Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Le Sault-au-Matelot: Histoire de la famille Couillard  à Québec au XVIIe siècle
Le Sault-au-Matelot: Histoire de la famille Couillard  à Québec au XVIIe siècle
Le Sault-au-Matelot: Histoire de la famille Couillard  à Québec au XVIIe siècle
Livre électronique598 pages9 heures

Le Sault-au-Matelot: Histoire de la famille Couillard à Québec au XVIIe siècle

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Voici l'histoire des ancêtres de plusieurs milliers de Québécois, en particulier les Couillard, Dupuis, Beaumont, Després, Duprey, Hébert et Lislois. Considérant les alliances des femmes avec d'autres patronymes, les descendants de Guillemette Hébert et Guillaume Couillard sont innombrables.

Arrivée à Québec en 1617 avec ses parents, Guillemette Hébert, digne fille de son père Louis, jeune femme débrouillarde et volontaire, saura manœuvrer avec son mari et leurs enfants pour atteindre un statut social enviable au Sault-au-Matelot dans les tout débuts de la ville de Québec.

Soumis aux règles de la coutume et aux idées de l'Église, ils réussissent par un travail acharné à survivre malgré de nombreuses inquiétudes et dangers dans cette saga de la vie quotidienne en Nouvelle-France. Confrontée aux chicaniers de sa famille, à l'exemple de son père qui n'appréciait pas les idées extrémistes, Guillemette réussira-t-elle à amener tout son monde à la solidarité et la tolérance dans un compromis?
LangueFrançais
Date de sortie31 mars 2020
ISBN9782897753399
Le Sault-au-Matelot: Histoire de la famille Couillard  à Québec au XVIIe siècle

Lié à Le Sault-au-Matelot

Livres électroniques liés

Fiction historique pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Le Sault-au-Matelot

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Le Sault-au-Matelot - Daniel Dupuis

    Sault-au-Matelot

    PRÉSENTATION DE L’AUTEUR

    Ce roman historique est basé sur des événements réels et des personnages ayant vécu au XVIIe siècle. C’est l’histoire de mes ancêtres, les premiers arrivés ici au Québec. C’est l’histoire des ancêtres de mes enfants, petits-enfants, de mes frères et sœurs, de mes neveux et nièces et de leurs enfants. C’est pour eux d’abord que cette histoire de famille a été écrite afin qu’ils sachent d’où ils viennent et qu’ils en soient fiers. C’est aussi l’histoire des ancêtres de plusieurs milliers de Nord-Américains qui ont les patronymes suivants : Couillard, Couillard-Dupuis, Dupuis, Couillard de Beaumont, Couillard-Beaumont, De Beaumont, Beaumont, Couillard-Després, Després, Duprey, Deprey, Couillard-Hébert, Hébert, Couillard-Lislois et Lislois. De plus, considérant les filles appartenant à ces familles qui ont très souvent procréé en mariage avec d’autres patronymes, les descendants de Guillemette Hébert et Guillaume Couillard sont innombrables. D’ailleurs, on a déjà surnommé Guillemette Hébert « la mère d’une nation ».

    Fils de Georges-Henri et petit-fils de Zoël C. Dupuis, descendant d’Alphonse C, d’Ambroise C., de Louis C, de Louis-André Couillard-Dupuis, de Jean-Paul Couillard-Dupuis, un des fils de Louis Couillard et arrière-petit-fils de Guillaume Couillard, j’appartiens à l’une des plus vieilles familles françaises d’Amérique du Nord. D’une souche vieille de onze générations, je me suis intéressé très tôt à l’histoire de ma famille paternelle. Cet intérêt provient d’une taquinerie que je voulais élucider.

    J’avais douze ans, j’étais en septième année du cours primaire et je fréquentais l’école Saint-Charles à l’intersection de la 5e rue et de la 4e avenue dans le quartier Limoilou à Québec. Cette école était sous la direction des Frères du Sacré-Cœur et, presque à tous les mois en ce temps-là, on nous amenait à l’église pour les confessions. Il faut croire que nous étions de grands pécheurs. Malgré notre jeune âge et notre inexpérience de la vie, que de péchés nous nous efforcions d’avouer dans un rituel incompris. Je ne serais pas surpris que personne parmi mes camarades de classe n’ait cependant pensé à s’accuser d’avoir ri de mon grand-père Dupuis qu’ils appelaient « Zizim crotté ».

    Nous parcourions le trajet de l’école à l’église en rang, deux par deux, avec discipline, sous l’œil attentif du Frère enseignant qui fermait la marche. Nécessairement, nous défilions devant la maison de mon grand-père. Près de la porte d’entrée de celle-ci, deux plaques étaient apposées au mur : l’une indiquait le numéro civique et sur l’autre, on pouvait lire « Z.C. Dupuis ». Rendus devant cette adresse que mes camarades savaient être celle de mes grands-parents, immanquablement on me demandait si « Zizim crotté » allait bien. Ah, il se portait à merveille sauf que moi, ça me choquait un peu. Je leur répondais que son prénom n’était pas Zizim, mais Zoël. Avec un tel prénom si peu usuel, ils me rétorquaient : « Il doit être crotté quand même. »

    Il me fallait donc comprendre pourquoi ce « C » devant Dupuis sur la plaque. Nous ne sommes pas une famille de crottés, me disais-je. Un jour, j’ai réclamé des explications de mon grand-papa sans lui avouer comment mes camarades de classe ridiculisaient ses initiales. Il m’apprit que le « C » nous venait de notre premier ancêtre installé en Nouvelle-France qui s’appelait Couillard. J’ai alors demandé à mon père pourquoi, lui, il ne portait pas le « C » dans son nom. Et là, ce fut le début d’une autre histoire. En bref, mon père s’est déjà dénommé dans sa jeunesse « Frère Augustin » chez les Trappistes. Plus tard, il s’est marié et pris pendant quelque temps le patronyme de Georges-Henri Tremblay parce que déserteur lors de la conscription de 1944. Son seul véritable nom a toujours été Georges-Henri Dupuis. Avec ce prénom composé, il le trouvait assez long qu’il n’a jamais adopté le « C » dans sa signature. Heureusement pour moi d’ailleurs, parce que mes initiales deviendraient alors D.C.D., ce qui ne me paraît pas particulièrement joyeux au son.

