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Des cendres sur la glace
Des cendres sur la glace
Des cendres sur la glace
Livre électronique388 pages6 heures

Des cendres sur la glace

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À propos de ce livre électronique

Un canot d’écorce qui vogue le long de la rivière Gatineau, qui rejoint les eaux de la rivière des Outaouais et, de là, le fleuve, l’estuaire, et enfin la mer…Un audacieux périple, guidé par l’amour immortel d’un homme humble envers la femme de sa vie. Un homme qui a toujours repoussé le progrès et le confort moderne, vivant d’amour, de dur labeur et d’eau fraîche, serein, amoureux.

Assis sur le vieux perron de sa maison, Achille pleure son Adela, récemment décédée. Revoyant leur vie passée ensemble sur cette terre enfouie au creux des vallons de l’Outaouais, le vieil homme conçoit le projet de rendre les cendres de sa bien-aimée à sa terre natale, qu’elle aurait tant voulu revoir: Terre-Neuve. Qu’importe s’il n’a, pour ce faire, qu’un vieux canot d’écorce à sa disposition. Les eaux tumultueuses de la rivière des Outaouais, du fleuve, puis de l’estuaire du Saint-Laurent auront-ils raison du courage et de la détermination d’Achille? Et qu’en est-il de ceux qui souhaiteraient, au nom de l’ordre et du bien commun, l’empêcher d’accomplir sa mission?

Derrière cette grande quête, une recherche de liberté individuelle et un émouvant appel à la tolérance, à la raison simple qui prône le respect des valeurs et des promesses de chacun.
LangueFrançais
Date de sortie15 janv. 2013
ISBN9782894556559
Des cendres sur la glace
Auteur

Georges Lafontaine

Lauréat du Grand prix de la relève littéraire Archambault 2006 pour le roman Des cendres sur la glace. Natif de l'Outaouais, Georges Lafontaine est journaliste depuis 1979. Il a notamment été propriétaire de la station de radio CFOR-FM pendant 2 ans, ainsi que du journal La Gazette de Maniwaki pendant 9 ans. Il a également oeuvré à titre d'attaché politique. Il a été finaliste pour le Prix Régions Outaouais des CLD de l'Outaouais des Culturiades 2007. Il a aussi été finaliste pour le Prix littéraire Le Droit - catégorie fiction 2008 et pour le prix Aurora - meilleure livre en français 2008 pour son roman Le parasite. De plus, il a été invité d'honneur au Salon du livre de l'Outaouais en 2008.Très attaché à son coin de pays, qu'il décrit avec beaucoup d'affection, il y réside toujours avec sa conjointe Adela, qui lui a d'ailleurs inspiré la trame de Des Cendres sur la glace.

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    Aperçu du livre

    Des cendres sur la glace - Georges Lafontaine

    lecture.

    Chapitre 1

    Assis sur le vieux perron de bois, il regardait ces planches qui avaient vu tant de pieds durant tant de saisons qu’elles en étaient courbées, sculptées par des millions de frottements de souliers et de bottines. Il y avait près de soixante-dix ans qu’Achille avait bâti ce perron, de ses mains, aidé de celle qu’il tenait aujourd’hui dans ce petit contenant. Son Adela¹.

    Il regrettait aujourd’hui de ne s’être jamais officiellement marié. Cette question, elle et lui l’avaient résolue depuis longtemps. Les Églises les avaient rejetés tous les deux. Leur union, ils l’avaient célébrée en partageant chacune des journées qu’ils avaient vécues.

    Paul, debout près de lui sur le perron, était visiblement mal à l’aise. Il piétinait d’impatience, anxieux de quitter cet endroit. Pourtant, c’était sa mère qui se trouvait dans cette étrange urne funéraire. Paul n’avait pas voulu que les cendres soient placées à l’intérieur de l’objet, comme il désignait l’urne, tant que durerait la petite cérémonie qui venait de se terminer.

    — Ç’a l’air du diable, cette chose-là. Vous n’êtes pas pour me faire honte encore. Pis l’urne est déjà comprise dans le prix du crématoire, avait dit Paul, comme s’il avait eu droit au chapitre, lorsqu’Achille avait voulu y mettre les cendres.

    La maison funéraire lui avait remis les cendres dans une urne de métal qui brillait comme le pare-chocs d’une rutilante automobile, ainsi que l’avis de décès qui avait paru dans le journal Le Droit du 2 avril 1990 et qui avait été plastifié. Aussitôt revenu à la maison, Achille avait transféré les cendres dans l’urne qu’il avait fabriquée.

