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LE JARDIN DE CENDRES, LE
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LE JARDIN DE CENDRES, LE
Livre électronique530 pages8 heures

LE JARDIN DE CENDRES, LE

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À propos de ce livre électronique

«Il n’y a que sept jours que j’ai couru lui dire au revoir, mais j’ai l’impression d’avoir vieilli plus rapidement depuis, comme si le temps était plus lourd et que cette odeur terreuse et printanière ne serait plus jamais associée à l’espoir du beau temps qui s’amène.»

Ce magnifique roman s’ouvre sur la mort de Juliette Favreau, une femme aussi exceptionnelle qu’extravagante qui a passé le plus clair de sa vie à faire le bien autour d’elle. À cette occasion, famille et amis viennent offrir leurs condoléances à Pastelle et Yves, respectivement fille et conjoint de la défunte.
Femme de coeur, médecin hippie, amoureuse et mère aimante, Juliette a toujours été le noyau de sa famille, la source de l’élan qui fait bouger son entourage. Comme lorsqu’elle a entrainé les siens à Madagascar, dans un voyage humanitaire bouleversant et inoubliable. Ou lorsqu’elle a pris sous son aile une vieille femme, fanée d’ennui dans sa résidence pour personnes âgées, et cette petite voisine négligée par sa propre mère. La grande bienveillance et l’intérêt sincère pour les autres guident les choix du clan Favreau-Montambeault autour duquel se greffe une panoplie de personnages colorés.
À travers les yeux et les souvenirs de Pastelle se dessine une fresque remarquable d’anecdotes tantôt bercées de tendresse, tantôt colorées d’humour, mais toujours emplies d’humanité.
LangueFrançais
Date de sortie24 janv. 2018
ISBN9782897584313
LE JARDIN DE CENDRES, LE
Auteur

Mélanie L'Hérault

Mélanie L’Hérault est enseignante de français au secondaire. Elle vit dans la région de Québec, d’où elle est originaire. Le jardin de cendres est son premier roman, mais certainement pas le dernier!

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    Aperçu du livre

    LE JARDIN DE CENDRES, LE - Mélanie L'Hérault

    ÉPILOGUE

    PROLOGUE

    Le trajet me menant à la pierre tombale d’Aimée St-Pierre formait une danse lorsque j’étais enfant. Le départ s’effectuait à l’entrée du cimetière, au pied du grand chêne qui, seul de son espèce, peinait à faire de cet endroit un havre de paix comme il aurait dû l’être. Les bras toujours chargés des fleurs du jardin, je suivais ma mère dans ce triste chemin qu’elle avait transformé en farandole.

    — Tu te souviens des pas, Pastelle?

    — Oui, maman! Cinq pas devant, tourne sur toi-même, salue bien bas pauvre Léa, partie trop tôt pour le Très-Haut. Poursuis à gauche, salue Maurice qui attend encore sa Béatrice. À la grande croix, retourne-toi, tu la verras, derrière Roger se cache Aimée.

    Je scandais ces paroles de la même façon que toutes les comptines qui accompagnaient mes jeux de marelle. Les pas de Juliette et les miens, parfaitement synchronisés, nous menaient devant une petite pierre prise dans le sol où étaient gravés deux dates, le nom complet de notre amie et une courte épitaphe. Nous nous asseyions près d’Aimée et nous lui décrivions le jardin magnifiant notre cour qui avait été la sienne.

    C’est elle qui avait enseigné à ma mère les subtilités et les caprices des fleurs et des plants qui revenaient, fidèles, à chacun des printemps, et Juliette prenait à son tour un soin jaloux de ce petit carré de terre. Elle se plaisait à raconter qu’Aimée lui avait vendu la maison, mais légué le jardin. Investie d’une telle mission, elle avait ponctuellement rendu des comptes à celle qui avait été son mentor, d’abord dans son petit appartement, situé à deux rues de chez nous, et quelques années plus tard, ici, au cimetière de Charny. Les années où le lilas blanc se décidait à fleurir, Juliette trépignait d’impatience à l’idée d’en apporter un bouquet à Aimée; je me remémorais alors les pas, prête à reprendre cette funèbre mais agréable chorégraphie.

    Aujourd’hui, je n’ai pas dansé, j’ai fait le parcours en ligne droite. De toute manière, il aurait fallu mettre à jour la comptine. Il semble que le fameux Maurice n’attende plus sa Béatrice depuis 2007, c’est du moins ce que raconte la grosse pierre polie sur laquelle la date manquante a été ajoutée.

    — Bonjour Aimée, je sais que je t’ai négligée ces derniers temps. Je viens m’assurer que ta nouvelle voisine n’est pas trop envahissante… Elle peut être si exubérante le matin, et ses foutus mantras pourraient rendre fou le plus zen des hommes… Mais tu savais tout ça avant d’offrir ce lot à mes parents.

    Je ne pourrai tenir ce babillage bien longtemps, je dois faire face. Je pose le regard pour la première fois sur la petite pierre qui jouxte maintenant celle que je visite depuis l’enfance. J’appuie doucement mes mains sur le renflement de terre sur lequel on vient d’installer la pierre.