    Les filles et les fils de Zoël – quatorze au total – n’ont pas conservé pour la plupart le « C » dans leur dénomination et pour toutes sortes de raisons. Ce qui fait que mon patronyme est Dupuis, mais mon vrai nom par le sang est Couillard. La généalogie nous en fournit les preuves.

    En remontant de génération en génération, je suis parvenu jusqu’à Guillaume Couillard arrivé à Québec en 1613 avec Champlain. En 1621, Guillaume épouse la fille de Louis Hébert, Guillemette, âgée de quinze ans et ils auront dix enfants. On estime que lors du décès de celle-ci en 1684, à l’âge de 78 ans, elle laissait près de 250 descendants vivants. Il est difficile d’en imaginer le nombre aujourd’hui.

    Un des arrière-petits-fils de Guillaume Couillard, Paul Couillard est adopté par sa tante Jeanne Couillard, laquelle est mariée à Paul Dupuis, officier dans le régiment Carignan-Salières et seigneur de l’Île-aux-Oies. Par politesse, Paul adopte comme patronyme Couillard-Dupuis et ses enfants plus tard se nomment ainsi à leur tour. Peu à peu, dans les générations suivantes, le Couillard-Dupuis devient C Dupuis jusqu’à Zoël. Toute époque connaît ses modes ; on raccourcit les noms de famille comme on abrège les mots ou rapetisse les vêtements.

    Cette histoire raconte les débuts de la ville de Québec, car c’est là que mes personnages ont vécu leur vie où il importait en premier lieu de survivre. Au cours de leur vie de survivance, ces personnages ont entrepris des travaux, ont connu des difficultés, des préoccupations, des inquiétudes très différentes des nôtres aujourd’hui. Comme tout être humain passé ou présent, ils ont connu des joies et des peines. J’ai essayé de faire vivre ces personnages avec leurs sentiments en tenant compte des idées et du confort de l’époque, de la religion et de la politique.

    Cette histoire, je la relate dans un roman qui se veut respectueux des connaissances historiques, basé sur une documentation qui nous est accessible, mais souvent rebutante pour plusieurs (voir la bibliographie). Possédant une formation universitaire en Histoire et ayant enseigné pendant trente-cinq ans dans des écoles secondaires, j’ai accumulé toute une documentation sur ces premiers ancêtres établis au Québec. La lecture de livres d’historiens chevronnés, l’analyse de documents de première main tels plusieurs actes notariés, tous ces témoignages recoupés nous montrent les activités et les aventures des familles Hébert et Couillard. Après quelques années à la retraite, une sage connaissance m’a fait remarquer un jour que toute ma compétence acquise en Histoire, particulièrement en Histoire du Québec, devenait caduque, perdue, inutile à moins que… Cette remarque présentée sous forme interrogative m’a amené à réfléchir et réagir. Je me suis mis alors à l’écriture de ce récit historique à l’intention d’abord de mes proches et du grand public, s’il y a intérêt.

    PROLOGUE

    JUILLET 1681

    Bien décidée à mettre de l’ordre dans ses affaires, elle a fait venir le notaire à sa petite maison rue Sous-le-Fort pour lui exprimer ses dernières volontés. Patiemment, elle les avait écrites de sa propre main et elle les présente au notaire. Celui-ci jette un coup d’œil à cette écriture plutôt malhabile et n’est pas capable de cacher son irritation devant les difficultés que ce document à rédiger entraîneront.

    — Madame Couillard, permettez-moi de vous rappeler que vous ne pouvez tester pour plus du quint, les quatre cinquièmes de vos biens revenant à vos héritiers directs.

    — Je sais ! Je sais ! Et ce sont bien mes dernières volontés ! lui répond-elle d’un air bourru. Rédigez l’acte selon ce que j’ai indiqué là et je signe, ajoute-t-elle pour réaffirmer sa volonté.

    — Madame Couillard, commence-t-il par soupirer, ce sera là sûrement prétexte à chicanes avec vos héritiers directs.

    — Écrivez !

    — Ils pourront contester ces volontés…

    — Eh bien, ils les contesteront !

    — Le renom de votre famille en souffrira certainement et tout cela compliquera bien des choses.

    — Ça ne changera rien au renom de la famille et les chicaniers porteront l’odieux de leurs actes s’ils veulent contester les dernières volontés de leur mère. J’ai bien réfléchi aux conséquences de ce testament et c’est ainsi que je veux que cela soit.

    — Ça peut entraîner des procédures judiciaires qui retarderont la remise de vos biens.

    — Je n’en suis pas à une poursuite judiciaire près. Une de plus ou une de moins, celle-là ne me tracassera nullement, lui rétorque-t-elle avec une pointe d’ironie dans la voix.

    — D’après mon humble avis, je crois que ces dispositions que vous me demandez d’inscrire ne seront pas appliquées si elles sont contestées.

    — Eh bien, tant pis ! Je devine même la réaction de mon cher Charles ; il voudra me faire passer pour folle. Peu importe, je ne serai plus de ce monde et selon votre charabia, je suis tout à fait saine d’esprit. Que Dieu me pardonne ce malin plaisir : à la lecture de mon testament, on aura deux choix. Ou bien on maintiendra mes dernières volontés pour favoriser les œuvres de Notre Seigneur et de notre Sainte Mère l’Église, ce qui sera louable aux yeux de Notre Seigneur qui me pardonnera cette petite mesquinerie envers certaines personnes. Ou bien on contestera peut-être avec la légalité de la Coutume, mais j’espère qu’avec l’odieux de leurs actes, ils en retireront un peu plus de respect et d’humilité pour le reste de leurs jours. Parce qu’ils devront certainement parvenir à un compromis. S’il en est ainsi, mes héritiers directs devront se battre en demeurant dans les limites du respect, de la politesse et de l’amour du prochain. Ils devront être solidaires et unis et donner le bon exemple à leurs enfants. Ils seront bien obligés de reconnaître que mes legs religieux ne sont pas de l’argent gaspillé parce que les religieux font œuvre utile. Ils devront accepter cette générosité. Et dans ce compromis, même mes légataires religieux devront faire preuve d’humilité et de générosité parce qu’ils devront reconnaître qu’ils n’ont pas droit à tous ces legs à cause de ce droit du quint. Ce n’est pas parce que c’est du domaine de la religion que la religion a raison. Ils ont une mission à accomplir et ce n’est pas parce que la religion a l’appui de l’État qu’il lui faut être arbitraire. Son message d’amour doit l’emporter sur la crainte ou la vengeance ou l’autorité à tout prix.

