À mains nues: Autofiction
Par Amandine Dhée
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À propos de ce livre électronique
La réflexion féministe apparaît à chacun de ces âges de la vie.
Amandine Dhée poursuit ainsi la réflexion entamée en 2017 avec La femme brouillon sur la représentation des femmes dans l’imaginaire collectif et leur émancipation.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Amandine Dhée est écrivaine et comédienne. L’émancipation, notre rapport à autrui et à notre environnement de vie sont les thèmes récurrents qui marquent son travail, distingué par le prix Hors Concours pour La femme brouillon en 2017.
Son besoin d’exploration des formes l’amène régulièrement sur scène pour partager ses textes lors de lectures musicales ou encore pour y interpréter un rôle dans l’adaptation de ceux destinés
au théâtre.
En savoir plus sur Amandine Dhée
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Avis sur À mains nues
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Aperçu du livre
À mains nues - Amandine Dhée
Je ne l’ai pas beaucoup vue, ce soir. Mon amie s’est réfugiée dans la cuisine, elle donne un coup de main, prépare des bricoles. Elle peine à se mêler aux discussions, trop pleine de sa nuit. Elle n’en est pas revenue. Je la rejoins. Elle me dit son élan et ce qui se passe quand l’autre répond, la faim partagée. Elles ont fait l’amour toute la nuit et son corps est resté là-bas, quelque part sous les draps. Deux corps peuvent ça. Se rencontrer, faire l’amour comme des dingues. Que ce soit joyeux, généreux, évident. C’est rare, et ça la chamboule, cette magnifique histoire de cul. Entorse au réel, sursis. Je recueille son miracle.
Nos sourires.
Et soudain, ça me manque. Ça me manque d’avoir mal au ventre et jusqu’au bout des doigts pour quelqu’un. Vivre cette surprise des corps. Les hésitations remuent, les vieilles questions se radinent. Je pense au petit qui dort à l’étage, j’entends le rire de mon compagnon depuis la terrasse. Est-ce que ça lui manque à lui aussi ?
Évidemment, sur le papier, on est tous d’accord. On ne veut pas vivre comme nos grands-parents, nous jurer fidélité avec des tremolos dans la voix et signer pour trente ans d’exclusivité sexuelle. Non, on ne veut pas posséder l’autre, quelle idée mesquine. Pas question non plus de verser dans cette banale hypocrisie, prétexter des réunions tardives pour baiser ailleurs. On veut de la transparence, nous, de l’honnêteté. Assumer nos désirs, faire le deuil de la fusion et de l’amour romantique, être adultes, enfin !
La solution est connue, bien sûr. Elle s’appelle le couple libre.
Ce n’est pas compliqué, il s’agit de s’organiser. D’appeler un chat un chat, de distinguer le couple, les plans cul, et de s’autoriser les deux. Dialogue, pragmatisme, google agenda. Cette sexualité 2.0 me fait envie, soudain.
Il paraît que certains couples se disent tout. J’imagine les discussions une fois de retour au bercail, Tiens, c’est sympa d’avoir pensé aux croissants, alors tu as passé une bonne soirée, ah oui, c’est vrai qu’elle est super cette fille, mon poussin mange proprement s’il te plaît, tu mets des miettes partout là, et samedi prochain, tu te souviens que je couche avec David, on a eu un mal fou à trouver une date, nous deux on peut se retrouver mercredi soir, j’irai au badminton juste avant, demain il faut absolument racheter des BN, tu sais ceux à la fraise qui sourient, et au fait, à quelle heure nous attendent tes parents ce midi ?
Si seulement j’en étais capable.
À vrai dire, je rencontre plus de gens qui triturent ces questions que de gens qui incarnent sereinement cette liberté. J’ai l’impression que les homos s’en sortent mieux, moins écrasés par ces normes, obligés qu’ils sont de s’inventer. Mon amie se moque de mes fantasmes d’hétéro. Et puis on les connaît celles et ceux qui sous un noble « Tu ne m’appartiens pas » vont niquer dans tous les sens pendant que l’autre remâche son chagrin et serre les dents.
On les connaît celles et ceux qui angoissent tellement de découvrir que l’autre est aussi nul que merveilleux, aussi merveilleux que nul, qu’ils préfèrent s’éloigner tant qu’il rutile. Oui, le couple libre. L’obscure clarté.
Je sais qu’il existe aussi le polyamour, mais à vrai dire je me demande comment les gens se débrouillent pour vivre plusieurs histoires d’amour à la fois. Sans vouloir paraître terre-à-terre, je ne sais pas où ils trouvent le temps, tout simplement, moi qui ne parviens pas à aller deux fois par semaine au yoga.
J’oscille. À l’heure du libéralisme à tout crin, je fais preuve d’une grande maturité en choisissant de n’aimer qu’une seule personne dans la durée, je vais à contre-courant de la société de consommation, je suis formidable. Ou bien, après avoir tant œuvré à mon émancipation, je me suis coincée dans une institution de poche : le couple. Mes choix tiennent-ils de la sagesse ou de l’obéissance ?
Je partage mon désarroi avec mon amie. Je comprends tes doutes, dit-elle. Mais toi, tu as la stabilité.
Et toutes les deux, on sait ce que ça veut dire. Elle aussi vient d’une famille à trous, et elle sait comme c’est bon, à un moment, de trouver un endroit à soi. Elle aussi a envie de s’enraciner, et pourquoi pas, d’élever un enfant. Une forme de routine peut être désirable, car c’est depuis cet ancrage que l’on peut se déployer, prendre des risques. Personne ne veut jamais de routine, pourtant. Les gens se mettent en couple, font des courses ensemble, habitent la même maison, dorment l’un à côté de l’autre, font des enfants, achètent des peignoirs en éponge, et ils pestent contre la monotonie. Moi, j’en veux bien. Gamine, j’en rêvais, d’avoir des murs qui tiennent. Bon an mal an, j’ai réussi à construire quelque chose, et ce n’était pas gagné. Tel un vétéran de guerre, j’aimerais brandir médailles et cicatrices. Je me suis battue, moi madame, pour cette stabilité ! Je suis fière d’apprendre à aimer, et tant pis si j’ai des allures de bible ou de chanteuse de variété. Ce n’est ni du couple ni de la vie de famille dont j’ai assez, c’est simplement moi que je cherche.
Soudain, j’ai envie de retourner vers la petite fille que j’ai été, rendre visite à l’adolescente et à la jeune femme qui furent moi. Tenter de comprendre, mesurer le chemin parcouru, retrouver la joie, la colère et le chagrin de ces années-là. Et renouer avec un autre moi qui, parfois, aurait mal au bout des doigts.
Elle est assise à ses côtés sur le muret de la cour de récréation, à l’abri du regard des adultes. Toute la classe s’agglutine autour d’eux. De toute façon, sans spectateurs, à quoi bon relever un tel défi : fourrer sa langue dans la bouche d’un autre ?