    — Maman… Qu’est-ce que tu fous ici, bordel?

    Et je m’écroule. Mes doigts suivent le contour de chacune des lettres creusées formant son nom dans la pierre noire. Je ne compte plus les gestes de ce genre que je m’impose depuis une semaine pour comprendre ce qui m’arrive. Je ne sais plus combien de temps je reste ainsi accroupie, tantôt à lui rappeler combien je l’aime, tantôt à lui adresser les pires reproches. Le sol est encore frais en ce mois de mai et je frissonne, transie de froid et de peur à l’idée de continuer sans elle.

    — Tu les avais oubliées.

    La voix de mon père me fait sursauter et je soulève mon corps rapidement, comme s’il était encore temps de cacher l’aspect pathétique de ma position. Yves se tient derrière moi et me tend le bouquet de lilas que j’avais préparé avant de partir et laissé sur la table.

    — Pauvres vers de terre, ça va jacasser ces deux-là! tente-t-il, maladroit.

    Sa remarque sonne faux et il me lance un regard en coin pour s’excuser de cette piètre tentative pour dissiper la brume triste qui nous entoure depuis quelques jours et je l’en aime davantage.

    — J’ai bien failli la connaître, cette Aimée que vous appréciiez tant, dis-je en caressant l’année de sa mort qui correspond à celle de ma naissance.

    — C’est la providence qui l’a mise sur notre chemin, me répond Yves. J’étais orphelin depuis longtemps, Juliette l’était de cœur, en peine d’une mère en colère, et Aimée avait ce trou dans le ventre comme elle disait.

    — Vous étiez un peu comme les enfants qu’elle n’a jamais eus…

    — Exactement comme les enfants qu’elle n’a pas eus, rectifie Yves. Mis à part ceux qu’elle peignait sur les toiles qui tapissaient ses murs. Quand tu es née, elle est entrée dans la chambre d’hôpital, alors qu’on discutait à propos de ton prénom. Ta mère penchait pour Claudelle, comme l’écrivaine, et moi j’avais en tête Alice.

    — Pour le pays des merveilles?

    — Je ne sais plus. Ce dont je me souviens clairement, ce sont les paroles d’Aimée: Vous avez créé la plus belle des toiles. Un pastel magnifique. En remarquant la tuque rose, elle avait rectifié bien innocemment: Une pastelle, à ce que je vois. Juliette et moi, on a compris en même temps que l’on venait de trouver le prénom parfait. Bref, tu connais cette histoire par cœur pour te l’être fait raconter des milliers de fois.

    Je ne me lassais pas de l’entendre, elle me réconciliait toujours avec l’originalité de ce prénom que j’avais par moment détesté.

    — Aimée n’en était pas peu fière. Elle est décédée quelques jours plus tard, explique-t-il en s’approchant doucement. Et c’est à son tour de caresser la pierre, ce qui l’oblige à voir la nouvelle, celle qu’il n’avait aperçue qu’en photo dans une brochure. Avec le nom de Juliette gravé dessus, celle-ci prend une tout autre allure et je sens ses jambes faiblir.

    — On pourrait leur planter un lilas, dis-je pour le ramener à des pensées utiles et l’éloigner de toutes celles qui le torturent, mais ces dernières sont les plus fortes et il sombre dans le chagrin qui le guettait. Alors que je m’avoue vaincue et que je plie les genoux pour le soutenir, je l’entends me répondre, comme s’il avait réussi à saisir la bouée lancée et à s’attacher au moment présent pour prendre une goulée d’air et ne pas replonger tout de suite.

    — Tu peux bien essayer, mais tu n’es pas la première à avoir l’idée. L’homme qui entretient la pelouse a assassiné toutes les tentatives de ta mère, précise-t-il en déposant les fleurs. Il a même arraché les tulipes qui entouraient le lot. Le pape n’a jamais répondu à la plainte de Juliette, ajoute-t-il moqueur. Je crois qu’elle s’intitulait L’homme qui déplantait des arbres

    Ce souvenir exprimant l’extravagance de Juliette nous fait sourire et nous décidons de le laisser traîner en longueur. Yves s’assoit et je l’imite pour mieux me bercer dans ce silence réconfortant. À travers ces histoires, elle est bien vivante.

    Il n’y a que sept jours que j’ai couru lui dire au revoir, mais j’ai l’impression d’avoir vieilli plus rapidement depuis, comme si le temps était plus lourd et que cette odeur terreuse et printanière ne serait plus jamais associée à l’espoir du beau temps qui s’amène.

    — Le téléphone n’a pas sonné de la même manière ce matin-là, dis-je en osant briser le silence confortable dans lequel nous étions installés.

    — J’étais autant effrayé à l’idée que tu répondes qu’à celle que tu ne le fasses pas, rétorque Yves, qui sait exactement de quel appel il est question.

    À quoi d’autre pourrais-je faire référence? Il n’y a plus que ce départ, que cette perte qui occupe mes pensées et les siennes.