    Cette diatribe longue et spontanée, mais longuement réfléchie l’a essoufflée quelque peu et elle se tait. À 75 ans, après une vie de durs labeurs, la peau ridée et le dos quelque peu courbé, elle s’appuie sur sa canne et regarde fixement son interlocuteur avant d’ajouter :

    — À l’exemple de mon père qui n’appréciait pas les idées extrémistes, mais qui nous enseignait la tolérance, je veux amener tout mon monde à la solidarité et la tolérance dans un compromis.

    — Très bien, madame Couillard. Je vois que vous avez pesé le pour et le contre de cette décision, admet le notaire à court d’arguments et non enclin à discuter la pertinence de ces opinions. Il commence à écrire consciencieusement ce testament qu’elle signera de sa main malhabile : Marie-Guillemette Hébert.

    ***

    Guillemette habite depuis quelque temps chez les Hospitalières et elle leur paie une pension. À son âge, son vieux corps, après une vie de travail et dix accouchements, ressent facilement la fatigue et elle s’est mise sous la protection de ces bonnes religieuses.

    Parfois, dans un moment libre, la Supérieure, sœur Jeanne-Françoise de Saint-Ignace, vient prendre de ses nouvelles, mais aujourd’hui, elle lui confie que son fils Charles, le seigneur de Beaumont, semble vouloir ignorer la dette qu’il a envers l’hôpital.

    — Je suis bien consciente qu’il a requis maintes fois vos soins et des médicaments. Presque tous ses enfants n’ont pas survécu, soit qu’ils décédaient le jour même ou survivaient tout au plus un mois, sauf un fils Charles-Marie qui a maintenant 7 ans. Mon fils, c’est une tête de mule et un orgueilleux. Il aime n’en faire qu’à sa tête.

    — À sa femme et ses enfants, nous leur avons prodigué tous les soins possibles, hélas sans succès très souvent. Nous en veut-il ? Il semble amer suite à toutes ces épreuves et il semble vouloir ignorer sa dette même si nous lui rappelons lorsque nous le croisons quand il vient vous rendre visite.

    — Ses visites sont très courtes et très peu fréquentes, je sais, soupire Guillemette.

    — Nous ne voulons surtout pas intenter une poursuite judiciaire à un membre de votre illustre famille.

    — Merci ma révérende mère. Soyez certaine que le Seigneur se chargera de lui faire payer sa dette. Ne désespérez pas ; la vie prend parfois de ces détours. Enfin… vous saurez un jour vous montrer astucieuse, je vous fais confiance.

    Constatant sa lassitude, la religieuse la salue et prend congé. La vieille dame est satisfaite du message ainsi transmis.

    En une autre occasion, Guillemette demande à la Supérieure d’écrire une lettre qu’elle est prête à lui dicter à l’intention de sa fille Élizabeth. La supérieure accepte et rédige minutieusement ce qu’on lui dicte. Elle demande que cette lettre soit remise à son notaire et divulguée seulement après son décès.

    Guillemette sait maintenant qu’elle peut partir en paix, très satisfaite du livre de sa vie.

    CHAPITRE I

    LE DÉPART

    Paris, janvier 1617

    Juché sur son cheval et faisant fi de la puanteur de Paris qui l’assaille chaque fois qu’il s’y trouve, il essaie d’avancer à travers un encombrement d’obstacles : piétons, véhicules, bestiaux, tables et bancs étalés devant les boutiques des commerçants. Scrutant la multitude d’enseignes multicolores, il recherche celle qui lui indiquera celle de son ami. Brinquebalante, plutôt discrète par rapport à bien d’autres, l’une de ces enseignes affiche ces quelques mots sur trois lignes : Louis Hébert, apothicaire, épicier.

    Arrêtant sa monture, il met pied à terre. Une boue infecte, à demi gelée, éclabousse ses bottes. Un garçon d’écurie lui offre de prendre soin du cheval et, ainsi libéré, il pénètre dans la petite boutique. Même en plein jour, une chandelle de suif brûle pour ajouter un peu de lumière. Ses narines respirent profondément ces odeurs exotiques provenant des pots d’épices et de plantes variées qui prennent place en ordre sur les étagères encadrant le comptoir. Derrière celui-ci, l’apothicaire semble occupé à la composition d’un savant mélange. Tandis que le visiteur l’observe en silence, le maître des lieux complète l’opération amorcée et alors, jette un coup d’œil vers celui qu’il reconnaît aussitôt à sa petite barbiche royale et ses beaux atours. Il l’accueille avec joie :

    — Monsieur de Champlain, quelle belle surprise !

    Celui-ci dépose un petit colis de forme allongée sur le comptoir de travail, entre deux pots. Ils s’avancent l’un vers l’autre et s’étreignent les bras pour bien marquer leur attachement. Ils s’examinent réciproquement.

    Le visiteur, portant fièrement ses 46 ans et la fatigue de ses expéditions au Nouveau-Monde, revêt un large feutre penché sur le côté droit et entouré d’une longue plume d’autruche. Une cape bien fermée le protège de l’humidité froide de l’hiver parisien. L’apothicaire, malgré cinq ans de moins, montre une allure quelque peu affaissée dans sa chemise de laine beige et son haut-de-chausses brun parsemé de taches.

    Ils se dévisagent pendant quelques instants et lisent chez l’autre la joie de l’amitié retrouvée. Des souvenirs partagés leur reviennent à l’esprit.

    — Mon cher Louis Hébert, compagnon d’aventures, à ce que je vois, vous vous portez bien. J’espère que madame votre épouse et vos enfants chéris se portent également très bien et sont en bonne santé.

    À la vue du signe de tête affirmatif et du sourire de son hôte, il poursuit :

    — D’ailleurs, il n’en pourrait être autrement dans votre univers d’apothicaire épicier. On se sent bien chez vous. Ça sent bon ici avec toutes les bonnes herbes et épices qui vous entourent. Quel contraste avec les rues de Paris et ses senteurs cadavériques et sulfureuses ! Je ne m’y habituerai jamais.