    Il s’agissait en fait d’une souche. Quand Adela l’avait vue dix ans plus tôt, en bordure de la rivière qui jalonnait leur terrain, elle avait eu un petit cri de surprise.

    — God, it’s an iceberg² !... regarde, comme sa forme ressemble à un iceberg.

    Achille, qui n’avait jamais vu de sa vie un vrai iceberg, n’arrivait pas à visualiser la chose. Le tronc principal s’était brisé et le temps avait usé le bois. Adela lui en parlait si souvent, de ces montagnes flottantes de glace. Elle avait d’ailleurs gardé un vieux calendrier de l’année 1970 dans lequel figurait une magnifique photo en couleurs d’un iceberg et qu’Adela lui avait montré à plusieurs reprises. Quelques jours après l’incident de la souche, il avait sorti du tiroir à souvenirs le fameux calendrier. Le monstre de glace apparaissait sur la page du mois de juillet.

    — Un glacier pour le 1er juillet, ça fait étrange, tu ne trouves pas ? avait-il dit.

    — Silly³ ! disait-elle tout le temps quand il lançait une bêtise. Les icebergs descendent du nord et arrivent à Terre-Neuve durant les été mois.

    Bien qu’elle s’exprimât correctement en français, Adela avait gardé de sa langue maternelle cette façon d’inverser certains mots. Personne ne lui en tenait rigueur. Et surtout pas Achille. Cela ajoutait toujours un petit côté charmant, parfois carrément humoristique, à son discours.

    — Les été mois, hein ? avait-il répété avec un petit sourire dans les yeux, amusé encore une fois, malgré soixante ans de vie commune, par cette façon bien à elle de parler.

    Souvent, il reprenait l’une de ses expressions parmi les plus mignonnes et l’utilisait à son propre compte. Au bout d’un certain temps, il oubliait qu’il avait commencé à l’utiliser pour la taquiner, et il l’intégrait à son propre vocabulaire. Ceux qui ne les connaissaient pas bien avaient peine à les comprendre lorsqu’ils discutaient entre eux. Leurs plus belles expressions, celles que chacun appréciait dans la bouche de l’autre, se mêlaient, formant une nouvelle langue : une parlure composée de québécois de souche mélangé à de l’anglais élisabéthain comme il se parlait dans la vieille Angleterre, et se parlait encore dans certaines îles isolées autour de Terre-Neuve.

    Adela lui avait mille fois raconté comment ces gigantesques colosses de glace descendaient du nord et venaient parfois s’arrêter sur les fonds, si près du rivage qu’elle aurait presque pu s’y rendre à la nage si l’eau n’avait pas été glacée (et si elle avait su nager). Un iceberg, c’était une chose unique tant par son volume et sa forme, que sa couleur.

    — Tu sais, ce n’est pas blanc. C’est toutes sortes de couleurs. Surtout du vert pâle. C’est magique, comme le cristal, disait-elle.

    Achille était redescendu le long du ruisseau et avait comparé l’image du calendrier à la vieille souche. Il avait dû se concentrer, mais il avait fini par voir l’image qui avait frappé Adela. Quand on regardait la souche en faisant abstraction de ce qui l’entourait, en la coupant juste au niveau du sol et en préservant une partie des racines, il y avait bien une ressemblance. Et le bois blanchi par le temps présentait des teintes de vert imprégnant le grain, des teintes créées par le lichen et la mousse qui avaient poussé à son sommet.

    Muni de son godendar⁴ et de la sciotte, il avait soigneusement découpé le tronc d’arbre et l’avait ramené à la maison. En secret, il l’avait caché dans son atelier. Puis, durant l’hiver, il avait commencé à gosser⁵ la souche, s’inspirant parfois de la photo du calendrier pour se donner une référence, ou écoutant avec plus d’attention l’une des longues descriptions que lui donnait Adela lorsque la nostalgie de son pays lui faisait évoquer ses souvenirs. Il avait d’abord retiré l’écorce, puis il avait commencé à gratter les racines au couteau, sculptant et modifiant la souche pour lui donner une forme un peu plus élargie à la base, comme celle d’un iceberg. Parfois, il passait une soirée complète à la sabler, au papier fin. Puis, il s’était décidé à couper le haut du mini glacier pour en creuser le centre, avec comme idée d’en faire un coffret. Cela lui avait pris cinq ans. Et même après cinq ans, son œuvre lui semblait toujours imparfaite. La dernière année, il n’avait fait qu’appliquer le vernis. Combien de couches ? Une bonne vingtaine sûrement, entre lesquelles Achille ponçait amoureusement l’objet. À la fin, on aurait dit qu’il était fait de verre... ou de glace. Quand Adela avait ouvert le paquet qu’Achille avait enveloppé de vieux journaux et placé sous l’arbre de Noël, elle avait fondu en larmes.

