Seul le poisson mort se laisse porter par le courant
Par Eve Lavigne
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À propos de ce livre électronique
Qu'ont en commun une adolescente dépressive, un poète sans abri défoncé à l'héroïne, une retraitée insoumise et apatride, un groupe de femmes africaines réfugiées au Québec, un travesti en rechute, une nounou Burkinabè et une coopérante canadienne, infirmière, et mère de 4 enfants?
D'abord, une amitié solide. Une envie de vivre à tue-tête. Des sourires féroces. Et cette résilience face aux torrents, qui ne leur laissera jamais baisser les bras.
Eve Lavigne
Eve Lavigne est née à Montréal en 1979. Infirmière de formation, elle pratique plusieurs années au Burkina Faso auprès des personnes vivant avec le VIH avant de monter au grand nord travailler avec les premières nations du Québec. "Seul le poisson mort se laisse porter par le courant" est son premier roman.
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Aperçu du livre
Seul le poisson mort se laisse porter par le courant - Eve Lavigne
ISBN imprimé : 978-2-9817030-0-2
ISBN epub : 978-2-9817030-1-9
ISBN pdf : 978-2-9817030-2-6
Mise en page et couverture : Alejandro Natan
Photo couverture : Gabriel Robichaud
Dépôt légal Bibliothèques et Archives Nationales du Québec, Québec 2017
Dépôt légal Bibliothèques et Archives Canada, 2017
© Eve Lavigne Tous droits de reproduction, d’adaptation ou de traduction réservés pour tous pays.
À la mémoire de Salimata Ouedraogo et Luc Girard.
Préface
Lumière
Je ne veux pas parler du VIH. Il y a des livres de médecine pour ça. Pas que je ne sache le faire. Ça a été mon boulot. Mais je ne suis plus là pour parler pathologie. Je veux parler d’amour. De voyage. De vie. De lieux et de gens qui ont été d’une importance capitale pour moi, qui m’ont fait naître. Plusieurs de mes amis ont vécu une partie de leur vie avec cette maladie, et certains en sont morts. Mais si je vous parle de ceux-ci, parmi les milliers de personnes séropositives ou non que j’ai croisées au cours de mon existence, c’est parce qu’ils étaient porteurs de vie.
Et moi aussi, malgré ma souffrance, qui persiste malgré les guérisseurs, les guérisons, et les guerres intérieures, moi aussi je porte la vie. J’ai écrit. Beaucoup. Comme un enfant peint son vécu. Mais je n’ai pas voulu le partager. Parce que malgré la beauté du dessin, quand un enfant dessine un pendu, ce n’est pas beau. Je n’ai pas écrit du beau. Mais du vrai. De la douleur pure. Avec des mots scalpels. Ça a aidé à libérer le pus. Et quand je me suis relue, j’ai cherché la lumière. Il y en avait peu. Que ces extraits sur l’Homme, Sali, l’Afrique, quelques amis proches et les voyages. Et me voilà, chassant la beauté, creusant la terre à deux mains pour trouver ma source. Mes amours. Authentiques.
Chapitre 1
Le rêve
La certitude de l’Afrique
J’avais 10 ans. Je ne me souviens plus de l’élément déclencheur. Le visionnement du film « Out of Africa » ? Les annonces répétées de Vision Mondiale qui suivaient les émissions pour enfants du dimanche matin ? Mon beau-père, en démission parentale, qui m’avait laissé Sunny King Ade pour combler les vides ? Ce dont je me souviens, c’est de la profondeur de ma certitude. De l’énorme soulagement qu’elle m’apportait. De l’évidence, de la clarté qui émanait, du sens que prenait enfin ma vie : l’Afrique. Mon rapport avec ce continent a évolué au fil des ans. Mais la passion, la conviction, n’a jamais été entaillée.
Nos aînés s’achetaient des bénédictions en donnant aux petits Chinois. Une génération qui aidait de loin sans vouloir se frotter à la réalité. Je savais, au contraire, que c’était ma peau que j’allais sauver en Afrique. Et que ça devait passer par des mois d’isolement, parmi la population locale, privée de tout. J’avais bien des illusions. J’étais enfant, puis adolescente. Je n’avais pas encore assez de connaissances, de jugement, pour remettre en cause la vision que l’on me projetait de ce continent. D’ailleurs, je ne suis pas sûre que je savais déjà que ce n’était pas qu’un seul pays. La géographie n’a jamais été mon fort. Je gobais tout. La misère, les famines, les guerres, la saleté et les mouches. Ces foutues mouches qui tournaient sans cesse autour des lèvres des enfants malades. Un grand classique. Il fonctionne toujours d’ailleurs.
