Sa parole est rare et toujours mesurée. Elle n’en reste pas moins sévère quand il le faut. Pour L’Express, le Prix Nobel d’économie, Jean Tirole, est sorti de sa réserve pour pointer les maux de la France : incapacité à réformer en profondeur l’Etat, lourdeur du millefeuille administratif, dépenses publiques inefficaces… Mais le premier d’entre eux reste la longue descente aux enfers de notre système éducatif, creuset d’inégalités sociales de plus en plus fortes et insupportables. Une interview en guise de vade mecum pour les décideurs politiques et économiques soucieux de l’avenir de la France.
1. Education
Remonter le niveau : n’est-ce pas là le principal défi que la France aura à relever dans les prochaines années ?
Jean Tirole Ce rapport Pisa de l’OCDE confirme une réalité cruelle : nous avons perdu pied sur ce sujet. La qualité de l’éducation est entravée par le problème du « temps long » en politique. Les actions visant à améliorer l’éducation et à assurer son accès à tous ont un impact différé sont souvent reportées. Cette procrastination n’est pas exclusive à l’éducation, elle est également observable dans d’autres domaines tels que le changement climatique, les inégalités croissantes, la dette publique, les retraites, et la recherche et développement, constituant autant de « bombes à retardement »…
La question est de savoir pourquoi le problème éducatif se pose de façon particulièrement aiguë en France. Notre pays est très loin derrière la Suisse, les pays scandinaves – et a fortiori les pays asiatiques. Le fossé, surtout prononcé dans les matières scientifiques, compromet l’obtention de nombreux emplois de qualité. La dégringolade de notre niveau en mathématiques est générale, affectant les meilleurs élèves comme les moins bons. Elle n’a pas été jugulée par la réforme du baccalauréat en 2018, au contraire : la proportion des élèves ne faisant plus de mathématiques en classe de terminale générale est passée de 1 sur 8 en 2019 à 1 sur 2 en 2022. Cette proportion est particulièrement faible chez les filles et les catégories socialement défavorisées.
Sans une éducation d’excellence, notamment dans la science, la technologie, l’ingénierie et les mathématiques (Stem), notre pays court le risque de déclassement, grevant le pouvoir d’achat des particuliers et la capacité de la puissance publique à investir dans la santé, la transition écologique ou… l’éducation.
En quoi y a-t-il une urgence à mettre l’accent sur un meilleur enseignement des mathématiques et plus généralement sur l’ensemble des matières scientifiques ?
Notre capacité à créer des emplois attractifs pour nos concitoyens et de la richesse pour notre communauté dépend en partie de notre capacité à innover et tenir notre place dans le concert économique mondial. A cet égard, les nouvelles sont préoccupantes, tant pour la France que pour l’Europe. A l’échelle mondiale, le paysage de l’industrie technologique est caractérisé par la domination des grandes entreprises américaines et chinoises. Ces géants du secteur ont su dominer le marché en faisant preuve d’innovation constante, à un tel point qu’elles posent des problèmes de concurrence et même de pouvoir politique.
