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La mémoire des Piché
La mémoire des Piché
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Livre électronique322 pages4 heures

La mémoire des Piché

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À propos de ce livre électronique

«Nos routes n’ont pas toujours été faciles, mais elles ont été parsemées d’amour.»

Au Québec du début du XXe siècle, les histoires de deux êtres aux antipodes se croisent et fusionnent. Lui un ouvrier, elle issue d’une famille de la haute bourgeoise…

À une époque où le statut social avait toute son importance, dans l’effervescence de leur amour, les deux tourtereaux ignorent la portée de leur engagement et le lourd prix qu’ils auront à payer pour le maintenir en vie…

Amours, drames et passions s’entremêlent au gré des bouleversements de l’Histoire. Les destins successifs de trois femmes hors-normes tissent les lignes d’une saga poignante et riche en émotions.
LangueFrançais
Date de sortie14 août 2020
ISBN9782898180415
La mémoire des Piché
Auteur

Suzanne Lavigne

Suzanne Lavigne est une mère et une grand-mère qui a passé sa vie entre sa famille et ses nombreux champs d’intérêts dans le but de nourrir la curiosité des siens et de dépasser ses propres limites. Elle a écrit aussi de nombreuses chroniques sur l’astrologie et la numérologie, destinées à des magazines populaires, tels que Le Lundi et Femmes plus, qui ont connu un vif succès auprès du lectorat. Agente de voyages depuis plusieurs années, parcourir le monde la fascine. Rappelle-moi pourquoi, une saga historique familiale riche et étonnante, est sa première oeuvre littéraire.

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    Aperçu du livre

    La mémoire des Piché - Suzanne Lavigne

    comprendrez !

    Préface

    Par Serge Lama

    Suzanne Lavigne est une amie, ne me demandez pas pourquoi, c’est un fait, c’est ainsi. Dès la première minute ou quasi, on a su l’un et l’autre que notre rencontre était un carrefour, pour le meilleur, et que ça durerait.

    Rien n’est plus malcommode que d’écrire sur quelqu’un qu’on aime, pas par raison mais par instinct : la peur d’en dire trop, d’être impudique, la peur de n’en dire pas assez, la peur d’être partial… La peur d’être trop indulgent ou trop sévère, la peur de ne pas avoir assez de recul, de la connaître trop, etc. Et puis finalement je me suis résolu à dire ce que je ressens et ce que je crois penser.

    Je connaissais son fabuleux don de conteuse à l’oral, mais qu’en serait-il à l’écrit ? Eh bien cette histoire que je connaissais déjà, elle me l’a de nouveau plantée dans le cœur avec sa plume.

    Avant tout, Suzanne est un personnage haut en couleurs. Elle ne passe nulle part inaperçue, car sa timidité fait d’elle, en public, une extravertie, alors qu’elle est tout au contraire une introvertie, voire une femme repliée sur elle-même, qui parle beaucoup pour qu’on ne devine pas ce qu’elle est. Elle a une gaieté triste, elle aime la fête, elle aime ce qui brille, elle aime tout ce dont elle a été privée et c’est de cela, de ce vide, de ce manque, de cette absence, que nous parle ce livre.

    C’est un hymne à une époque si lointaine et pourtant si proche, un hymne à la mère, un chant de solitude, le rêve brisé d’une Cendrillon qui rencontre le prince charmant mais qui n’oublie pas sa pantoufle. Comment pouvait-il faire pour la retrouver ?

    C’est sur le chemin de Compostelle que Suzanne a réalisé qu’il était indispensable et urgent d’écrire ce livre, qu’il fallait faire sortir de leur nuit tous les fantômes bienveillants ou malveillants qui l’attendaient dans le grenier. Elle a cherché à exorciser un passé lourd, un passé à la Dickens. Mais à quel prix ! On suit les péripéties de Suzanne « Copperfield », d’une Cosette qui n’épousera pas Marius.

