Ie n’avais rien senti de prémonitoire dans l’air ce soir-là, alors que je rentrais chez moi en empruntant cette quatre-voies que je connaissais bien. Peut-être trop bien, parce que je commençais à me décontracter sur mon siège, en chantant plus fort que l’autoradio, dans la perspective d’un petit dîner devant une série. Aussi, quand la masse sombre et gigantesque est apparue juste devant moi au détour d’un long virage, alors que je flirtais avec les cent kilomètres à l’heure, je n’ai même pas eu le temps d’avoir peur. Et encore moins, alors que ma voiture s’encastrait déjà dans l’empilement de véhicules, celui de voir défiler ma vie entière. Une vie pourtant pas complètement inintéressante. Avant que de devenir une petite Française d’adoption, parce que effectivement adoptée, propre sur elle et avec tout ce que cela implique de regard différent sur le monde, j’étais une petite Roumaine dont l’univers se limitait à ce que lui laissaient voir les fenêtres de l’orphelinat. Le décor est posé. Maintenant, il n’y a pas là de quoi verser toutes les larmes de son corps sur le mien, plutôt maigrichon à l’époque, parce que j’ai tué le suspense dès le départ : j’ai eu la chance d’être adoptée. Je n’ai même pas énormément souffert de la disparition de ma mère – d’une grippe mal soignée, comme quoi, ça arrive… – car je n’avais pas 3 ans à l’époque et que le souvenir de son visage s’est vite confondu avec ceux, mouvants et au départ interchangeables, des religieuses qui s’occupaient de nous.
Mon père avait déjà disparu avant ma naissance, touché, lui, par la poudre d’escampette. Alors je savais bien que les papas existaient, mais juste par ouï-dire et au travers des histoires qu’on nous lisait pour nous donner matière à faire des rêves conformes à ceux des enfants dits « normaux ».
Sur catalogue, d’abord, parce que ma photo circulait dans les agences, avec un petit CV, façon mannequin. Et que j’avais la bouille appropriée. Puis les Bonnet ont fait le voyage et m’ont trouvée presque aussi bien que sur les photos. C’est comme ça que je suis devenue Elina Bonnet, nouvelle résidente d’une maison bourgeoise dans les environs de Perpignan.