    — Monsieur de Champlain, donnez-moi votre cape et votre chapeau et racontez-moi vos dernières aventures. Où en êtes-vous dans l’exploration des terres et rivières de Nouvelle-France ? Êtes-vous sur le point de nous annoncer la découverte d’un passage vers la Chine ?

    Il acquiesce à son invitation. Il lui remet son couvre-chef et détache sa cape. C’est un homme bien mis, arborant une chevelure assez bien fournie. Il porte un pourpoint bleu bien ajusté, un jabot, un rabat, des rebras blancs, un haut-de-chausses et des bas noirs.

    — Pour être honnête avec vous, mon cher Louis, je veux bien vous narrer les dernières nouvelles de la colonie en terre du Canada et répondre à toutes vos questions. Mais sachez que ma visite chez vous aujourd’hui se veut tout à fait intéressée. Je connais votre intérêt pour l’expérience du Nouveau-Monde, ce que vous m’avez expressément réitéré lors de notre dernière rencontre, en plus du plaisir que vous découvrez et éprouvez sans cesse à cultiver la terre. En outre, n’oublions pas vos talents de guérisseur.

    Son hôte et ami, embarrassé de ces compliments de par sa naturelle humilité, lui fait signe d’un geste de la main de ne pas tomber dans l’exagération. L’autre reprend :

    — Mon propos ne se veut pas une vilaine flatterie. Je vous connais suffisamment et notre amitié ne s’est jamais démentie.

    Louis lui sourit et hoche la tête. L’entrée en matière de son visiteur le met en appétit d’en connaître davantage.

    — C’est pourquoi j’aurais une proposition à vous présenter.

    Il s’interrompt le temps d’une brève pause pour mieux piquer la curiosité de son hôte et constatant son impatience, il reprend :

    — J’ai appris le décès de votre cousin Biencourt de Poutrincourt en Champagne il y a un peu plus d’un an. Pour sa famille et lui, ce rêve d’établir une colonie à Port-Royal en Acadie a plutôt tourné court. Vous en avez fait vous-même les frais lorsque les Anglais ont détruit le poste il y a un peu plus de trois ans. Ce qui vous a contraint à un abandon après tous ces efforts louables.

    — N’eût été les néfastes et inutiles querelles avec les marchands, les gens de la cour et les Jésuites, l’entreprise de mon cousin aurait réussi. J’y ai consacré quelques années, mais en vain.

    — Non en vain ! Mon ami, vous y avez acquis une expérience unique. Vous connaissez la fertilité de ces terres, les possibilités immenses de ces incroyables étendues et l’amitié des indigènes lorsque nous leur offrons de bons rapports.

    — Si le roi pouvait appuyer des tentatives comme celle de mon cousin Biencourt de Poutrincourt… Mais non, selon son bon plaisir, il révoque le monopole accordé et tout est à recommencer.

    — Vous avez raison, mais n’oublions pas ceci : qui dit monopole dit risque de contrebande et cette règle violée par des concurrents entraîne des pertes et des difficultés. Aussi, tout monopole doit s’assurer d’être fidèlement respecté en tout point et c’est là que le site de Québec que nous maintenons depuis bientôt neuf ans prend une importance grandissante. Sa situation géographique nous permet de contrôler efficacement les allées et venues sur la grande rivière de Saint-Laurent et ainsi assurer le respect du privilège que nous détenons. Les Anglais n’y ont aucune connaissance et il est plus facile de se fortifier, car la rivière n’a que la portée d’un canon de large et c’est là un lieu fort commode pour commander toute cette grande rivière.

    — J’ai lu avec plaisir le récit de vos voyages de l’an 1604 à 1612.

    — Depuis cette publication, avec le titre de lieutenant général du vice-roi Bourbon de Condé, les affaires de Nouvelle-France commencent à évoluer. Nous y caressons de grands espoirs. Après mon rapport au roi à Fontainebleau il y a deux ans, nous avons formé une société avec les marchands de Rouen et Saint-Malo et le commerce est excellent. Cette société s’avère, à mon avis, une bonne association pour l’avenir. Elle est un compromis pour subvenir aux frais d’exploration, d’exploitation et de colonisation dans nos terres du Nouveau-Monde.

    — Est-ce qu’on aurait accordé le monopole exclusif de la traite des fourrures aux marchands de votre groupe en retour de certaines dépenses d’exploration et de colonisation ?

    — Exactement ! Pour bénéficier du monopole pendant onze ans, la compagnie doit verser pour chacune des années de ce privilège la somme de mille écus au Prince de Condé et conduire six familles. De plus, on m’accorde pour les explorations, la guerre si besoin est ou les travaux au poste de Québec quatre hommes de chaque navire de commerce sur la grande rivière de Saint-Laurent. Nous avons obtenu aussi la venue de trois pères récollets et un frère du même ordre, nourris par ces messieurs de la compagnie. D’autre part, je ne vous cacherai pas que les bons bénéfices de la traite ont fait des jaloux et l’opposition au monopole a refait surface par l’intermédiaire de quelques particuliers de Saint-Malo qui n’ont pas voulu s’associer à nous. Aussi, aucune famille n’a encore été transportée à Québec contrairement à l’entente.

    Remarquant le désir de son interlocuteur d’intervenir, il poursuit tout de même son exposé :

    — De retour en Nouvelle-France, j’ai vécu plusieurs mois en compagnie de nos alliés indigènes afin de mieux connaître le pays et leurs mœurs. Au site de Québec, j’y ai fait agrandir l’habitation et couper du blé pour le montrer à vous et à d’autres comme preuve tangible de la fertilité des terres sur les bords de la grande rivière de Saint-Laurent.

    Retrouvant son colis entre les pots où il l’avait laissé, il l’ouvre sans tarder non sans remarquer le trépignement d’impatience de l’apothicaire qui lui avoue sa joie :

    — Quelle belle journée ! Votre visite me chamboule. Homme de grandes aventures et de grandes découvertes, vous vous présentez à moi avec de bonnes nouvelles. Aussi, j’en suis fort heureux pour vous.

    — Pour nous tous, j’espère. N’oubliez pas que je vous ai dit que j’ai une proposition à vous présenter. Pour l’instant, regardez ceci.

    Louis jette aussitôt un regard attentif sur ces épis de blé ; il les touche, les sent, les retourne et les examine sous tous les angles.