    Un oui ou un non peuvent décider d’un destin, mais à 19 ans, si l’on n’écoute pas son instinct, on reste en gare pour toujours ; pire, on reste sur le quai à attendre le prochain train, mais il n’y a qu’un bon train, un seul, les autres ne vont pas dans la bonne direction, ils nous éloignent de nous-même. Et quand on se décide à descendre, on a déjà soixante ans et les chemins sont plus durs à parcourir, le cœur s’essouffle, les jambes souffrent, les pieds se couvrent d’ampoules, mais c’est au bout de ce chemin qu’on décide d’écrire le livre libérateur et c’est ce livre que vous allez lire et aimer.

    Napoléon a dit : « ma vie est un roman », c’est le cas de presque toutes les vies ; celle de Suzanne n’échappe pas à la règle, mais c’est un roman noir, tout au moins dans sa jeunesse, là où le destin lui propose tout, et où par honte, par peur, ou qui sait par orgueil, elle refuse tout d’un revers de la main. C’est la raison pour laquelle Suzanne fait du moindre petit bonheur un cataclysme de joie. « Merci la vie », dit-elle pour la moindre petite fleur offerte.

    Sa naïveté n’a d’égale que sa lucidité, son don de double vue lui cause autant de soucis que de joie, c’est un fardeau lourd à porter : savoir à l’avance est un cadeau qui se paie au prix fort, ce don l’a peu aidée elle, mais en a guidé beaucoup, moi y compris.

    Suzanne est un état d’âmes au pluriel car – mais là c’est très ésotérique ce que j’écris –, elle doit gérer le poids de plusieurs vies. Imaginez le ciel la nuit, maculé de dizaines et dizaines de lunes. Ce serait à la fois indiciblement beau, mais aussi et surtout infiniment triste. Nous subissons tous ce phénomène mais, grâce à l’oubli, nous le subissons en l’ignorant. Suzanne, elle, ne l’ignore pas, les nuits comptent double pour elle.

    Son scorpion ambitieux et autodestructeur lui a joué bien des mauvais tours, mais elle renaît toujours de ses cendres, elle réagit ; d’ailleurs elle a vécu sa vie en réaction par rapport à telle ou telle situation donnée. Elle est imprévisible, elle remonte toute la gamme des larmes au rire, elle pleure encore sa mère, mais moi je pense qu’elle est surtout en manque de père, de repères masculins positifs.

    Elle est féministe mais sans excès, elle prie Dieu mais elle est fâchée, vous comprendrez pourquoi, avec l’Église et ses représentants. Elle a besoin de neuf régulièrement pour ne pas laisser son ennui prendre le pouvoir.

    Il faut bien se remettre dans le contexte d’époque pour comprendre la psychologie de Suzanne à dix ans. Le monde était déjà sale, les prêtres et d’autres étaient déjà pédophiles, les hommes battaient déjà les femmes, mais personne n’en parlait. Les familles étouffaient les scandales, les grands-pères pouvaient engrosser leurs petites-filles : tout ça était tu, nié, enterré. En 1960, on vivait encore au 19e siècle : il faut être conscient de ça pour comprendre ce livre.

    Les assassinats de vieillards mués en accidents pour voler leur magot étaient monnaie courante, surtout dans les campagnes. On se méfiait des banques, c’était le temps des bas de laine, qui d’ailleurs, ont sauvé bien des pauvres lors de la grande dépression après le krach de 1929. On craignait Dieu mais on adorait le veau d’or, le ver était dans le fruit mais il était encore mangeable.

    Les pauvres étaient honteux quand les riches leur tendaient la main ou le cœur, cela explique en partie l’attitude de Suzanne lors d’un événement qui aurait dû changer sa vie, mais que, par fierté de pauvre, elle refusera. C’est le tournant tragique de son destin, elle n’a pas osé sauter le pas.

    Suzanne, comme moi, avons vécu une époque où l’on n’enviait pas les riches, on les admirait ; on ne rêvait pas de voir les stars faire la cuisine, mais souriantes, heureuses, sur leurs piédestaux. On aimait admirer, rêver à un monde qui nous paraissait inaccessible.