    — Je me dis que si je ne m’étais pas levée, si je m’étais statufiée dans mes draps, elle ne serait pas morte. Elle m’attendait. Me rendre à son chevet, c’était lui donner la permission de partir, comme si je la débranchais. J’aurais dû rester dans ce lit et figer le temps, jouer à faire semblant. J’ai du mal à me pardonner d’avoir pu me lever, me choisir des vêtements, marcher et même courir… Maman aurait protesté, moi je me suis rendue…

    — Si ça peut te consoler, tu avais oublié de mettre des chaussures, me taquine Yves. Elle nous avait assez attendus, Pastelle. Elle avait assez joué à faire semblant, poursuit-il plus sérieux.

    — Quand je suis entrée dans la cour, tout était à la bonne place. J’ai bien vu son arrosoir de métal, son vélo derrière le garage. Mais quelque chose clochait: l’odeur de la terre retournée du jardin m’a serré la gorge. Cette terre l’appelait, elle me narguait.

    — J’ai eu envie d’arracher toutes les tulipes du jardin pour les punir de lui survivre, m’avoue-t-il l’air aussi penaud que s’il s’agissait du pire crime contre l’humanité.

    Je lui souris et absous la faute.

    Comme si Juliette voulait marquer sa désapprobation, les cloches de l’église se mettent à sonner.

    — Il est six heures, papa, c’est l’angélus… précisé-je à mon père, que le son des cloches a pétrifié.

    — J’ai bien dit que j’ai eu envie de les arracher, mais je ne l’ai pas fait! Je les ai gardées, ces traîtresses qui continuent de sourire au soleil comme si rien ne s’était passé! crie-t-il au ciel pour me faire rire.

    Je pourrais lui dire encore que je n’ai compris qu’en entrant dans leur chambre, que c’est seulement à ce moment que j’ai admis ce que je niais depuis trop longtemps: Juliette allait mourir. Il serait autant inutile que cruel que je lui raconte que c’est lorsque je l’ai aperçue toute petite dans leur lit que je l’ai sue malade pour la première fois, comme si les dernières années n’avaient été pour moi qu’une mauvaise blague. Je l’avais pourtant vue perdre ses cheveux, par moments être incapable de se nourrir, de marcher sans assistance. La vie me préparait à ce jour, me donnait des indices pour que je puisse envisager la fin.

    L’hébétude dans laquelle je me retrouve aujourd’hui m’oblige à me rendre compte que je n’avais pris aucun de ses avertissements au sérieux. Même quand les médecins ont autorisé le retour à la maison et accepté d’abandonner tout traitement à la demande de Juliette, je niais ce qui m’attendait. Je me suis alors retrouvée devant elle, devant ce corps mourant dans lequel ma mère hurlait qu’elle n’en pouvait plus. Avant de le crier, elle me l’avait sûrement chuchoté puis dit, mais j’avais les deux mains posées sur les oreilles pour ne rien entendre et les œillères que je portais depuis l’annonce de la maladie ne pouvaient plus cacher que même devant, il n’y avait plus rien. J’ai lu dans ses yeux qu’elle s’excusait, que contrairement à moi, elle avait compris depuis longtemps. La suite, Yves la connaît déjà. Elle m’a demandé d’approcher et j’ai agi exactement comme ce que je m’étais promis de ne jamais faire: je l’ai suppliée de ne pas partir. Je savais que je la torturais et que je devais me ressaisir, lui mentir et lui promettre que tout irait bien pour moi.

    — Tu es fatiguée maman?

    Elle m’avait serré la main.

    — Repose-toi.

    Comme si elle n’avait attendu qu’un signe de ma part, j’avais senti sa main aussitôt se relâcher. Et j’avais crié:

    — Attends, attends, pas maintenant! Elle ne tient plus ma main, elle ne tient plus ma main!

    J’implorais mon père d’intervenir alors qu’il n’y pouvait rien.

    La suite n’est qu’un grand cafouillage: je me dirige vers mon père, reviens vers elle, soutenue par Yves. Mon père qui l’embrasse, qui tente de la prendre dans ses bras, qui bascule et qui la repose sur le lit. Yves a repris ses esprits en premier et m’a calmée. Aussi ridicule que cela puisse l’être, nous avons replacé ses oreillers pour qu’elle soit confortable et nous nous sommes allongés à côté d’elle. J’ai allumé une cigarette et mon père n’a émis aucun commentaire.

    Il m’a demandé ce que j’entendais. Je ne sais pas si la musique avait arrêté avant, mais c’est là que je m’en suis rendu compte. La compulsion de me jouer sans arrêt des chansons concordant avec le moment présent m’avait abandonnée d’un coup. Cette manie qui m’avait tant rassurée enfant et qui m’avait fait douter de ma santé mentale à l’âge adulte et avec laquelle je vivais maintenant en paix était morte en même temps que ma mère. Ce double néant me laissait seule face à un silence terrifiant et je me sentis en proie à la panique.

    — Je n’entends rien, papa. Qu’un lointain bourdonnement…

    Juliette et Yves adoraient cette toquade et l’avaient toujours encouragée. C’est ainsi qu’Yves se mit à chanter, en guise de suggestion, un air qu’il aimait particulièrement, tiré d’une émission dont je ne me lassais pas enfant.