    — C’est en effet une bonne terre pour produire ces beaux blés, affirme-t-il en guise d’appréciation et son vis-à-vis reprend aussitôt la parole :

    — Je dois spécifier qu’à mon retour à Honfleur en septembre dernier, on m’a appris l’arrestation du Prince de Condé et la charge de vice-roi de la Nouvelle-France a été accordée au maréchal de Thémines. Tous mes projets auraient pu être anéantis par les intrigants du royaume, mais heureusement, on m’a confirmé à nouveau lieutenant général du vice-roi. Même ces messieurs de la compagnie, contre toute attente, manifestent un heureux zèle dans le développement de la colonie de Québec. On leur reproche le peu de progrès de la colonie. On les a menacés de rompre la société et le monopole si d’autres habitations ne sont pas construites et si quelques familles n’y sont pas envoyées pour défricher. Enfin, après toutes ces années d’efforts et de luttes contre l’indifférence de la cour, contre les intrigants et les marchands qui se dérobent le plus souvent de leurs obligations, je pense que ça peut aboutir à un heureux dénouement.

    — À la bonne heure ! s’écrie Louis. Je suis impatient d’entendre cette proposition. Allez, vous m’avez assez fait languir d’autant plus que je pense en avoir une petite idée.

    Il se frotte les mains. Signe d’impatience ou de joie. L’aventurier honnête qu’il a toujours été semble à nouveau prêt pour une autre tentative. Monsieur de Champlain connaît suffisamment son interlocuteur, sa naïveté de toujours, son intérêt pour les terres du Nouveau-Monde, son esprit d’aventure de même que sa situation plutôt précaire et modeste.

    Louis lui avait raconté ses origines et les déboires de son père. Celui-ci, apothicaire et marchand d’épices à Paris, était marié à Jacqueline Pajot en troisième mariage. Une nièce de sa mère, Claude Pajot, donc cousine de Louis, avait épousé en 1590 Jean de Biencourt, sieur de Poutrincourt. Par ce mariage avec un noble, sa cousine avait fait un mariage prestigieux. Son père était devenu veuf avec quatre enfants. Il s’était remarié, avait fait de mauvaises affaires et avait perdu ses biens. Il avait même fait de la prison pendant deux ans au Châtelet pour dettes et était mort pauvre en 1600. Petit-fils et fils d’apothicaire, Louis avait d’abord appris l’écriture. Après sa cinquième année d’études, il avait fréquenté les classes de grammaire et d’humanités où il avait appris le latin, la langue du savoir. Ainsi, il pouvait consulter des livres en rapport avec la connaissance des plantes et des remèdes à préparer. Il avait fait son apprentissage auprès de son père : cinq ans comme apprenti et ensuite six ans comme compagnon. Il ne pouvait être maître de métier avant l’âge de 25 ans. À cet âge, la même année où son père décède, Louis put se dire marchand apothicaire. Avec de pareils antécédents, l’année suivante, Louis avait épousé Marie Rollet, fille d’un canonnier du roi, elle aussi d’un milieu modeste, mais instruite. Éduquée dans un couvent de religieuses, elle savait lire et écrire. Ils habitaient la paroisse de Saint-Germain-des-Prés. Louis l’avait connue au domicile de sa sœur Charlotte qui les avait présentés. Par la suite, chaque fois qu’ils se rencontraient au marché ou sur le parvis de l’église, ils aimaient échanger, d’abord quelques mots, et de plus en plus la conversation s’étirant, ils se découvraient des affinités et une attirance mutuelle. Louis apprit que Marie avait été mariée à un marchand de Compiègne et devenue veuve après quelques mois d’union maritale, elle était revenue à Paris vers sa famille et ses amis. Elle aimait entendre ce jeune apothicaire discourir sur les vertus des plantes. Elle voyait en lui un homme bon, attentionné, méticuleux dans son métier et grand rêveur. Il lui avait raconté la mauvaise fortune de son père et le déshonneur qui s’y rattachait. De plus, attentionné et fin observateur, il ne manquait jamais une occasion de complimenter Marie sur ses vêtements et même sur son joli teint, gage à ses yeux d’une bonne santé. Marie comprit rapidement le jeu de séduction de ce jeune homme excentrique et ça lui plaisait. Il la faisait rire et bientôt ils comprirent tous deux qu’ils pouvaient passer à quelque chose de plus sérieux. Un projet de vie en commun leur parut viable. Tous deux étaient d’origine modeste, peu fortunés, mais ils avaient le goût de s’unir et si possible de créer une famille.

    Ils avaient maintenant trois enfants dont deux filles âgées respectivement de 14 et 11 ans, Anne et Guillemette, et un fils de 3 ans prénommé Guillaume. Louis se savait dans une situation plutôt précaire. En début de carrière, il avait tenté de s’installer comme apothicaire bourgeois de Paris et avait acheté une maison sur la rue de la Petite Seine à un prix très modique, mais dans un quartier pauvre et les affaires ne s’avéraient pas très florissantes. Son cousin Poutrincourt, connaissant l’intérêt de Louis pour le Nouveau-Monde, réussit à le convaincre en 1606 de s’engager dans une expédition en Acadie pour une année en retour de la nourriture et l’entretien plus une somme de 100 livres dont 50 payées en avance pour être laissées à Marie. Louis se lançait dans cette aventure pour évaluer la possibilité d’une installation dans la colonie de son cousin avec sa famille. Encore jeune, sacrifiant sa sécurité, il recherchait l’autonomie pour sa famille. Avant son départ, il laissa aussi à sa femme une procuration générale signée devant notaire pour lui permettre de gérer leurs biens durant son absence. La chance passa et Marie sut en profiter. La reine Margot, ancienne épouse d’Henri IV, se lança dans des achats du côté de la rue de la Petite Seine, car elle voulait y ériger son hôtel particulier entouré de grands jardins. C’est ainsi que Marie lui vendit leur maison sur cette rue pour une somme équivalant à dix fois le prix d’achat, ce qui leur assura une sécurité financière pendant quelques années. Louis fit un autre séjour en Acadie de 1611 à 1613. Il entretenait l’espoir d’un avenir meilleur au Nouveau-Monde et sa passion des plantes ajoutait à sa motivation ; il espérait découvrir et faire connaître éventuellement de nouvelles plantes pour faire progresser la science de la botanique. Ces absences n’aidèrent pas au progrès de son commerce et de ses affaires.