    — La souche ! C’est la souche ! This is it. You are incredible⁶ ! Tu en as fait un iceberg !

    Jamais rien n’avait été plus précieux pour elle. Le coffret trônait sur la commode de la chambre, au milieu d’un petit centre qu’elle avait tressé avec des bouts de tissus verts et bleus. Comme une petite parcelle de mer sur laquelle il aurait vogué.

    Il avait voulu qu’elle s’en serve pour y mettre ses petites choses précieuses qu’elle gardait çà et là dans la maison. Elle aurait pu y ranger des bijoux, mais Adela n’en avait aucun et n’en avait jamais souhaité. Achille songeait plutôt à tous ces petits objets évoquant chez elle de doux souvenirs et qu’elle s’entêtait à entasser dans le tiroir de la commode de la chambre ou dans celui du buffet de la cuisine. Parfois, elle choisissait un tiroir et le vidait complètement pour y replacer religieusement ses trésors un à un après, disait-elle, y avoir fait le ménage. En réalité, elle n’avait jamais rien jeté, et son époussetage était inutile. Ce cérémonial de nettoyage survenait généralement durant les grandes soirées d’hiver, et visait beaucoup plus à évoquer les images qu’elle y associait.

    Adela s’était refusée à utiliser le cadeau comme coffret. Un soir qu’elle admirait l’œuvre d’Achille, plongée dans ses pensées, elle lui avait soudainement dit :

    — Quand je serai morte, je veux que tu me brûles et que tu mettes mes cendres dedans !

    Achille en était presque tombé en bas de sa chaise. Lui qui avait tenu à lui faire un présent dont elle serait heureuse, avait fabriqué un objet qu’elle associait à la mort. C’était d’ailleurs la première fois qu’elle évoquait une telle réalité. Non pas qu’elle ait senti sa fin proche, mais la petite boîte sculptée en forme d’iceberg était si réelle, réplique exacte des montagnes de glace toujours présentes dans sa mémoire, qu’elle avait décidé du coup qu’elle serait incinérée et que ses cendres seraient placées au centre.

    Achille avait été bouleversé que son présent ait pu provoquer une réflexion aussi morbide. L’idée de la mort d’Adela ne lui avait jamais effleuré l’esprit. Il l’avait peut-être repoussée loin de ses pensées, une telle vérité lui paraissant insoutenable. Les yeux d’Adela s’étaient remplis d’eau. Comme toujours, les mots étaient inutiles entre eux. Les émotions de l’un coulaient immédiatement dans les veines de l’autre. Les larmes avaient rougi les yeux d’Achille. Adela avait mis sa main sur la bouche d’Achille pour l’empêcher de parler. Il n’en avait pas eu l’intention. Il ne discourait pas inutilement. Le geste d’Adela n’avait pas vraiment eu pour objectif de le faire taire, mais plutôt de lui demander de l’écouter. Elle allait dire quelque chose et l’instant avait un côté sérieux et solennel.

    — Je veux que tu m’écoutes. Quand je mourrai, je veux que tu mettes mes cendres dans cette boîte. Et je veux que tu laisses mes cendres descendre la rivière. I will let God bring my ashes home⁷.

    Adela espérait ainsi que ses cendres seraient emportées par la rivière Joseph vers la rivière Gatineau, qui irait ensuite se déverser dans la rivière des Outaouais. Le courant puissant de l’Outaouais la transporterait jusqu’au fleuve Saint-Laurent et, de là, elle retournerait à la mer. Elle savait bien que la rivière Gatineau était parsemée de barrages hydroélectriques qui stopperaient probablement le coffret, mais elle se disait que ses cendres finiraient par se mêler à l’eau et poursuivraient leur route vers son île natale.

    Quand tous les deux, assis près du feu durant l’hiver, communiaient parfaitement par leur seule présence, elle lui racontait, lui décrivait, son île de roches. Une étincelle passait alors dans ses yeux. À moins que ce ne fût une larme. Depuis toujours, elle lui disait qu’elle l’amènerait voir Newfoundland.

    — It’s the sea⁸. Quand la brume couvre La Roche⁹, ça sent la mer et c’est cela qui me manque tant.