    Dors, dors, dors ma belle, dors. Ne t’inquiète pas, je veille. Ne t’inquiète pas, je veille. Tu peux voler, tu peux voler, t’envoler jusqu’au ciel. Tu peux voler, tu peux voler, t’envoler jusqu’au ciel […]¹

    J’ai toujours adoré mon père, mais à ce moment, je me suis sentie plus liée à lui que jamais. Je me suis lovée une dernière fois contre ma mère en cherchant son odeur habituelle, un mélange de crème et de parfum floral, mais je ne la trouvais déjà plus. Juliette s’échappait et j’ai pleuré toutes ces petites disparitions à venir. Quand l’ambulance est arrivée, la panique s’est réinstallée. C’était les derniers moments pour la toucher, la voir. Mon père a effleuré chaque partie de son corps, comme s’il faisait un chemin de croix et se recueillait à chaque station. Pour ma part, je me suis attardée à ses mains.

    Assis en indien, l’air perdu, Yves tire frénétiquement sur les brins d’herbe qui jonchent le sol du cimetière, comme si d’arracher ce qu’il peut à cette terre qui lui a volé Juliette lui faisait du bien. Il me laisse pleurer à côté de lui sans chercher à savoir quelles pensées ou quels souvenirs me torturent, les possibilités étant infinies. Je ne lui dirai pas que c’est lui ou plutôt ce lui sans elle qui m’inquiète le plus.

    — Après avoir réussi à épargner les fleurs, tu t’attaques à la pelouse! Je ne crois pas que maman approuverait davantage… Et j’ajoute avec un air terrifiant: J’espère que tu n’as pas peur des fantômes…

    — Si tu me dis qu’il n’est pas exactement six heures et que ce n’était pas l’angélus, je vais effectivement commencer à avoir quelques craintes…

    — Tu n’aimerais pas qu’elle nous fasse un signe, qu’on puisse lui demander comment c’est, là où elle se trouve? Je ne croyais pas en cet ailleurs avant, mais aujourd’hui, j’en ai besoin. Ça doit être ces funérailles célébrées à l’église qui m’ont fait cet effet… J’imaginais plutôt des joueurs de djembé, ses amis proches, ses cendres dispersées dans le jardin, du Richard Desjardins à plein volume, un don pour les enfants de Madagascar, un arbre planté à sa mémoire, des femmes qui brûlent leur soutien-gorge, quelque chose de simple comme elle! que j’ajoute ironique. Tout, mais pas l’église!

    — Moi je sais exactement pourquoi elle nous a entraînés dans ce rite traditionnel où nous étions tous les deux plus perdus que dans la plus loufoque des mascarades qu’elle était capable d’imaginer. Je sais qui elle appelait, qui elle espérait. Et c’est exactement la première personne qui a franchi les portes de l’église.

    Il a sûrement raison; Juliette attendait sa mère. Cette prise de conscience ramène mes pensées une semaine en arrière encore une fois, peut-être la millième, vers les funérailles, vers cette fameuse journée du 24 mai 2009 que je ne pourrai jamais oublier, mais que je vois cette fois avec un regard nouveau.

    1Iniminimagimo, Société Radio-Canada..

    Si l’on se perd dans la forêt

    Je n’saurai pas où est le nord

    Pardonne-moi et viens tout près

    J’te réchaufferai de tout mon corps

    CHAPITRE 1

    Georgianne Favreau

    Assise dans les marches du parvis de l’église, je regarde mon père s’approcher. Il avance à pas lents, ralentissant volontairement ses longues jambes pour ne pas m’atteindre en deux enjambées, redoutant les adieux officiels qui se profilent devant nous. La menace de pluie devient un prétexte utile pour qu’il s’appuie sur son vieux parapluie gris, comme il le ferait d’une canne. Je le sais beau, mais j’y porte attention pour la première fois. Ses 65 ans n’ont déposé que très peu de grisaille sur ses cheveux qu’il porte longs, à la manière de Fiori, qu’il écoute en boucle depuis la mort de Juliette.

    — Où est Lola? s’informe-t-il dès son arrivée.

    — Bonjour à toi aussi, papa. Je sais ce que tu en penses, mais Lola n’est pas là.

    — Ce ne sera pas un bon jour et il me semble qu’on avait finalement décidé qu’elle viendrait, me répond-il du tac au tac.

    — C’est MA fille et JE juge qu’elle n’a pas besoin de vivre tout ce stress et cette tristesse à quatre ans, que je rétorque avec une fausse assurance qui transpire le doute.

    — C’est le hâbleur qui doit être content, il a la défaite parfaite pour se soustraire à ses devoirs, attaque-t-il avec une mauvaise foi que je ne lui connais pas.

    — Lola est chez sa gardienne et son père, JASON, que même maman ne se permettait plus d’affubler de cet horrible surnom, viendra, malgré que je l’aie dégagé de tous ses devoirs envers moi il y a déjà de cela deux ans, tu te rappelles?