    Louis et son visiteur sont tous les deux conscients de ces rêves et ambitions.

    — Étant votre ami depuis plusieurs années et sachant que nous partageons les mêmes idées et les mêmes projets, connaissant aussi depuis Port-Royal votre désir de venir vous établir avec votre famille au Nouveau-Monde, je crois être en mesure de vous obtenir de bonnes conditions pour votre établissement au site de Québec avec votre famille si votre désir s’accorde toujours au mien. Je rencontrerai dans quelques jours monsieur de Monts qui, comme vous le savez, détient le monopole pour le Saint-Laurent avec ses associés. Mon ami de Monts serait tout à fait enclin à favoriser votre établissement à Québec si l’aventure vous intéresse toujours.

    — Bien sûr que oui, c’est mon rêve, lui rétorque aussitôt Louis. Défricher quelques bonnes terres et élever quelques bétails pour notre entretien tout en essayant d’apporter quelques progrès à ma profession grâce aux nouvelles plantes qu’on pourra y trouver, voilà un beau défi.

    — Fils d’apothicaire et ayant travaillé dans votre art depuis plusieurs années, vos services nous seront d’un grand secours à Québec auprès des employés de la compagnie et de tous ceux qui viendront à votre suite, prend soin d’ajouter avec enthousiasme le recruteur.

    Louis demeure silencieux. Il pense, calcule mentalement, l’index de la main droite appuyé sur sa joue, les conditions qui lui seraient nécessaires pour assurer un tant soit peu le succès de sa mutation. Sa réflexion est assez rapide et il émet le fruit de celle-ci :

    — Accepteront-ils de loger et nourrir ma famille pendant trois ans, c’est-à-dire pendant la période de défrichage ? dit-il avant de poursuivre après une brève pause. Parlant pécune, je requiers 600 livres pour ces trois années pour mes services d’apothicaire, somme qui m’est nécessaire pour accommoder ma famille. Je me limiterai à ceci ; est-ce trop demander ? ajoute-t-il pour avoir l’opinion de son visiteur.

    — Je ne crois pas. Ce sont là des conditions très raisonnables que monsieur de Monts ne pourra refuser, lui qui comme moi désire ardemment un début et un exemple de réussite sur la terre du Canada. Et c’est vous, mon ami, qui nous fournirez avec votre famille ce début et cet exemple, je l’espère.

    — Ce sera formidable, s’écrie Louis. Je serai très heureux de collaborer à ces projets, spécialement parce que c’est avec vous, monsieur de Champlain, et aussi, parce que votre entreprise de Québec dure depuis maintenant neuf ans.

    — Bravo ! Je suis très heureux de vous entendre. Cependant, ne nous emballons pas trop et espérons que tout ira pour le mieux. D’autre part, à Québec, tout est à faire et vous aurez à préparer votre famille pour cette grande aventure, lui rappelle-t-il pour conserver un brin de réalisme et ne pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tuée.

    — C’est déjà commencé depuis longtemps, lui rétorque Louis. Ma femme partage avec moi, quoique parfois réticente, ce désir de vivre au Nouveau-Monde sur des terres qui nous appartiendraient et que nous pourrions laisser à nos enfants. De par les deux séjours vécus en Acadie en votre compagnie, j’ai acquis la conviction que la terre y est fertile et que je pourrais m’y adonner en plus de mes activités d’apothicaire, lesquelles, j’en conviens, sont peu florissantes ici à Paris. Ces absences prolongées n’ont pas aidé au commerce et Marie aimerait bien que je me fixe pour de bon ici ou ailleurs. C’est une bonne épouse, dévouée, courageuse, ordonnée et débrouillarde ; durant mes longues absences, elle a su pourvoir à tout. Quelle femme ! Merveilleuse Marie ! La vie m’a choyé de ce côté.

    Déjà anxieux et énervé, il veut connaître un détail important :

    — L’embarquement aurait lieu où et quand ?

    — À Honfleur, à la mi-mars, si tout va bien.

    — Si mes conditions sont agréées, nous y serons, le temps de tout liquider. J’ai un voisin désireux d’agrandir son commerce qui serait prêt, même enchanté, d’acquérir mon espace. Donc le temps de régler toutes les affaires et nous nous reverrions à Honfleur.

    Sur ce, les deux amis se sourient et se reconnaissent une confiance et une admiration réciproques. Leur collaboration, leur persévérance et leur amitié dans le grand projet commun qu’ils partagent tous deux leur seront indispensables.

    Aussitôt que le visiteur eut quitté sa boutique, Louis alla trouver sa femme et lui raconta sans tarder la conversation qu’il venait d’avoir avec cet ami. Marie a écouté attentivement le propos de son mari qui attend, assis à la table, la réaction de son épouse. Celle-ci affiche un teint blanc qui rosit facilement sur un visage maculé de petites taches de rousseur et des cheveux bruns sous sa coiffe encadrent des yeux noisette, un nez fin, une bouche souriante et un long cou, ce qui lui donne un air naturel et une franche maturité avec ses 37 ans.

    Elle le regarde avec douceur et lui dit :

    — En acceptant de t’épouser pour le meilleur et pour le pire, tu devenais mon maître et mon protecteur. Je sais aussi que ta profession d’apothicaire ici ne te comble pas au plus haut point. Tes voyages au Nouveau-Monde avec le cousin Poutrincourt t’intéressaient beaucoup plus et ces longues absences, tu le sais, n’étaient pas faciles pour moi et les enfants. Ton rêve, tes désirs d’indépendance sur des terres du Nouveau-Monde semblent vouloir se concrétiser et j’en suis avec toi.

    À ces derniers mots, Louis se sent immensément soulagé. Et Marie reprend :

    — Oui, mon beau grand fou, je suis d’accord avec toi ; je te fais confiance, et à la grâce de Dieu. Si tu veux accepter cette offre de monsieur de Champlain, c’est en famille que nous partirons dans cette aventure. Oui, allons-y pour le bien-être de nos enfants.

    — Merci, ma belle. Merveilleuse Marie ! Je suis très content de ta réaction, mais il faut savoir que les premières années ne seront pas faciles pour chacun d’entre nous.

    Il se releva et la pressa dans ses bras pour mieux partager son émotion.