    Ils avaient fait le rêve d’y aller, avaient économisé chaque centime, mais toujours un événement était survenu pour repousser le projet. Cela avait d’abord été les études de Paul, qui avaient mobilisé tous leurs efforts durant plus de dix ans. Et encore, Achille avait emprunté trois mille dollars la dernière année, pour lui permettre de terminer ses études commerciales. Leur fils voulait être riche. Adela et Achille ne comprenaient pas cet engouement pour les biens matériels, mais c’était sa vie à lui. Un autre dix ans s’écoula avant que Paul ne revienne. Cette fois, il était dans l’embarras. Il s’était impliqué dans un projet louche dont Achille et Adela ne connurent jamais les détails. Il était arrivé, misérable et repentant comme le fils prodigue de la Bible. Il pleurait. Il avait besoin de dix mille dollars immédiatement sinon il risquait, disait-il, de se retrouver les pieds plombés au milieu du fleuve. Toutes leurs économies y passèrent.

    Paul n’était revenu que plusieurs années plus tard. Il venait d’avoir quarante-trois ans et il avait encore besoin d’argent, cette fois pour un grand coup qui devait lui permettre de réaliser ses fantasmes de richesse. Il avait promis de rembourser « avec les intérêts ». Adela, méfiante à l’égard de son inconscient de fils, aurait refusé, mais Achille l’avait fait fléchir.

    — Tu sais, l’argent, cela n’a jamais fait partie de nos besoins. Si cela peut l’aider à trouver le bonheur...

    Et elle avait cédé. C’était la dernière fois que Paul avait passé la nuit à la maison, et il s’était même rendu au village en soirée pour participer aux réjouissances du carnaval d’hiver. Puis il avait encore une fois disparu durant plusieurs années. Il n’avait jamais payé les intérêts, pas plus que le capital emprunté. Il était là aujourd’hui, mais les vieilles planches de la galerie lui brûlaient les pieds.

    « Qu’est-ce que je fais ici ? Elle est morte. Et que reste-t-il d’elle ? Pas grand-chose. Une veille maison en bois équarri, quelques arpents de terre montagneuse dont on ne parviendrait pas à obtenir plus qu’une poignée de dollars, en supposant qu’on arrive à la vendre », pensait Paul. Le royaume de sa mère était là, sous ses yeux. « Quelle misère » songea-t-il.

    Il se souvenait de ces lieux pour y avoir grandi. Il regardait aujourd’hui l’endroit comme s’il y était un étranger, refoulant comme une honte tout ce qui pouvait l’y rattacher. Sainte-Famille d’Aumond, c’était bien loin de Montréal. Il avait l’impression d’être né sur une autre planète quand il songeait à ce patelin. Durant de nombreuses années, la famille n’avait même pas eu accès aux bienfaits de l’électricité. Quand Achille et Adela avaient enfin décidé de se relier au réseau, ils s’étaient limités au minimum. Quelques ampoules électriques, puis, bien plus tard, le réfrigérateur. C’était tout ce qu’il y avait d’électrique dans la maison. Les factures d’électricité étaient si anormalement basses qu’Hydro-Québec avait même un jour envoyé une équipe vérifier si ce client n’avait pas trafiqué son compteur pour lui voler le précieux courant. Pas de téléphone non plus. Rien qui puisse rattacher ce coin perdu au monde qui l’entourait ou en perturber la quiétude.

    Achille et Adela avaient en quelque sorte vécu en marge de la société. Ils connaissaient bien sûr la télévision, et ils avaient même regardé quelques épisodes de la série Les Belles histoires des pays d’en haut¹⁰ chez un de leurs voisins qui avait un poste. Achille utilisait parfois le téléphone de son ami le notaire et en appréciait la commodité, mais ils s’étaient refusés à laisser cet appareil entrer dans leur maison. Pas d’automobile non plus.

    À l’école, Paul avait constaté que lui et sa famille ne vivaient pas exactement comme les autres. Ce n’était pas tant le fait de ne pas avoir d’électricité qui l’embêtait, mais ce qu’on disait d’eux. Ils étaient considérés comme des pauvres, des arriérés. Il en avait toujours voulu à Achille et Adela de lui avoir imposé cette marginalisation. Durant des années, il avait fait semblant et avait menti. Quand les autres garçons discutaient des qualités de la voiture de leur père, Paul laissait entendre qu’eux aussi en possédaient une, mais qu’ils ne la sortaient pas souvent à cause du mauvais état des routes. Quand l’un de ses copains le démasquait, il entrait dans une profonde colère. Avec les années, il avait développé de l’aversion pour ce village, le lieu de toutes ses hontes.

