. Mais là, il avait découvert une roche plus grosse que les autres dans leur petit jardin et il tentait de la retirer en creusant autour avec sa petite pelle de métal. Depuis quelques semaines, depuis le retour de son frère et de sa sœur en classe, en fait, pas une journée ne passait sans que son plus jeune fasse des crises de colère ou des fugues qui demandaient à sa mère de longues recherches solitaires. Chaque fois qu’il n’obtenait pas ce qu’il désirait, le gamin éclatait en sanglots en criant. Marie-Laure avait réussi à obtenir un délai avant l’entrée à l’école de son garçon. Malgré ses réticences, l’enseignante, Juliette Hurtubise, avait accepté de laisser passer le premier mois avant d’intégrer l’enfant dans sa classe. Malgré cela, stressée, la mère de famille se demandait comment cacher à tous que son fils devenait de plus en plus ingérable.

    — Tout le monde parle déjà bien en masse de lui, je leur donnerai pas plus de viande à mordre!

    Elle avait donc défendu à ses autres enfants, Éloi et Marion, d’amener des amis jouer à la maison. Un peu plus tôt dans l’année, un médecin spécialiste leur avait expliqué, à Marc-André et elle, que Jules présentait un trouble envahissant du développement. Un genre d’autisme, avait froidement nommé le docteur. Alors que son mari avait été heureux de pouvoir enfin identifier la maladie* de leur garçon, Marie-Laure avait reçu ce diagnostic comme une claque en plein visage. Elle avait donc décidé de ne plus l’exposer aux autres insulaires, ce qui déplaisait souverainement à Éloi, son grand frère, qui avait répliqué:

    — Mais maman, c’est à mon tour d’organiser la pêche au quai samedi prochain. On est pas pour toujours aller au Quai d’en-Bas! Il y a de plus en plus de monde, avec les pêches qu’il faut rentrer! J’ai dit aux gars qu’on s’installerait ici pour préparer nos cannes avant de descendre au quai. On va faire ça vite, inquiète-toi pas!

    De la maison jaune, le chemin du Quai d’en-Haut descendait jusqu’au fleuve, où les petits chalands de quelques Verdoyants étaient amarrés pour la belle saison. Comme le site était moins central, il y avait moins de va-et-vient qu’au Quai d’en-Bas. Le blond garçonnet avait boudé en sachant que rien ne ferait changer d’idée sa mère. Tout le long de son trajet jusqu’à l’école bleue, il avait ragé contre son frère innocent qui les empêchait d’avoir une vie normale sur l’île.

    — Nous voilà coincés avec un autre ti-coune comme l’épais à Castonguay! avait-il crié à sa sœur, qui tentait de le calmer.

    La douce Marion avait haussé les épaules et elle avait filé sur son vélo pour aller retrouver Hélène à l’école Michaud, où elles avaient enfin commencé leur secondaire. Même si les adultes de l’île craignaient que l’exode des familles ne justifie la fermeture d’une des écoles, pour l’instant, Louise Veillette s’occupait de l’enseignement des huit adolescents de niveau secondaire*. Les cheveux au vent, les yeux remplis de soleil, la gamine savourait ce moment pendant lequel, tous les jours de la semaine, elle parvenait à oublier ce qu’avait été sa vie, avant que la folie ne vienne envahir leur maison. À présent que sa mère n’avait plus une minute à leur consacrer, Marion ne se pressait plus pour rentrer après l’école. Elle passait du temps à écouter les autres se taquiner ou faire des plans pour la soirée. À la fin de leur journée, Hélène s’approcha d’elle discrètement et lui souffla à l’oreille:

    — Il faut que je te dise quelque chose.

    Marion se retourna vers sa meilleure amie en se disant pour la centième fois qu’il était heureux qu’Hélène ne ressemble ni à sa mère ni à son père. D’ailleurs, à bien y penser, elle ne ressemblait à aucun membre de sa famille. Son teint bronzé comme celui d’une Amérindienne, ses grands yeux marron et ses cheveux plats la distinguaient grandement du reste des Lamothe-Fraser!

    — Moui…

    — J’ai commencé à saigner.

    — Hein?

    — Bien, tu sais, mes menstruations! J’ai commencé aujourd’hui!

    Tout d’un coup, en prononçant ces paroles, Hélène ressentit de la fierté pour la première fois. Dans le fond, elle n’avait peut-être pas la poitrine arrondie de son amie, mais au moins, elle, elle pouvait maintenant devenir une maman! Marion lui jeta un regard énigmatique avant de lever ses bras pour attacher sa chevelure bouclée. Hélène empoigna sa bicyclette et commença à marcher à ses côtés. Les deux filles ne voyaient pas les coups d’œil remplis d’espoir que leur jetait Antonin Dionne, assis de l’autre bord du chemin sur son trois-roues.

    — Tu dis rien, Marion?