    — Je m’en doute bien, lui murmura-t-elle dans le cou.

    ***

    Quelques jours plus tard, un messager toquait à la porte de la boutique de l’apothicaire-épicier. D’une voix solennelle pour se donner bonne importance à l’instant même où il franchissait le seuil de la porte, il dit à l’adresse de l’homme et la femme affairés derrière le comptoir :

    — Je suis porteur d’un message à l’intention de monsieur Louis Hébert, apothicaire en cette ville de Paris.

    Louis jeta un coup d’œil à sa femme qui le regarde d’un air ébahi. Serait-ce la confirmation attendue ? Donnait-on suite à ses conditions pour l’inviter expressément à s’établir dans la petite colonie de Québec ? Ça devait être le cas, car ce n’était pas fréquent de recevoir un message aussi solennel.

    — Lui-même en personne, lui répond Louis en tendant le bras pour recevoir le document enroulé dans la main droite du messager.

    Il défait le sceau, déroule le papier et l’allonge sur le comptoir pendant que le messager restait planté là immobile.

    — Monsieur a bien reçu son message, affirma de sa voix la plus claire ce dernier.

    — Oui, oui, très bien. Grand merci à vous.

    — Grand merci, monsieur, ajouta-t-il sans bouger.

    Marie, comprenant l’attente du messager, tapote de la main la bourse de son distrait de mari. Louis effleure à son tour cette main qui lui signifiait ce que l’autre attendait impatiemment. Il lui remet quelques sous pour le remercier de sa peine. Modérément satisfait, le commissionnaire quitte sur-le-champ. Revenant au document reçu, il regarde en premier lieu la signature apposée à la toute fin.

    — C’est signé : « Votre affectionné ami, De Monts », dit-il d’une voix légèrement tremblotante à sa femme. Il s’interrompt le temps d’avaler sa salive. Il sent sa gorge se contracter difficilement, devient nerveux et débute sa lecture : « Monsieur Hébert, j’ai appris de monsieur de Champlain le désir que vous avez d’aller avec votre famille à Québec, ce dont j’ai un grand contentement… » Il se met à lire uniquement des yeux pour connaître plus rapidement la portée du message. Marie lui donne un coup de coude pour le ramener à une lecture à voix haute. Aussitôt, il comprend et reprend plus loin : « Vous connaissez bien que les actions vertueuses sont acquises avec quelques difficultés et incommodités que les petits courages n’osent entreprendre : aussi produisent-elles de la gloire à ceux qui y travaillent, que vous rapporterez plus que tous les fainéants qui y ont été jusqu’ici si vous y continuez en cette résolution comme je vous le conseille ; et… » Il s’interrompt pour reprendre son souffle et mieux prononcer les mots espérés qu’il voit sur le papier… »Et j’écris aux marchands de Rouen de notre société de vous donner les 600 livres que monsieur de Champlain m’a mandé que vous désiriez avoir pour accommoder votre famille et je crois qu’ils ne me refuseront pas si peu de choses. »

    — Merci bon Dieu ! s’exclame-t-il.

    La tête bien haute, fier de lui et heureux de cette réponse, il laisse libre cours à sa joie débordante. Il applaudit frénétiquement, entraîne Marie par le cou vers le centre de la pièce et rit à gorge déployée. Marie participe à sa joie ; il la sait consentante. Elle est prête à suivre son énergumène de mari avec ses enfants et à la grâce de Dieu dans l’espoir d’un avenir meilleur. Elle fait confiance sans trop poser de questions. De par son tempérament, elle ne se fait pas de soucis inutilement. L’inconnu de cette aventure sur la grande mer océane et dans un environnement étranger ne l’incommode pas outre mesure. Elle a confiance en son mari, en l’avenir et en Dieu. Elle participe à son bonheur. Louis l’entraîne dans une danse joyeuse et rapide. À coup de grandes enjambées et de mouvements saccadés des bras, ils suivent à l’unisson un rythme qu’ils improvisent sous les regards ahuris de leurs trois enfants. Les deux jeunes filles s’occupaient de leur jeune frère dans l’arrière-boutique et, intriguées par les applaudissements et les rires, elles sont venues voir ce qui se passait. Se voyant soudain surpris de la sorte par ces trois paires d’yeux écarquillés, Marie et Louis s’immobilisent, essoufflés et gênés de leurs débordements devant leurs enfants. Ils les voient sourire et s’esclaffent tous ensemble.

    ***

    Mars 1617

    — Hey, sentez-vous l’air de la mer ? Nous serons très bientôt à Honfleur, leur lance-t-il en se retournant sur sa banquette.

    Tous les passagers de la charrette écarquillent les narines pour mieux humer la brise de mer que le chef de famille expérimenté a reconnue le premier. La joie se lit sur les visages des cinq voyageurs conscients de la grande aventure amorcée – le jeune Guillaume étant trop jeune pour comprendre – ; heureux enfin de parvenir à une première étape d’une destination aussi lointaine que la Nouvelle-France. La fatigue de ces quatre longues journées sur les routes de la région parisienne et de Normandie ajoutée à l’anxiété de partir à la découverte d’un nouveau monde très lointain se mêle au chagrin de quitter le pays natal.

    Le voyage avait débuté quatre jours plutôt. À la barre du jour, on s’était mis en route. Dans cette charrette à grosses roues, on demeurait exposé au soleil ou à la pluie ou au vent. Après Saint-Germain-des-Prés, on avait avancé lentement vu l’état lamentable des routes en terre battue. S’il y avait pluie, on s’embourbait et on devait pousser. On cassait la croûte en chemin ou le soir, au relais atteint après douze ou treize heures de route. De l’aube à la tombée du jour, la distance Paris-Honfleur se parcourait en trois ou quatre jours. Durant cette portion terrestre du voyage, on s’imprègne de souvenirs, d’odeurs et de paysages qu’on ne retrouvera peut-être plus. Louis prépare sa famille et commence à leur faire partager ses rêves d’indépendance et de liberté :

    — Nous quittons notre douce France pour un pays plus rude afin de nous assurer à tous un avenir meilleur. Dans cette aventure, j’espère y développer assez de terres pour y acquérir une plus grande indépendance et liberté, ce qui ne nous est pas envisageable ici. Nous constituons le premier groupe de pionniers et, de ce fait, nous en retirerons certainement du prestige.