    — Faut que je retourne à Montréal, ma femme m’attend.

    Achille songea que ni lui ni Adela n’avaient jamais vu cette femme. C’était la troisième épouse qu’il avait prise et il n’avait jamais eu d’enfant.

    — Pas le temps pour les enfants, disait-il.

    Cette femme savait-elle seulement que Paul avait des parents et que tous deux vivaient encore jusqu’à tout récemment ? Achille en avait le cœur brisé. Souvent, il aurait voulu agripper ce fils ingrat par le chignon du cou et le remettre à sa place, mais il ne l’avait jamais fait. Il l’avait aimé. Comme son enfant. Cet enfant qu’il n’avait jamais eu. Il savait que Paul avait honte de ce milieu indigne de ses précieux collègues de Montréal. Né d’une Terre-Neuvienne et d’un père inconnu, il avait trop de fois subi les sobriquets de ses camarades pour vouloir parler de ses origines. Celui de Newfie l’irritait encore plus que tout autre.

    — Si jamais il y avait quelque chose, appelez-moi. Regardez, mon nouveau numéro de téléphone est inscrit sur cette carte, dit Paul en tendant sa carte professionnelle.

    Seul y apparaissait le numéro de téléphone. Aucune adresse. Bien qu’il ait atteint l’âge de la retraite, Paul s’entêtait inutilement et maladroitement dans sa recherche de la richesse. Depuis quelques années, il avait tenté sa chance dans le rachat de marchandises d’entreprises en faillite qu’il revendait aux petits commerçants ambulants qui sillonnaient les marchés aux puces autour de Montréal. Sa dernière affaire avait tourné au désastre lorsque le lot de vêtements griffés qu’il avait acheté d’un individu louche avait été saisi par les policiers.

    S’il y avait quelque chose ! Cela voulait dire N’appelez pas pour rien ! Achille prit le bout de carton et le glissa dans sa poche. Il n’avait pas l’intention de le mettre dans un endroit sûr. C’était inutile. Paul aurait probablement, encore une fois, changé de numéro d’ici peu et il n’y aurait pas de réponse au bout du fil, sauf la voix enregistrée d’une téléphoniste inconnue lui disant que le numéro composé n’était plus en service.

    Paul n’en pouvait plus. Sa rutilante voiture de location attendait dans l’allée boueuse de la propriété : deux kilomètres de petits chemins tortueux, gravelés et poussiéreux avant d’atteindre le pavé. Et encore, pavé était un bien grand mot. Il s’agissait plutôt d’un ruban de gravier grossier collé dans le goudron qui s’étendait sur une douzaine de kilomètres avant d’arriver à la route 117.

    « Il faudra que je fasse nettoyer la voiture au grand complet quand j’arriverai à Montréal, sinon les gars vont me demander dans quel trou je suis allé me promener » se disait-il en descendant lentement l’escalier de la galerie.

    Mentalement, il était déjà en route.

    — Ta mère et moi, on t’a vraiment aimé, tu sais. Elle aurait voulu retourner dans son pays. Elle a toujours voulu y retourner. Je voudrais que tu m’aides à ramener ses cendres là-bas.

    — Maudite marde ! laissa échapper Paul qui croyait en avoir fini avec les formalités. Qu’est-ce que vous me racontez là, elle est correcte ici !

    — J’ai promis de la ramener là-bas, insista Achille.

    — Écoutez, le père...

    Achille détestait cette façon de s’adresser à une personne. Surtout à une personne âgée. Et il y avait dans cette manière de parler une condescendance qui l’agaçait. Il n’était pas un enfant.

    — ... ça n’a pas de bon sens. Faudrait pour commencer que vous apportiez ça à Terre-Neuve.

    « Ça, c’est ta mère, nom de Dieu », se dit Achille.

    — ... pis la seule façon de se rendre à Terre-Neuve, c’est de prendre l’avion, ou d’y aller en auto et de prendre un traversier. Une auto, vous n’en avez pas, lui reprocha Paul. Pis pour prendre l’avion, ça vous prendrait au moins une carte de crédit, pis ça non plus vous n’en avez pas.

    — Mais toi, t’en as de ces affaires-là. Tu pourrais faire les démarches, implora Achille.