    — Heu…

    — Je le sais que je suis la première de nous deux, mais qu’est-ce que tu veux, il faut bien…

    — J’ai commencé au mois de juin moi aussi.

    — …qu’une de nous deux, heu, quoi?

    Figée par les paroles calmes sorties de la bouche de son amie, Hélène arrêta d’avancer.

    — Qu’est-ce que tu dis?

    — Je dis que j’ai commencé à être menstruée en juin. Pas besoin de s’énerver avec ça! C’est pas comme si c’était une grande nouvelle!

    Le ton sec de la blonde fit aussitôt réagir Hélène, qui ne l’avait jamais entendue lui parler ainsi. Ses grands yeux se remplirent d’eau et c’est d’une voix tremblante qu’elle lança:

    — Mais, tu me l’as pas dit!

    — Pourquoi je te dirais ça? C’est pas de tes affaires! On va toujours bien pas faire une parade pour célébrer ça!

    Offusquée, peinée, Hélène ne répondit pas et se contenta de remonter sur son vélo. Elle s’éloigna vers le Bout d’en-Haut sans saluer son amie et surtout pas Antonin Dionne, qui la regarda passer devant lui d’un œil goguenard.

    — Ça va bien, l’écolière? cria-t-il, lui qui était très fier d’en avoir fini avec son parcours scolaire.

    Enfin, à la fin du mois de juin dernier, Juliette Hurtubise avait annoncé aux parents du jeune Dionne qu’il passait sa sixième année après son troisième essai.

    — Il passe juste, mais il passe! avait-elle précisé d’un ton sévère.

    — C’est bien en masse! avait répliqué Conrad, son père, en ne pouvant s’empêcher de lorgner la poitrine voluptueuse de la nouvelle fiancée qui enseignait à son fils. Il avait passé ses pouces sous ses éternelles bretelles rouges qui rappelaient son allégeance au Parti libéral du Québec.

    Sa femme Victoire s’était dépêchée de lui assener un coup sur le bras avant de remercier l’enseignante et de quitter la petite école bleue. Maintenant, Antonin Dionne s’arrêtait à l’école Michaud juste pour voir la belle Marion Caron qui le faisait trembler d’émotion chaque fois qu’elle posait son regard mystérieux sur son visage rousselé. Depuis qu’ils avaient échangé un baiser au party de Noël de Marjolaine et Philippe, il se mourait d’amour pour la jolie adolescente. Il éclata de rire en voyant le majeur d’Hélène brandi bien haut.

    — Moi aussi je m’ennuie de toi! ricana-t-il.

    Antonin se dépêcha de passer une main dans sa tignasse pour discipliner ses baguettes blondes puis il leva sa longue silhouette dégingandée et descendit du trois-roues. Marion ne lui jeta qu’un regard ennuyé lorsqu’il cria:

    — Ça te tente-tu de venir au phare avec moi?

    La jeune fille hésita et regarda le chemin de terre en direction de chez elle. Fermant les yeux un court moment, elle pensa à son arrivée à la maison jaune qui passerait inaperçue, à son frère Jules qui serait probablement en train de hurler ou de cracher, puis elle prit sa décision. Abandonnant sa monture contre la clôture de bois qui délimitait le terrain de l’école aux murs bordeaux, elle glissa la bandoulière de son sac de cuir sur son épaule et s’avança vers le garçon, qui avala sa salive précipitamment. Antonin essuya ses mains tremblantes sur ses cuisses. Rendue à ses côtés, Marion plongea ses grands yeux dans les siens et marmonna:

    — Oui, pourquoi pas!

    Sans une autre pensée pour sa mère Marie-Laure qui lui défendait de monter à bord d’un trois-roues sans un adulte, la jeune grimpa sur l’engin et attendit qu’Antonin Dionne fasse de même avant de passer ses bras autour de sa taille. Elle exultait de le sentir trembler contre son corps, consciente pour la première fois du pouvoir qu’elle exerçait sur le fils des commerçants de l’île. Plaçant son menton pointu sur l’épaule peu musclée du conducteur, elle souffla:

    — Allez, go! Puis va vite à part ça!

    Dans la cuisine chaleureuse du gîte Au chant des marées, l’ambiance était tendue. Paul venait d’arriver avec Sophie dans son sillage. Marjolaine n’avait pas dit un mot depuis l’entrée de sa sœur dans sa maison. Philippe, qui ne savait sur quel pied danser, hésitait entre la colère et la résignation.

    — Ça t’élance encore? demanda froidement Sophie en pointant la main de sa sœur.

    — Non.

    — On pourrait mettre encore de la glace.

    — Non.

    Paul leva ses yeux las au plafond. Quand son aînée avait décidé de l’accompagner chez sa cadette, il savait que l’idée n’était pas très bonne.

    — Heu, je pense… avait-il tenté.

    — Écoute, papa, je sais

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