    Cette réplique est suffisante pour ramener mon père à de meilleurs sentiments et il se confond en excuses, promettant de respecter ma décision et de trouver une manière plus poétique d’expliquer la mort à Lola.

    Jason Murray avait déplu à mes parents dès qu’ils l’avaient rencontré. Trop sûr de lui, trop beige, des opinions trop arrêtées, sans folie… Bref, tout le contraire des deux exaltés qui m’avaient élevée. Juliette et Yves caressaient d’autres desseins amoureux pour moi et l’avaient toujours considéré comme un imposteur jusqu’à ce que se pointe leur petite-fille. Juliette avait alors déclaré l’armistice, auquel mon père s’était rangé. C’est ainsi que les remarques désobligeantes avaient cessé en attendant que je comprenne par moi-même que cet homme n’était pas le bon pour moi. Cela allait me prendre encore deux ans. Avec le recul, je sais que je ne croyais pas possible de trouver ce que mes parents partageaient, cette complicité folle qui, malgré leur dévouement, réussissait même à me faire sentir seule par moments. Rencontrer Louis allait changer la donne, me permettre d’exiger davantage de l’amour et de me libérer de ce placebo qu’était ma relation avec Jason. Je regrette plus que jamais qu’un océan nous sépare et qu’il ne puisse être à mes côtés en cette journée de funérailles.

    — Tu es prête, soldat? me demande Yves, qui s’étire comme s’il allait réellement livrer combat.

    — Je n’y arriverai pas… que je déclare en fixant le clocher de l’église qui nous surplombe et ne semble que vouloir s’écraser sur nous.

    Je proteste par mon immobilité, les bras croisés comme une enfant butée. Je revois Lola, qui rouspète pour un oui ou pour un non, et je saisis la raison pour laquelle je l’éloigne de tout cela. Je veux être une dernière fois l’enfant. C’est moi qui ai quatre ans aujourd’hui et qui ne trouve rien de mieux que de bouder pour contester cette perte.

    — Si je tiens debout devant toi, tu le peux aussi, Pastelle, insiste Yves.

    Dans notre dos, la porte centrale s’ouvre dans un grand fracas, d’où jaillit un homme de grande taille. Il semble que si nous ne nous rendons pas à l’église, elle viendra à nous.

    — Yves? Pastelle? Je me présente, l’abbé Gabriel Fournier, c’est moi qui célébrerai les funérailles de Juliette.

    — J’ai loupé un épisode? On a quelque chose à célébrer?

    J’entends mon père s’excuser à ma place, ce qui m’apprend que j’ai formulé tout haut ma réflexion. J’aurais dû me taire, car je croise les yeux de cet inconnu et je comprends que je devrai affronter ce regard de compassion toute la journée. Nous n’avons fréquenté personne depuis le départ de Juliette, mis à part un notaire et les gens du salon funéraire qui nous ont vendu une urne, deux reliquaires et des lampions avec la photo de ma mère à fort prix. Nous aurions acheté le porte-clefs renfermant les cendres si le modèle avait existé, même si ce commerce opportuniste du malheur d’autrui ainsi que la feinte compassion de sa représentante nous avaient pué au nez.

    Enfermés à la maison familiale, mon père et moi avions passé les trois derniers jours à fouiller les souvenirs, les boîtes de photos, à projeter de vieilles diapositives sur un drap blanc suspendu au plafond du salon. Comme par magie, une soupe aux légumes, des cupcakes, une sauce à spaghetti avaient atterri sur le perron au fil de notre cure fermée. Le téléphone débranché et un petit écriteau installé sur la porte nous coupaient du reste du monde. Les amis défilaient, formant autour de nous, à force de bouquets, une palissade fleurie. Ils respectèrent tous notre volonté d’être seuls. Lola était chez sa gardienne. Je l’avais mise de côté, trop lâche pour chambouler encore une fois sa vie avec des explications trop compliquées pour ses grands yeux innocents, ce que la séparation de Jason et moi m’avait déjà contrainte à lui imposer.

    Maintenant que nous sommes sortis de notre repaire, le chagrin s’alourdit, devient plus réel. Le prêtre, plus sensible qu’il en a l’air, devine la précarité de notre état. Après nous avoir priés de le suivre à l’intérieur, comme s’il voulait adoucir cette entrée funèbre, il nous demande de lui parler de Juliette, de la décrire, de lui dire les grandes lignes de sa vie, et ce, tout en nous escortant vers le jubé. Je la revois danser dans le salon avec sa longue tresse lui fouettant doucement le dos, se ronger les ongles, méditer, mais je ne trouve pas les mots pour la raconter. J’écoute ceux de mon père et chacun d’eux fait jaillir en moi une image précise, alors que, pour l’inconnu, cela ne peut sembler que de pauvres généralités. Je trouve soudain insupportable l’idée que des gens qui la connaissent à peine verseront plus tard des larmes en entendant cet homme leur parler d’elle. Ils ne pleureront pas Juliette, mais leur propre perte ou l’éventualité de ce drame.