Mais quelque chose de plus fort que la pitié montait en moi devant ces images. Quelque chose de bouleversant, un espoir, un besoin. Je sais aujourd’hui que, même à l’époque, au-delà des mouches, je voyais la puissance des liens, la présence inconditionnelle de la mère, la protection du clan. Parce qu’il n’était jamais seul, cet enfant affamé. Il y avait foule autour de lui. Silencieuse oui, les yeux hagards et le ventre criant famine, peut-être. C’étaient des images de catastrophes qu’on nous mitraillait. Mais ce qui m’éblouissait, c’étaient les bras de ces femmes, enveloppant solidement leurs enfants. La dignité de ces silences qui ne quémandaient pas. La force de ces groupes où personne ne semblait être à l’écart. Il y avait souffrance, c’était indéniable, mais souffrance communautaire.
Et la souffrance, je connaissais. Depuis ce jour où mon beau-père avait décidé que je ne pesais pas assez lourd dans la balance. Que j’étais jetable. Un dommage collatéral. Depuis ma mère, démunie, qui posait de ces gestes ravageurs, sans malices ni méchanceté, mais des gestes ébranlants.
J’étais souffrance. J’étais famine. J’étais champ de bataille, guerre civile, silence. J’étais surtout solitude. Et on me montrait ces images dont je comprenais viscéralement la douleur. Mais ces douleurs étaient partagées, soutenues par la famille, par le clan, par la communauté. Les enfants, quoique mourants, semblaient entourés d’un amour inconditionnel. Je voulais cet amour. Je voulais cet inconditionnel. Je voulais l’Afrique et, surtout, ne plus souffrir seule.
Soleil d’Afrique
J’avais 14 ans. Sa sœur était une copine d’école. Lui en avait ١٨, était en première année de cégep, et il portait un espace de calme et de bonté que je n’avais jamais rencontré ailleurs. Toute la famille d’ailleurs avait une ouverture qui m’attirait comme un papillon de nuit. Tous les trois blonds, yeux bleus, peau pâle, chacun entouré de mille amis qui se réunissaient sous ce toit où chacun avait sa place auprès de parents qui nous accueillaient tous comme leurs enfants. Des Québécois-Africains.
Missionnaires au Tchad, ses parents avaient servi comme frère et sœur chrétiens. Ils se sont rendus à Rome, ont demandé la permission de laisser tomber les ordres et se sont mariés pour fonder leur famille, dans ce pays dévasté par la guerre. Ce fut mon premier copain. Le plus lumineux de tous. D’ailleurs, même physiquement, il était le cousin de Jésus.
On s’assoyait parfois par terre dans son salon et on regardait ses photos d’enfance. Ça me retournait. Est-ce que les girafes sont une invention de mon esprit assoiffé ? Y avait-il des girafes au Tchad au milieu des années 70 ? Dans mon souvenir, elles mangeaient dans les arbres de son jardin d’enfant.
Les obus pleuvaient. Son père, déjà vieux et frêle, courait pour attraper son enfant et sauter un haut muret, évitant la morsure mortelle du chien enragé. Les nuits de guerre, couchés sous les fenêtres, à attendre la fin des bombardements. Et les amis aux noms exotiques, les déjeuners traditionnels, les nounous, les chants d’église. Cet homme était mon rêve.
Il s’est toujours ennuyé de son Tchad natal. On y retournerait ensemble. Nous aurions nous aussi nos trois enfants, notre jardin dans la cour, une nounou, et un peu moins de bombes. Nous serions heureux, nous... Je ferais partie d’un nous !
Mais ça ne s’est pas passé comme ça. J’ai été son plus cuisant chagrin d’amour. Pas parce que je ne croyais pas en lui. Juste pas en moi. Il était tellement beau, tellement bon. Et je me sentais purulente. Je devais crever mon abcès et je ne voulais pas qu’il en soit éclaboussé. Aujourd’hui encore, ce premier amour porte les lumières du continent de ma vie. Mon premier contact. Spirituel et physique.
Chapitre 2
L’Homme
La dignité de l’Homme
Je l’ai d’abord rencontré un été, dans un centre de désintox, où j’avais une jobine de cuisinière. J’avais 17 ans. Je travaillais depuis l’été de mes 16 ans dans différentes cuisines, surtout celles de religieuses, où je ne me sentais pas du tout à ma place, surtout quand les femmes désœuvrées me suivaient à la trace et vérifiaient si j’avais bien rempli les boîtes de biscuits, avec un ordre systématique, si le tiroir sous le grille-pain était propre de toute miette et si les éviers en acier inoxydable ne portaient pas de traces de savon. Un calvaire quoi.
Travailler avec des personnes un peu puckées, qui venaient chercher du répit, un peu de lumière et d’espoir, était quelque chose d’apaisant. Je me levais à 4 h du matin, montait la côte Sherbrooke sur mon vieux vélo et préparais des œufs au plat avec une