    — Comme c’est là, j’ai pas le temps, pis en plus, ma carte de crédit, j’en ai besoin pour les affaires de mon bureau. Aïe, un billet aller-retour pour Terre-Neuve, ça doit être dans les 600 $ ou 700 $. Pis à part de ça, j’suis pas certain que c’est légal d’aller jeter des cendres comme ça, n’importe où. J’ai pas envie de me faire poursuivre pour des niaiseries pareilles. Elle est bien ici sur la terre. Pourquoi que vous l’enterrez pas dans un coin, là, proche du jardin ?

    Pourquoi donc serait-il illégal de porter les cendres de sa compagne à Terre-Neuve, alors que ce ne le serait pas ici dans un coin du jardin ? Il y avait quelque chose dans cette logique qui échappait à Achille. Par contre, l’attitude de Paul ne laissait place à aucun doute. Malgré tout ce que sa mère et lui avaient fait pour lui venir en aide, il n’était prêt à aucun effort pour exaucer ce dernier vœu. L’argent était aujourd’hui son maître. Il y trouvait réconfort, mais aussi un statut social lui permettant de s’élever au-dessus de ses origines.

    — Oubliez ça, le père. De toute façon, elle est partie aujourd’hui. Elle ne le saura pas, dit Paul.

    — Moi, je le saurai.

    — De toute façon, va falloir que vous pensiez à ce que vous allez faire. C’te maison-là, vous devriez la vendre, pis vous en aller finir vos jours au village. Ils ont des logis pour les vieux.

    Cette soudaine préoccupation de Paul à son égard le surprit. Paul était déjà à mi-chemin entre la maison et sa voiture. C’était fini. Il ne le reverrait peut-être jamais. Même à sa mort, Paul ne viendrait probablement pas. Adela était sa mère, il s’était senti obligé. Lui avait été son père adoptif, il en avait assumé toutes les responsabilités sans jamais revendiquer le titre légal de père. Pas besoin. Entre lui et Adela, ce genre de chose n’était pas nécessaire. Adela savait qu’Achille agirait toujours envers elle comme un mari et envers son fils comme un père. Il n’aurait jamais renié ses obligations, même si légalement il n’en avait aucune. Même avec un document légal qui l’y aurait obligé, Paul ne le considérerait jamais comme un père.

    Tout l’amour de sa vie, tout ce qui avait donné un sens et lui avait apporté son lot de douceurs dans cette existence, était dans cette boîte. Les larmes coulaient sur ses joues. Que lui restait-il ? Rien. Même cette maison, ce bout de terre n’avaient plus aucun sens maintenant qu’ils étaient vides d’elle. Ses savoureuses expressions mi-anglaises, mi-françaises lui manquaient déjà.

    Paul avait laissé Achille dans sa mer de tristesse et il avait repris la route. Il voulait fuir. Rester aurait pu être dangereux, car il y avait aussi dans cette maison d’heureux et tendres souvenirs qui auraient pu resurgir et ébranler ses certitudes. Curieuse sensation que celle qui l’envahissait. Il aurait voulu rouler plus vite, fuir ce frisson qui lui parcourait l’échine, cette sensation indéfinissable. Qu’il avait détesté cette jeunesse marquée par une marginalisation qu’il avait difficilement vécue. En même temps, il se souvenait des doux moments de sa petite enfance, alors que l’opinion des autres n’avait pas d’importance, et qu’il pouvait sentir toute la chaleur de l’amour dont il était l’objet. Ces haies d’arbres qui bordaient la route lui rappelaient cette époque. Il appuya sur l’accélérateur, espérant sortir rapidement de cette zone de sensibilité. Vite retrouver la normalité et oublier à jamais cette étrange jeunesse qu’il avait vécue et cette non moins étrange famille qui était la sienne. Il avait rejoint la route 117 et il tourna en direction sud vers Montréal. Le paysage changea et Paul retrouva son monde. Enfin, il pouvait oublier le passé.

    Achille restait seul. Enfin seul. Du moins sans la présence des autres. Il n’était pas du genre à chercher les foules, mais l’absence d’Adela lui pesait lourd. C’était comme si, soudainement, on eut éteint tous les bruits de sa vie. Fini l’émerveillement parfois naïf d’Adela devant les petites choses simples qui enjolivent l’existence.

    Il retourna dans la maison et plaça la réplique de l’iceberg contenant les cendres d’Adela sur la table face aux fenêtres pour qu’elle puisse admirer les champs fleuris qu’elle adorait tant, pour autant bien sûr qu’elle pût voir. Le printemps venait de montrer le bout de son nez et les premières fleurs surgissaient de terre dans une explosion de couleurs. Achille balaya des yeux le panorama qui s’étendait devant l’urne.