    Yves décrit sa Juliette, sa Lili. Je l’entends comme en sourdine expliquer au prêtre que nous l’appelions Lili la manille, lui préciser qu’une manille, mot appris au hasard d’une partie de Scrabble, peut être un anneau auquel on fixait la chaîne des prisonniers ou un étrier servant à lier deux chaînes ou des cordages. Une double définition parfaite pour Juliette, pour exprimer le lien qu’elle avait avec nous. Yves hériterait plus tard de bagnard et moi de chaînon, deux autres mots de sept lettres, reliés au premier par le sens, trouvés à la suite de longues tergiversations. C’est ce même jeu qui écorcherait Jason, désigné «hâbleur», un mot n’ayant aucun lien avec les autres sinon le nombre de lettres imposé et l’amertume de mes parents face à sa personnalité et notre relation.

    Plus je m’enfonce dans l’église, plus le bourdonnement qui me hante devient strident, comme s’il faisait écho avec les hauts plafonds. Je regarde chacune des fresques du chemin de croix et ne vois que souffrance. J’imagine, coincés dans le confessionnal, tous les malheurs, les secrets et les mensonges qui se disputent l’espace. Je ne peux croire que certains choisissent ce lieu austère pour souhaiter la bienvenue à un nouveau-né ou sceller leurs liens amoureux. Je sens les murs se refermer sur moi et je ne peux plus avancer, figée dans l’allée comme une mariée qui réalise d’un coup l’ampleur de sa bêtise. Je me retourne brusquement vers mon père, qui me suit de près. Frisant la panique, je lui murmure:

    — Je déteste cet endroit.

    — C’est ce que ta mère voulait, elle l’a écrit noir sur blanc, me répond Yves les poings serrés.

    Je sens que la révolte gronde en lui; son abnégation sonne faux, comme la chorale qui répète un chant qui n’éveille rien en moi, à l’instar de tout ce qui m’entoure d’ailleurs. Cette impression me pousse à lui répéter plus sévèrement les mêmes paroles.

    — Je. Déteste. Cet. Endroit!

    Il n’en fallait pas plus pour que l’esprit de revendication d’Yves, qu’il retient sous prétexte de respecter les volontés de ma mère, jaillisse tel un geyser qu’on tenterait d’empêcher d’exploser. Il est pris au piège entre Juliette et moi, ce qu’il n’a jamais pu supporter. D’abord ses mains qui passent et repassent dans ses cheveux, cherchant à s’agripper et à se contenir. Ensuite, les lunettes rondes qu’il arrache de son visage avant de pincer compulsivement l’arête de son nez fin. Je le sais perdu face aux sentiments contradictoires qui l’envahissent. J’attendais cette remise en question, plus apeurée que j’étais de sa soumission et de son silence que de la rébellion qu’il retient depuis l’annonce chez le notaire de cette cérémonie qui sied mal à Juliette autant qu’à nous.

    Au même moment, un fragment de soleil qui se glisse par une porte ouverte attire mon attention et me permet de voir une vieille femme à qui je n’ai jamais été présentée, mais qui, j’en mettrais ma main au feu, est ma grand-mère maternelle. Elle entre dans l’église et tente de couvrir sa tête d’un foulard. Je l’aurais reconnue dans une foule. C’est ma mère qui a vieilli. Le même front haut, la bouche généreuse, les cheveux qu’elle a tirés en un chignon sévère ne peuvent cacher que lorsqu’ils sont libres, ils frisent. C’est un choc. Je vois Juliette vieille, elle qui s’est pourtant figée dans le temps à 64 ans et je souffre à l’idée que je ne pourrai jamais tirer sa lourde chevelure en une belle coiffure blanche. Mon père, dans son trouble, ignore tout de cette surprenante visiteuse qui vient d’apparaître derrière lui, mais comme si une fibre de son être avait reconnu son parfum, il explose.

    — JE. DÉTESTE. CET. ENDROIT. AUTANT QUE TOI, PASTELLE! Mais contrairement à toi, je sais très bien ce qu’on fait ici et je me dois de l’accepter! rugit mon père, soudain dominé par une colère que j’ai réveillée.

    Cet état lui va si mal qu’il s’accroupit aussitôt, comme pris d’un vertige. Après quelques bonnes respirations, il se redresse et s’approche de moi pour quêter un pardon que je lui accorde d’emblée, plus préoccupée par l’apparition de ma grand-mère qui se tient toujours près de la porte, semblant hésiter entre partir ou rester.

    — Elle voulait voir si elle allait venir. Si elle la bouderait jusque dans la mort. Si elle allait enfin prendre exemple sur son Bon Dieu qui pardonne. C’est bien cela, ma Lili? poursuit-il plus doucement en s’adressant autant au fantôme de Juliette qu’à lui-même, pour tenter de se ressaisir et de se recentrer.

    Obnubilée par l’apparition de cette femme, je ne cherche pas à comprendre qui est cette «elle» à qui il fait référence, même si elle se tient devant moi.