    Le premier film qui démystifiait le star-système fut Une star est née avec Judy Garland, mais la même Judy Garland nous chantait dans Le magicien d’Oz qu’au-delà les nuages, il y avait un pays merveilleux et qu’il était accessible.

    On se ressemble sur bien des points sauf que Suzanne est irraisonnablement optimiste et moi irraisonnablement pessimiste, mais grâce à ces deux attitudes contradictoires, on parvient au même résultat. On obtient ce qu’on veut mais on est incapable de se contenter de ce qu’on a. Notre brusque amitié est probablement le fruit de cet effet miroir et de mystères qui nous dépassent l’un et l’autre.

    Suzanne, ce n’est pas Victor Hugo, certes pas, c’est cette conteuse qu’autour de l’âtre vous écoutez de tous vos yeux. C’est un livre facile à lire, les pages se tournent d’elles-mêmes, on est pris comme par un envoûtement qui vous pousse à savoir la suite, ça tient du fantastique et du thriller, c’est une longue quête d’amour et de reconnaissance… « Aimez-moi ! » semble dire Suzanne à toutes les pages.

    Beaucoup de femmes vont se reconnaître dans cette héroïne, car beaucoup de femmes, c’est dans la nature de leur sexe, sont insatisfaites, parfois avec raison, et là c’est le cas. L’héroïne sent le fumet, le parfum des mets, mais quelque chose empêchera qu’elle y accède, qu’elle y goûte.

    Ce livre, c’est l’histoire d’une malédiction, eh oui ça existe, des décennies d’existences punies par la faute lointaine d’un aïeul, bien innocent d’ailleurs, c’est la misère des femmes jusque dans les années soixante-dix, c’est le combat désespéré d’un pays qui se bat pour une langue contre une autre qui l’entoure et l’étrangle. Ce sont surtout des destins de femmes à la vie broyée, des bateaux, des avions qu’on ne prend pas mais en espérant toujours qu’un jour, « over the rainbow », existe un pays magique, c’est Alice au pays du cauchemar.

    Vaincre les apparences, c’est le but que Suzanne s’est assigné, auquel elle aspirait et qu’avec ce livre elle atteint, cette simplicité originelle qui la rend soudain invulnérable, vision de poète sans doute, mais c’est ce que j’ai vu et c’est ce que vous, lecteurs, vous verrez et vous vous demanderez à la fin : « Et qu’est-ce qui arrive après ? » C’est la question que les enfants posent après les plus horribles histoires, et ce depuis qu’une moitié de l’humanité conte cependant que l’autre compte.

    Ce livre est sa délivrance, ce livre met fin à une malédiction qui remonte à 300 ans, mais chut ! Je m’apprête à en dire trop… À vous de découvrir ce mélodrame pathétique et transcendantal.

    Elle a eu la chance de rencontrer André, dont vous entendrez parler à la fin du livre. Elle a su poser sa main dans la sienne, il fut et reste une épaule, un cœur dans lequel elle a pu déposer ses larmes tout en gardant jusqu’à ce livre, ses lourds secrets pour elle.

    Ce qu’il y a de plus terrible, c’est de savoir que rien n’est inventé : la vie a une imagination folle quand il s’agit de dessiner le malheur des hommes et encore je sais qu’elle n’a pas osé tout dire, la réalité est encore pire. Mais là ce qui me rend heureux, c’est que je sais que grâce à ce livre elle a atteint la résilience, ce graal humain de ceux qui, ayant souffert, ont quand même accepté de vivre et d’user utilement des rares soleils de leurs vies.