    — Si Adela peut voir quelque chose, c’est probablement par mes yeux, se dit-il.

    Il monta à l’étage et entra dans la chambre qu’ils avaient partagée. La fenêtre donnait sur l’est pour que les rayons du soleil matinal puissent y entrer. Les rideaux fleuris s’agençaient parfaitement avec les motifs du pot à eau en porcelaine. La vieille commode qui devait dater du début du siècle dernier était ornée d’un miroir ovale en verre biseauté. Elle avait été fabriquée en chêne et teinte de sang de bœuf selon la plus pure tradition ébéniste de l’époque. Ce meuble que tous deux affectionnaient ne contenait que les vêtements et les objets qu’ils aimaient et auxquels ils accordaient une valeur. Le reste était soigneusement rangé dans le placard près de la porte d’entrée de la chambre. Adela avait découpé des photographies typiques de Terre-Neuve qu’elle avait placées dans des cadres et accrochées aux murs. Achille avait tenu à y suspendre une vieille toile, la seule chose qu’il ait obtenue après le décès de ses parents. Personne n’en avait voulu. Il se souvenait que celle-ci décorait la chambre de sa mère et qu’elle l’aimait beaucoup. Parfois, il essayait de la regarder avec les yeux de sa mère pour y voir ce qui lui avait tant plu. Le peintre anonyme avait représenté une scène typique d’hiver du Québec avec, en avant-plan, une maison enneigée. C’était probablement la chaleur qui semblait se dégager de ce gîte perdu dans la froidure qui lui apportait réconfort.

    Ses yeux quittèrent la toile pour regarder le reste de la chambre. Les murs étaient faits de minces lattes de bois vernies pour la partie du haut et peintes rouge vif pour le bas. Le lit de fer forgé peint en blanc, qu’Adela se chargeait de garder dans un état impeccable, trônait au milieu de la chambre. Il devait être très ancien lui aussi et le forgeron qui l’avait fabriqué semblait lui avoir accordé une attention toute particulière. Il avait ajouté des rosettes de métal à la jonction des tiges, ce qui le faisait ressembler aux lits de l’aristocratie française qu’on pouvait voir sur les images. Afin de le mettre en valeur, Adela l’avait placé dans un angle soigneusement et longuement étudié. Cette pièce avait été le lieu de leurs plus doux moments. Jamais il n’avait forcé Adela à s’unir à lui et jamais elle ne s’était sentie forcée. La chose était arrivée au bon moment, comme une fleur qui attend le moment propice de l’été pour laisser ses pétales s’ouvrir.

    Il pouvait encore sentir son odeur qui flottait. Peut-être pour préserver ses doux parfums, il s’était refusé à laver les draps du lit. Il prit délicatement l’oreiller dont elle s’était servie et l’appliqua sur son visage, humant ses effluves encore imprégnés dans le tissu. Jusqu’au dernier moment, elle s’était faite coquette, s’enduisant de cette eau qui sentait si bon et qu’elle fabriquait à partir des fleurs cueillies autour de la maison.

    Quelques rares photos étaient conservées précieusement dans le tiroir de la commode. Il y avait ce cliché qu’un photographe itinérant avait pris. Adela tenait Paul alors bébé dans ses bras pendant qu’Achille jetait sur eux un regard amoureux. L’épreuve était en noir et blanc, mais il se rappelait clairement que sa robe était rouge. La scène avait été croquée devant la maison et on pouvait encore voir les planches fraîchement sciées du nouveau perron qu’il avait construit quelques semaines plus tôt.

    Sur un autre cliché, Achille et Adela avaient été immortalisés devant la Ford 1945 dont Oscar Crytes, le propriétaire du magasin général, venait de faire l’acquisition. Oscar était si fier qu’il avait usé des kilomètres de pellicule pour prendre tous les habitants du village en face de l’objet de sa fierté. « Flambant neuve ! » répétait-il à tout le monde. Achille n’aurait pu en dire la marque, mais il savait par contre qu’elle était « flambant neuve ».

    Et puis, il y avait cette photo en couleurs prise plus récemment par Nicole, la postière du village, qui venait parfois avec son fils pique-niquer le dimanche. On y voyait Adela et Achille en compagnie du fils de Nicole Lyrette, le petit Antoine. Un bien brave garçon qu’ils adoraient. Il devait avoir près de vingt-cinq ans aujourd’hui. Il était venu voir Achille dès qu’il avait appris la mort d’Adela. Il n’avait rien dit et s’était simplement assis près d’Achille. Il avait placé sa main sur son épaule et ils étaient restés ainsi sans bouger, en silence, pendant une vingtaine de minutes. Achille avait ressenti plus de compassion dans ce geste que dans toutes les paroles de sympathie.