    La femme que je dévisage interrompt subitement ses gestes et la lente chute de son fichu de soie m’hypnotise. Je ne sais pas si c’est la scène que mon père vient de faire ou moi qui la fixe d’un drôle d’air qui la chasse, mais, interdite, elle recule d’un pas et disparaît de mon champ de vision, préférant la fuite à l’affrontement. Je ne peux lui en vouloir et je ne ferai rien pour la retenir. Figée dans cette église, je me sens comme une femme perdue dans le désert qui ne croit plus à l’oasis qui se tient pourtant devant elle; l’apparition de la mère de Juliette ne peut être qu’un mirage. Émergeant de mon rêve, je m’aperçois que mon père et le prêtre ont atteint l’avant de l’église et je m’empresse de porter secours à ce pauvre homme qui ne sait plus comment raisonner Yves, lequel se croit responsable de mon état cataleptique.

    — Pastelle, je ne sais plus quoi penser et comment agir, tente-t-il d’expliquer dès qu’il me voit réapparaître à ses côtés.

    — Ton sang coule bien dans mes veines puisque je jurerais avoir aperçu ma grand-mère tenter d’entrer en douce…

    — Georgianne est venue… rigole-t-il amèrement. 1-0, Juliette, lance-t-il en regardant son urne sans que je comprenne sa remarque. Mais le seul fait de le voir jouer avec elle à faire le décompte de leurs bons et mauvais coups me la fait vivre encore un peu et je ne cherche pas à voir plus loin.

    La foule scandait Lindberg! Lindberg! depuis quelques chansons déjà quand Louise Forestier vint enfin rejoindre Charlebois sur la scène des plaines d’Abraham en cette chaude soirée de juillet 1971. Juliette tenait à s’approcher davantage et Yves réussit à leur frayer un chemin juste à côté des immenses haut-parleurs. Élevée par un père rêveur, trait sublimé par une mère acariâtre, ma mère avait en elle une folle contradiction qu’avait tout de suite remarquée Yves quand elle s’était présentée comme le nouveau docteur à la clinique de médecine familiale où il travaillait depuis déjà un an. Juliette, quant à elle, avait été vite séduite par ce grand homme calme aux yeux moqueurs qui la considérait comme son égale, contrairement à certains de leurs collègues.

    Bien enlacés, comme le sont souvent les jeunes amoureux, ils criaient les paroles qu’ils connaissaient par cœur. Assourdie par le spectacle, leur propre voix se perdait dans les milliers d’autres. L’été achevait et ils venaient de décider de se marier l’hiver suivant, le 13 février, pour faire un pied de nez à la Saint-Valentin et au mauvais sort, même si cette date devait tomber un vendredi. Dans le petit appartement qu’ils partageaient avec Ginette, la sœur d’Yves, ils se couchèrent ce soir-là le cœur gonflé de leur promesse et les oreilles encore bourdonnantes de la musique qui les avait bercés. Le lendemain, un étrange sifflement réveilla mon père. Il comprit vite que le son provenait bien de lui et non d’une quelconque bouilloire annonçant sa mission accomplie. Il affronta la journée avec peine, obsédé par le bruit qui l’habitait. Juliette élimina d’abord la thèse de l’otite, puis celle du bouchon de cire. Le statut de médecin dont jouissait Yves lui permit de voir un spécialiste dès la semaine suivante.

    — Vous souffrez d’acouphène, mon ami.

    — Quel est le traitement?

    — J’ai bien peur qu’il n’en existe aucun. Je peux vous référer en imagerie médicale pour une résonance magnétique, mais je ne crois pas que l’on trouve quoi que ce soit. Le facteur subit de votre cas ne montre pas les signes d’une tumeur qui se serait formée et aurait affecté le nerf auditif.

    Les yeux creusés par le manque de sommeil, les mains tremblantes, Yves n’avait pu empêcher son anxiété de prendre le dessus.

    — Je vais devenir fou et je vais finir par me couper une oreille! Je ne dors plus, je ne peux plus me concentrer… Il faut que ça arrête tout de suite!!!

    — Bien qu’aucune étude sérieuse n’ait fait la preuve de son efficacité, certains de mes patients semblent avoir trouvé un apaisement par l’acupuncture. Effet placebo ou véritable soulagement, je ne saurais dire. Permettez-moi d’en douter! Mais… reprenez-vous, mon ami!

    Yves ne pouvait plus retenir ses larmes, complètement paniqué à l’idée de devoir affronter la vie avec ce tintement assourdissant au creux de l’oreille, prisonnier de lui-même. L’homme devant lui, agacé d’être le spécialiste de ce mal contre lequel il était impuissant, semblait n’avoir qu’un désir: celui qu’Yves quitte cette pièce et le laisse à ses patients soignables avec un appareil ou une ordonnance d’antibiotiques. Mon père sortit de la clinique située dans le Vieux-Lévis et se mit en quête d’un endroit bruyant. Il descendit la rue Bégin et prit à gauche pour se retrouver devant La Barricade, où il prenait souvent quelques verres avec ses collègues avant que Juliette occupe tous ses soirs. Il se commanda trois pintes, les but d’une traite et fit un signe pour qu’on lui en rapporte trois autres. Il s’y attaqua dès leur réception. Peut-être parce qu’elle ne l’avait jamais vu boire autant ou parce qu’il était à peine midi, Sylvie s’inquiéta aussitôt.