    N’oubliez jamais au long de votre lecture que c’est une histoire vraie…

    Serge Lama

    PREMIÈRE PARTIE

    La mémoire des Piché

    1899-1941

    Chapitre 1

    Quartier Saint-Henri, Montréal, 1899

    L’effervescence était à son comble dans la rue Delisle, en ce 25 juin 1899¹. C’était le jour de la Saint-Jean-Baptiste. Les rues étaient décorées de bannières, les balcons étaient ornés de petits drapeaux papaux pour l’occasion. Les enfants se faisaient un devoir et un plaisir de cueillir une feuille d’érable pour l’offrir à leurs pères, afin que ceux-ci l’épinglent à leur boutonnière. Toutes les familles se paraient de leurs plus beaux atours. La veille et très tôt le matin, avant l’office religieux, les femmes avaient préparé les victuailles pour le repas familial du soir. La célébration de la fête nationale était une journée symbolique pour les Canadiens français, qui y chantaient gaiement un de leurs hymnes, À la claire fontaine, avec leur accent le plus patriotique.

    Le 25 juin… une date qui resterait à tout jamais gravée dans le cœur et les souvenirs de Louis-Samuel, car elle allait marquer la rencontre avec celle qui deviendrait son épouse.

    Louis-Samuel naquit le 2 mars 1879, dans la paroisse de Saint-Henri, faubourg populaire de Montréal. Fils de Louis Piché, machiniste à la tannerie du quartier, et de Mélina Maillé, mère aimante et dévouée à l’image des femmes de l’époque, il avait six frères et sœurs : Louis-Arthur, Marie-Mélina, Louise, Délia, Albina et Rose-Anna.

    La famille vivait dans des conditions difficiles, comme toutes celles alentour. L’industrialisation venait de s’amorcer, et avec elle s’étaient construites de nouvelles usines plus modernes, plus efficaces : forges, fonderies, scieries, meuneries et tanneries. La ville était en plein essor et ses habitants en subissaient les contrecoups, parmi lesquels la pollution des tanneries, qui rejetaient leurs déchets dans le canal Lachine, ou encore celle du charbon utilisé par les usines, dont la suie retombait en fine pluie sur les habitations. Toutes ces manufactures étaient responsables de la mauvaise qualité de l’air dans les quartiers ouvriers. Les logements insalubres et la pauvreté étaient endémiques. À cette époque, le prix de l’industrialisation était très élevé pour les travailleurs. Ils étaient exploités par des patrons qui leur versaient des salaires de misère en échange d’au moins dix heures de labeur quotidien, six jours par semaine et dans des conditions où les accidents ou blessures fatales n’étaient pas rares.

    Avec une journée unique de congé, qui était le dimanche, les gens de cette époque savaient trouver leur bonheur dans de petits riens, et célébrer un événement en faisait partie. C’était une belle occasion de se réunir et de s’amuser.

    Les Ostiguy n’étaient pas en reste. Ils partageaient la cour intérieure de leur appartement avec leurs voisins, les Piché. La famille était composée de Jeannette, de son époux Eusèbe et de leurs huit enfants. Comme beaucoup de Québécois, réputés être de robustes hommes des bois, monsieur Ostiguy était un grand gaillard au caractère frondeur, imposant le respect. Ce n’était pas pour rien qu’il avait été choisi comme chef de chantier. Sa femme, quant à elle, n’aurait pas gagné le premier prix d’un concours de beauté, mais elle devait avoir des trésors cachés, que seul son mari connaissait.

    Ce jour-là, tout ce beau monde attendait avec fébrilité, et dans un brouhaha impatient, la venue de la sœur de madame Ostiguy, Adéline, et de son époux, Alexis Grégoire. Ils arrivaient de Berthier, accompagnés par trois de leurs quatorze enfants : Eugénie, Sophronie et Emma. Les onze autres avaient pour tâche de s’occuper du commerce en l’absence de leurs parents. Alexis Grégoire était un homme d’affaires très respecté dans sa région, propriétaire d’une auberge. La fête de la Saint-Jean-Baptiste était la seule distraction qu’il s’accordait pour rendre visite à sa famille et, en bon patriote, il accordait de l’importante à cette journée. Des cris de joie éclatèrent quand les Ostiguy virent arriver les Grégoire. Des cris aussitôt suivis d’accolades, de poignées de main et des présentations d’usage.