    Il songea comment les choses prenaient une tout autre dimension après le décès d’un être aimé. Des petits gestes banals, qui auparavant avaient peu d’importance, devenaient porteurs de tant de souvenirs. Comme ce petit trou dans le cadre de la porte qui avait autrefois soutenu un crochet. Il n’était resté en place qu’une seule journée. Il souriait en y repensant.

    Achille fit le tour de chaque pièce, touchant du bout des doigts tout ce qui avait appartenu à Adela, ou même ce qu’elle avait simplement frôlé de sa main. Sa brosse avait gardé quelques-uns de ses cheveux et Achille la porta à son nez. Son odeur était toujours là, moins précise cependant que les jours précédents. Il faudrait probablement des mois, mais peu à peu, son parfum se dissiperait, comme l’eau disparaît lentement dans le sable de la grève après que la vague se soit retirée.

    Il sortit de la maison et alla faire le tour du jardin. Chaque coin, chaque plante contenait la trace des choses qu’ils avaient faites ensemble. Le potager était le royaume d’Adela. Elle en était la patronne et Achille était son esclave, comme il le lui disait souvent. Il avait sué et peiné pour transporter le fumier et remuer la terre chaque printemps. Le résultat valait les efforts. Les mains d’Adela étaient magiques et les légumes étaient toujours abondants et magnifiques.

    Sur le mur de la remise, où il rangeait le bois de chauffage et les instruments de jardinage, le vieux canot qu’il avait fabriqué quelque trente années plus tôt reposait sur des chevalets cloués à même la cloison. Il songea combien ce type d’embarcation avait marqué sa vie. L’exemplaire qu’il avait sous les yeux était le dernier d’une série qu’il avait eue. Cela remontait à son adolescence alors que le vieux Raphaël Smith, un Algonquin héritier d’une tradition millénaire, lui avait appris les secrets de la fabrication de canots à partir de l’écorce de bouleau jusqu’à son maniement en eau vive. Plus tard, les canots d’écorce avaient été remplacés par des embarcations d’aluminium ou de fibre de verre, des matériaux beaucoup plus résistants et nécessitant moins d’entretien. Achille considérait que les esquifs du vieux Raphaël étaient des chefs-d’œuvre de légèreté, de robustesse et de maniabilité. Rien dans ces nouvelles embarcations ne pouvait concurrencer l’art millénaire des Algonquins. Et Adela adorait ces escapades sur la rivière Joseph qu’ils s’offraient tous les dimanches durant la belle saison.

    Qu’il aurait souhaité la ramener dans son île et dans son village de Tilting ! Voir enfin ces lieux dont elle avait tant parlé. Il pouvait en faire la description sans les avoir jamais vus. Il devait souvent se répéter qu’il n’y était jamais allé car, à force d’entendre Adela décrire ces lieux, il avait fini par faire siennes ses images.

    Selon ce qu’Adela lui avait raconté, tout le village était érigé autour du port. La maison Lane, la plus riche du village, trônait au milieu de la place. C’était dans cette demeure que John, celui qui avait brisé le cœur d’Adela et conçu l’enfant, avait vécu. Non loin se trouvait le Dwyer’s Premises, situé au centre de toute l’action de Tilting. Achille comprenait bien que ce Dwyer était le nom d’un homme, mais il n’avait jamais pu traduire « premises ». Il pouvait cependant voir l’édifice comme s’il y était. Longue bâtisse faite de planches, elle abritait le magasin général et l’entrepôt pour le poisson salé. Un quai permettait aux marins d’avoir accès directement au magasin au retour de leurs expéditions de pêche. Près de la maison Lane, un sentier conduisait à Turpin’s Trail. Dieu sait qui pouvait bien être ce Turpin, mais chaque fois qu’Adela y faisait référence, Achille ne manquait pas de noter avec un sourire qu’il s’agissait d’un nom bien français. Le Sentier de Turpin suivait la côte près des vagues pour ensuite monter sur la falaise. De là, on avait une vue imprenable sur l’océan Atlantique, la mère de tous les océans, selon Adela. Par temps clair, on pouvait voir les icebergs descendre du nord, d’avril à juillet, et parfois même plus tard en saison, ou encore les baleines exécutant leur ballet près du port, l’une d’elles se faisant parfois attraper par les baleiniers. Sandy Cove Beach, située un peu plus loin,

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