    Marie, assise derrière en compagnie des trois enfants, ne veut pas rater l’occasion de taquiner son mari :

    — Notre spécialiste du nez s’y reconnait bien !

    C’est ainsi qu’elle le surnomme affectueusement pour sa compétence professionnelle d’apothicaire capable de reconnaître aisément les différentes variétés d’herbes et d’épices à leurs senteurs. Elle le taquine ainsi non pas à cause de son appendice nasal exagérément long, car au contraire, le visage de Louis présente deux bajoues légèrement rosées entourant une petite boule ronde sous deux yeux bruns.

    — Votre spécialiste du nez, reprend-il avec un grand sourire, s’y reconnaît très bien, surtout avec cette senteur saline de l’air marin. N’oubliez pas d’emmagasiner ces senteurs et ces dernières images de France. Ce voyage, c’est un aller seulement.

    À sa gauche, le frère de Marie, Claude Rollet, acquiesce d’un signe de tête. Celui-ci s’est laissé convaincre par son beau-frère de tenter l’aventure et il veut bien croire en sa réussite. Approchant bientôt la trentaine, il n’a aucun métier précis. Il a toujours survécu grâce à de petits travaux ici et là. Doté d’une bonne constitution et d’une bonne santé, Claude a accepté d’épauler Louis et Marie dans leur projet. Cependant, il n’est pas aussi catégorique et définitif que son beau-frère quant à son établissement à Québec. Il avisera en temps et lieu, leur a-t-il confié. Derrière les deux hommes qui guident à tour de rôle le cheval fourbu par un tel voyage et une telle charretée, Marie et ses enfants bien au chaud dans leurs manteaux s’imprègnent de ces conseils à la fois avec joie et nostalgie. Anne, l’ainée avec ses quinze ans, jeune fille longiligne dont le visage au teint blême devenant pourpre dans des moments de timidité et démontrant toujours une remarquable obéissance envers ses parents, observe la douceur fraîche du pays normand en cette journée ensoleillée et fraîche. Toujours serviable, elle ne sait pas dire non ou affirmer ses opinions. Sa coiffe laisse voir une mèche de cheveux bruns chatouillant son doux visage rose et lisse aux lèvres minces et souriantes. D’apparence fragile, elle supporte sans se plaindre inutilement les petites maladies comme la grippe ou le rhume, ce qui n’est pas le cas pour sa jeune sœur Guillemette. Celle-ci, assise en face d’elle, onze ans, brunette elle aussi, mais d’allure plus robuste de par son maintien fier et volontaire, emmagasine sensations et images qui défilent et qui deviendront très précieuses. Elle a compris que c’est un non-retour. Dotée d’un caractère fort, elle sait s’affirmer. Moins soumise que son aînée, elle conteste parfois certaines demandes de ses parents et rechigne lorsque ça ne lui plaît pas. Moins élancée qu’Anne, elle présente une silhouette plus robuste aux épaules carrées surmontées d’un visage ovale à la peau douce. Ses cheveux châtains et touffus, ses yeux vifs, un petit nez retroussé et des lèvres assez charnues lui confèrent une certaine beauté. Sa démarche rapide et décidée correspond entièrement à sa personnalité déjà affirmée malgré son jeune âge. Enfin, le fils cadet, Guillaume, trois ans, encore bébé que la mère garde à l’œil et protège près d’elle.

    La charrette branle sur ses quatre roues. Craquements, bosses ou trous, ornières et cailloux, boue et poussière, tous ces éléments exigent un déplacement patient. Le chemin est long, mais la destination, du moins la première, approche à pas de cheval. La famille Hébert suit la cadence régulière de ce pas de cheval, pas légèrement ralenti en cette fin de matinée. Ce rythme est imposé à la bête par la charretée à tirer : six voyageurs et leurs bagages dans des coffres bien remplis. Marie et Louis y ont entassé les vêtements, les chaussures, les sabots, des outils de cuisine, de la vaisselle, une fontaine, des pots de graines, d’herbes et d’épices de même que quelques outils comme haches, marteaux, balances et poids d’apothicaire. Ça leur semble suffisant pour commencer et ensuite, grâce aux revenus escomptés, on pourra améliorer ce patrimoine.

    Les bâtiments de ferme leur apparaissent maintenant avec une fréquence plus grande. Au bout du chemin, on devine la mer. Le vent est frais et un soleil radieux agrémente la brise. La charrette bifurque sur la gauche et enfin aboutit sur une vue tant attendue. Les voyageurs aperçoivent le petit port d’Honfleur avec son bassin et ses petites maisons étroites. Une couple de navires et plusieurs barques de pêcheurs y sont amarrés. À l’enseigne de l’auberge du Coq d’or, on descend de la charrette. Première destination enfin ; c’est le lieu de rencontre convenu avec monsieur de Champlain. Tous se délient les muscles des jambes, spécialement le petit Guillaume qui accourt vers le quai. Anne, en jeune femme responsable, le retient et le prend dans ses bras.

    — Vous m’attendez là, ordonne Louis avant de pénétrer dans la petite auberge.

    À l’étage, assis à sa table et perdu dans ses pensées, monsieur de Champlain n’avait pas remarqué l’arrivée de cette charrette. On frappe à sa porte pour l’aviser qu’on le demande. C’est alors qu’il jette un regard vers la fenêtre et reconnaît les arrivants.

    — Oui, j’arrive !

    Il saisit sa clé de chambre, verrouille et descend à la rencontre de son ami et sa famille.

    — Tout s’est bien passé, à ce que je vois, s’écrie-t-il en guise d’accueil. Tout souriant, il donne l’accolade à son ami.

    — Allez, amenez votre famille et monsieur l’aubergiste va vous préparer des chambres. Vous devrez attendre quelques jours ici, car le capitaine Morel m’informait hier que votre départ était prévu pour vendredi, dans quatre jours si les vents sont favorables. Ses préparatifs vont bon train, m’a-t-il dit.

    — Dans quatre jours, reprend Louis, ça me va ; le temps de finaliser nos dernières affaires. Claude, tu t’occupes du cheval et des bagages.

    — Entendu, répond Claude qui s’affaire déjà pendant que Marie et les trois enfants pénètrent à l’intérieur de l’auberge.

    — Madame Hébert, mesdemoiselles et jeune homme, soyez les

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1