    Ce joli et joyeux tohu-bohu attira l’attention de Louis-Samuel, qui assistait de loin aux retrouvailles, imaginant déjà le plaisir des futures festivités. Finalement, ses parents et lui furent invités à se joindre aux voisins. Monsieur Ostiguy les présenta à sa belle-famille. Louis-Samuel s’était fait beau, pour faire bonne impression. Il remarqua les trois filles Grégoire. Elles étaient toutes très jolies, mais Emma l’était encore plus. Elle sortait assurément du lot. Elle était comme un soleil : lumineuse. Madame Ostiguy fit les présentations. En tendant la main à Emma, et surtout en touchant la soie de sa paume, Louis-Samuel sentit un frisson lui parcourir l’échine.

    La jeune fille remarqua l’expression qu’il arborait et en éprouva un sentiment de gêne, mais, comme à l’accoutumée dans ce genre de situation, elle préféra ne pas en tenir compte. Cependant, elle ne pouvait nier que, contrairement aux autres, ce garçon-là venait de la troubler.

    Louis-Samuel avait des yeux bleu ciel qui semblaient lire dans le cœur des gens. Sa blonde chevelure épaisse et ondulée surmontait un visage rectangulaire, qui mettait en évidence un large front intelligent. Son menton carré soulignait un caractère obstiné, celui d’un homme qui, lorsqu’il avait quelque chose en tête, allait jusqu’au bout, advienne que pourra… En outre, il dégageait une virilité rassurante, avec un brin de malice enfantine. Il aimait amuser la galerie, faire la fête et rire.

    Impatients, les enfants tournaient en rond dans la cour, ils avaient hâte d’assister au défilé. Finalement, tous prirent la direction de la rue Notre-Dame. Ils arrivèrent au moment où la procession tournait au coin de la rue. Tenue par deux garçons, une immense bannière faisait flotter au vent les mots Ecce Agnus Dei². Puis la fanfare se fit entendre avec sa grosse caisse et ses cymbales : elle jouait les Ô Canada, mon pays, mes amours et Vive la Canadienne, chants qui étaient considérés comme des hymnes nationaux, au même titre que À la claire fontaine. Des chars allégoriques suivirent. Politiquement engagés, ils présentaient un idéal mêlant patrie et foi. Ils étaient constitués de grandes plateformes, aux bords agrémentés de franges dorées, posées sur un tramway caché par des tentures rouges relevées par des galons aux glands d’or. Sur l’une d’elles se tenait un petit personnage vêtu d’une peau. Il était seul avec un mouton. Il représentait saint Jean-Baptiste enfant. Toutes les mères dont les fils avaient une chevelure blonde frisée rêvaient de voir leur gamin choisi pour cet événement, car une croyance populaire voulait que celui qui avait la chance d’être élu pour personnifier ce petit Jean-Baptiste dans le défilé serait protégé par le saint pendant toute sa vie. Les enfants, ébahis, couraient à côté des chars en suivant la parade. Des gens criaient « Vive le Canada ! » et d’autres riaient en apercevant les mimiques des amuseurs publics qui déambulaient entre les chariots. Tout à coup, comme à l’arrivée d’une pluie soudaine, l’euphorie fut douchée. Elle s’éteignit à la vue du clergé, dont les membres marchaient solennellement, bénissant la foule d’un geste des doigts. Les têtes se baissèrent respectueusement, mais se relevèrent dès l’arrivée du premier véhicule automobile de la parade, à bord duquel trônait Raymond Préfontaine, le maire de Montréal, qui prenait plaisir à saluer de la main ses concitoyens.

    Les trois sœurs Grégoire, Eugénie, Sophronie et Emma, accompagnées de leur cousine Rose-Anna, que tout le monde appelait Kitty, se tenaient en bordure du trottoir et agitaient leurs bras avec enthousiasme pour saluer les personnages sur les chars. À quelques mètres d’elles, les jeunes hommes riaient des ébouriffantes folies des amuseurs publics, sauf Louis-Samuel qui, malgré lui, restait hypnotisé par le visage angélique de la belle Emma et par sa jolie chevelure ondulée, aux reflets brun miel, qui lui descendait jusqu’au creux des reins.

