Vanity Fair France

« Vivre dans un film »

À un moment, ses yeux, qui dépassent, immenses, et regardent toujours droit juste au-dessus du masque qu’elle porte tout au long de l’entretien, deviennent légèrement brumeux, puis rouges, un peu écarlates, un peu humides.

Mais au dernier instant, les larmes n’arrivent pas, elles sont interrompues par une attachée de presse qui nous demande de nous presser un peu. Avait-elle, un peu trop zélée, repéré que Clara Luciani allait pleurer ? Voulait-elle prévenir cela ? Un peu plus tard, à la fin de l’entretien, Clara pleurera tout de même, à l’évocation de la même personne qui avait failli faire couler ses premières larmes tout à l’heure, son grand-père, récemment parti. Des larmes qui contredisent d’un coup toute la force émanant de cette grande jeune fille qui, depuis une poignée d’années, n’en finit pas de faire parler d’elle et d’imposer sa silhouette, un peu partout, que ce soit dans la musique ou ailleurs, à commencer par la mode – elle est aussi à l’aise avec une guitare Fender aux allures qu’en costume Gucci à la silhouette pleine et altière, dénichant sa modernité dans des motifs venus d’autres époques, mais agencés pour celle-ci. Ascétisme de la guitare, enchantement du look : Clara est ainsi, qui navigue en permanence, finalement, d’un pôle à l’autre, forte de son écriture, fragile de ses sentiments. C’est en tout cas l’impression qui se dessine et nous tient au long de cette journée durant laquelle elle se laisse photographier, longtemps, observer aussi et interroger. Pour autant, malgré sa façon tout amicale et douce de céder et de participer à ces exercices, elle ne se laisse jamais entièrement guider : ce qui ne lui plaît pas sort vite du cadre du jeu. Une photo sur laquelle elle ne s’aime pas? Pas question de la garder. Même chose pour les rares questions auxquelles elle ne semble pas avoir de réponse: quelques mots lapidairesla mettait en couverture avec Étienne Daho, pour raconter une histoire oblique de la pop française, qui mène depuis les années de la new wave synthétique, dans laquelle Daho est né, en même temps que ce que l’on a appelé les Jeunes Gens mödernes, et qui va jusqu’à aujourd’hui et l’arrivée dans la pop d’une génération qui sait, comme ses aînés des années 1980, allier l’écriture la mieux taillée avec les allures les plus acérées – et inversement. Clara, donc, s’habille bien et écrit mieux encore. Surtout, elle chante comme personne et dans son timbre, on retrouve cette même gravité fragile, ce même mélange d’alto souvent en staccato, qui bouleverse celui qui écoute. Faites l’expérience, mettez un album de Clara, laissez le tourner, ne faites pas attention, détournez-vous en et il vous arrivera invariablement ceci : sa voix vous happe, attrape vos émotions et même en essayant de ne pas l’entendre, vous ne pouvez pas vous empêcher de l’écouter. Sur son nouvel album, c’est exactement cela qui se produit. Le disque dure quarante minutes. Ce n’est pas grand-chose comparé à nombre d’albums qui prennent davantage de temps. C’est immense, pourtant, par rapport aux pratiques actuelles et à la façon dont la musique est désormais écoutée, consommée a-t-on envie d’écrire, sur les réseaux sociaux et les téléphones : quelques secondes à peine, pour illustrer un post sur TikTok, guère davantage pour une vidéo Instagram et à peu près la même chose pour une sonnerie de téléphone. Quarante minutes, donc, c’est déjà beaucoup et surtout quand on a derrière soi un tube patenté, qui, depuis sa sortie en 2018, a servi d’hymne et de slogan pour la plupart des manifestations féministes. le tube de Clara Luciani, est ainsi devenu le totem absolu d’une époque de révolutions et d’inversion progressive des discours. Lorsqu’elle chante « sous mon sein, la grenade », ce qui est en jeu, c’est le renversement des époques et des positions de pouvoir. On se surprend même, écrivant cela, à se dire que l’on est un homme, dans une position dominante, et qu’il est temps de céder la place, non ? Quoi qu’il en soit, avec ce nouveau disque, baptisé d’un joli titre sans appel, elle récidive. Le premier morceau qui en est sorti, est, à sa manière, une autre bombe. Elle y chante ceci : « Je ne peux pas oublier ton cul et le grain de beauté perdu / Sur ton pouce et la peau de ton dos / Le reste, je te le laisse mais je retiens en laisse / Le souvenir ému de ton corps nu. » Cette façon de réduire l’autre à des souvenirs qui relèvent de l’amour physique, tout en jouant avec les mots, les sens et les résonances, elle vient droit d’un homme, Serge Gainsbourg, maître dans l’art de raconter ses histoires amoureuses en partant de détails physiques, de souvenirs précis qui deviennent autre chose, des apparats de la mémoire des histoires terminées. Clara, en plus de cela, détourne tout, prend à son compte une terminologie masculine : la personne dont elle parle est réduite à son cul et à son grain de beauté. C’est cette inversion des points de vue, faite au détour d’une chanson, qui au moment d’écrire ce papier avoisine les 2,5 millions de vues sur YouTube et 6 millions d’écoutes en streaming, qui donne encore plus envie de s’immerger dans le monde de Clara Luciani. Son monde ? Elle confirme, elle-même, ce que nous avions soupçonné depuis longtemps déjà: en plus d’être une chanteuse hors pair, Clara est aussi le personnage principal d’une fiction dont elle est l’auteur et l’interprète. Une fiction tout droit inspirée par les films de Jacques Demy, notamment (1967), son premier grand choc esthétique, qui ne la quitte pas.

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