    Le jeune homme ne pouvait détacher son regard de la brise qui jouait avec la tenue de la demoiselle, dont la coupe mettait en évidence toute la splendeur de son corps. Elle était belle à couper le souffle dans sa longue robe bleue, cintrée à la taille, ornée d’un col de dentelle, dotée d’une chute qui laissait découvrir ses chevilles. Elle portait un chapeau de paille paré d’un ruban jaune avec deux petites marguerites brodées de fil blanc en guise de boucles. Le bleu de sa robe mettait en valeur la couleur de ses yeux.

    Lorsque la parade fut passée, ce fut dans une cacophonie guidée par l’appétit que tout le monde prit le chemin les menant vers le festin. Tous marchaient dans la hâte de partager un repas en bonne compagnie.

    À peine furent-ils arrivés à la maison que madame Ostiguy s’écria d’un ton autoritaire :

    — Bon, allez les jeunes ! Venez nous aider, Mélina et moi, à mettre la table !

    Pour l’occasion, les hommes enlevèrent quelques portes de leurs gonds et les posèrent en guise de tables sur des chevalets, dans la cour intérieure. Puis les femmes servirent le repas. Comme d’habitude, les jeunes avaient droit à leur propre table pour batifoler loin de leurs parents.

    C’était maintenant au tour d’Emma d’observer Louis-Samuel. Ce dernier l’intriguait. C’était la première fois qu’elle ressentait un tel trouble pour un garçon. Tout à coup, il tourna la tête vers elle : leurs regards se croisèrent. Elle ne put contenir un sourire mais, par pudeur, baissa les yeux pour cacher son émoi.

    Louis-Samuel, amusé par la situation, lui lança avec son plus beau sourire :

    — J’espère que vous aimerez le pot-au-feu de ma mère, elle en a préparé une chaudronnée pour l’occasion. Ce sera à la bonne franquette !

    Surpris d’avoir eu l’audace de s’adresser à elle avec autant de familiarité, il devint tout confus, mais, fier comme un paon, il ne put s’empêcher d’ajouter :

    — Bon ben, excusez-moi, je vais aider à mettre la table. Je dois aller chercher les assiettes et les couverts.

    Beau prétexte pour retourner se cacher dans la cuisine de sa mère !

    Les adultes furent invités à passer à table. Les jeunes s’installèrent dans un joyeux désordre pour s’assurer d’être à côté de leurs amis préférés. Louis-Arthur et sa sœur Louise imposèrent le calme et décidèrent du plan de table. Avec la complicité de Cupidon, ils placèrent Louis-Samuel juste à la droite d’Emma. Il n’en fallut pas plus aux deux jeunes, surpris et gênés, pour qu’ils ne sachent plus quelle attitude adopter.

    Les femmes avaient posé tous les plats pour que chacun s’y serve à sa guise. Un vacarme assourdissant s’échappait de la table des jeunes. Louis-Samuel était un excellent conteur, dont la voix charmait. Il relativisait tout petit malheur pour en tirer un aspect joyeux ou cocasse. On l’écoutait sans se lasser. Lui restait à l’affût du moment où il saurait conquérir son auditoire. Pour son âge, il possédait une maturité déconcertante. Il adorait amuser ses amis en prenant un ton pince-sans-rire. À l’entendre, tous finissaient toujours par s’esclaffer. Lorsqu’Emma souhaita reprendre un peu du pot-au-feu que Louis-Samuel lui avait tant vanté, celui-ci la devança et saisit la louche pour la servir. Devant tant de prévenance, elle leva les yeux pour le remercier, mais aucun mot ne put sortir de sa bouche. Le regard du garçon venait de transpercer son âme.

    Telle une chef d’orchestre attentive, Madame Ostiguy s’était levée et marchait entre les deux tables pour s’assurer que personne ne manquait de rien. Elle put ainsi surprendre la gêne entre les deux jeunes gens. Pour briser la glace, elle s’approcha et mit ses mains sur leurs épaules. Elle s’adressa à Louis-Samuel :

    — Au fait, le p’tit Piché, t’ai-je présenté ma nièce, ce matin ? Puis elle susurra à l’oreille de la jeune fille :

    — Emma, le beau jeune homme assis à côté de toi est notre voisin. Si tu le sais pas, il habite à deux pas d’ici.

    Puis elle les laissa.

    Emma, sous l’œil intrigué de Louis-Samuel, se mit à rosir comme une pivoine. Elle était convaincue qu’il avait tout entendu.

    Égayé par la situation, ce dernier dit à la belle :

    — Vous pouvez m’appeler par mon p’tit nom, Louis-Samuel ! Il enchaîna :

    — Est-ce votre première visite chez votre parenté ? Car je ne vous ai jamais vue auparavant.

    — Ah bon ? s’exclama Emma. Pourtant je suis venue avec ma mère l’automne dernier, à l’Action de grâce. Nous étions là pour rendre visite à ma tante et à mon oncle.

    Depuis la table des adultes, madame Piché observait du coin de l’œil les deux tourtereaux. Elle connaissait bien son fils et certains signes étaient plus qu’éloquents. C’était la première fois qu’il se comportait avec autant d’égards envers une jeune fille. Cette dernière plaisait au jouvenceau, c’était l’évidence même, mais elle savait que monsieur Grégoire n’accepterait pas une idylle entre sa fille et Louis-Samuel. Ils n’étaient pas du même statut social, et la vie dans la grande ville, avec un prétendant de la classe ouvrière, était tout sauf ce qu’il avait planifié pour elle.

    À cette table des adultes régnait une véritable cacophonie. Les conversations tournaient autour de la politique du premier ministre du Québec, Marchand³, et de ses discours patriotiques. Entre messieurs Piché et Ostiguy, c’était à qui parlerait le plus fort pour faire valoir son opinion.

    Pour calmer les ardeurs, Louis Piché évoqua la construction de la nouvelle gare Windsor à Montréal.

    — Une fois construite, elle sera la plus grande gare de tout le Canada. Ça donnera de la job aux ouvriers de métier comme les soudeurs et les machinistes. Ça sera excellent pour tous !

    — Hé, le beau-frère, vas-tu contribuer à la Caisse nationale d’économie ? s’écria Eusèbe Ostiguy, s’adressant à Alexis Grégoire.

    Comme il n’aimait pas parler de politique, il voulait détourner le sujet.

    — C’est encore une invention pour les riches ! Pensez-vous que nous, les ouvriers, avons du surplus pour nous payer une assurance ? Faut ben faire manger la marmaille, pis après, il reste à peine des miettes ! lui répondit Louis Piché.

    Connaissant parfaitement la situation économique précaire des hommes en face de lui et de leurs familles, Alexis Grégoire ne répondit pas.

    À l’autre table, Emma restait silencieuse et analysait les gens autour d’elle, dont elle venait tout juste de faire la connaissance. Elle appréciait leur joie de vivre, même s’ils vivaient modestement. Elle aimait particulièrement leur simplicité et leur humour. C’était une journée où elle se sentait heureuse, et surtout, il y avait ce beau jeune homme à côté d’elle.

    — Tu ne manges plus ? lui demanda sa cousine Kitty sur un ton inquisiteur.

    — Si, si, c’est délicieux. J’en ai repris, répondit-elle en avalant une bouchée et se tournant vers elle, pour que Louis-Samuel ne les entende pas.

    — À ce rythme-là, tu n’es pas près de terminer ton repas, rétorqua Kitty. Il y a quelque chose que tu ne me dis pas ?

    — Non, non, c’est juste que je n’ai plus vraiment faim… Emma repoussa son assiette et se leva.

    À ce moment, les hommes décidèrent, eux aussi, de quitter la table pour aller fumer, laissant aux femmes le soin de débarrasser les couverts et

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