    — C’est Juliette? Vous vous êtes disputés? s’enquit la serveuse.

    — Juliette est merveilleuse… On va se marier le 13 février. J’AURAI PEUT-ÊTRE JUSTE UNE OREILLE, MAIS JE VAIS ME MARIER. VEUX-TU ÊTRE MA DEMOISELLE D’HONNEUR, SYLVIE? poursuivit-il en criant alors qu’elle ne se trouvait qu’à deux pas de lui, comme pour se venger de son ouïe qui le trahissait.

    — Ta sœur, la belle Ginette, va faire pas mal mieux l’affaire dans ce rôle-là. J’ai passé l’âge! rit la femme, amusée à l’idée de se voir demoiselle à 50 ans passés. Mais chus pas encore sourde, faque baisse le ton! ajouta sur un ton faussement autoritaire celle qui était habituée de gérer les crises existentielles de chacun.

    — Tu as des aiguilles, ici Sylvie? L’alcool ne m’apaise pas.

    — Tu commences à me faire peur! Si tu veux que ça cogne plus fort que la bière pis le gin, va falloir aller ailleurs, Yves. C’t’une bonne place icitte! s’énerva Sylvie, qui associait les aiguilles à une quelconque drogue.

    — Je te parle d’acupuncture. Le connard de docteur Vincent n’a que des aiguilles à me proposer en reconnaissant lui-même que c’est des CONNERIES!!! J’vais virer fou, Sylvie, comme Van Gogh…

    — Je comprends rien à ce que tu dis, pis de qui tu parles! Ce que je sais, c’est que tu vas slaquer sur la bière. T’as tout ton temps pour les boire, je te les enlèverai pas mais je t’en sers pas d’autres!

    Elle allait le menacer d’appeler Juliette quand elle s’aperçut qu’il pleurait.

    — Fais jouer Lindberg, s’il te plaît, lui demanda-t-il d’une voix à peine audible.

    La serveuse ne s’obstina pas, mit une pièce de monnaie dans le juke-box et la voix de Charlebois retentit dans toute la pièce.

    Un mois plus tard, amaigri, les yeux cernés, Yves rentrait chez lui en tentant de se remémorer les paroles exactes qu’il venait d’entendre: Vos collègues s’inquiètent pour vous, Yves. Cette phrase du directeur se mit à tourner en boucle dans sa tête. Comment annoncer à Juliette que leur patron le mettait sur le carreau pour deux mois? Il s’en inquiétait bien inutilement puisque sous le vos collègues ne se cachait qu’elle. Il le sut dès qu’il entra dans le petit salon de l’appartement, dès qu’il la vit baisser les yeux.

    — Tu veux me transformer en bon à rien? Tu veux que je n’aie rien d’autre à faire que de passer mes journées à écouter le son qui m’obsède? Tu penses que je suis un danger pour mes patients?

    — Je veux que tu y voies plus clair, que tu te guérisses avant de soigner les autres, tenta Juliette.

    — Mais je ne peux pas guérir! éclata-t-il enfin, tout à coup incapable de contenir seul la panique qui l’étouffait et qu’il s’était refusé à partager.

    Elle avait raison, il le savait. L’orgueil, tel un charognard, guettait les restes d’énergie, mais il n’y en avait plus à grignoter et Yves abdiqua. Juliette le sentit et en profita pour lui tendre la carte de visite que l’oto-rhino-laryngologiste lui avait refilée quatre semaines plus tôt, sur laquelle un nom, un titre et une adresse avaient été écrits à la main: Lha-Mo, acupuncteur, 714 A, rue Saint-Joseph.

    Dès le lendemain, mes parents firent la connaissance de Lha-Mo. Celui-ci lavait de la vaisselle le jour et soignait avec ses aiguilles le soir. Il exerçait son art dans un petit appartement, qu’il occupait en colocation avec une autre famille d’origine tibétaine. Une petite fille offrit du thé à Yves, occupé à juger de la salubrité du lieu, et voulut l’aider à ôter ses chaussures. Ce geste le surprit tant qu’il la laissa faire. Juliette, qui n’avait pu se résoudre à attendre dans la voiture, apparut dans le cadre de porte en soupirant bruyamment, essoufflée d’avoir escaladé les trois étages. Elle comprit vite qu’elle devait rester silencieuse. Trois personnes prenaient déjà place dans le salon, assises simplement sur de petits tapis d’exercice. Les yeux fermés, celles-ci ne leur accordèrent aucune attention. Un homme de petite taille vint à leur rencontre et les pria de prendre place en leur désignant deux tapis.

    — Je suis venu pour l’acupuncture. C’est la secrétaire du docteur Vincent qui m’a référé, spécifia mon père.

    — Oui, oui, bien! Méditation avant…

    — Je ne prendrais que les piqûres, tenta Yves.

    — Oui, oui, bien!

    Mais le geste du petit homme fut contraire à la réponse qu’il venait de prononcer et il pointa à nouveau du doigt les deux tapis qui attendaient.

    Juliette prit place la première et tira sur le bras d’Yves pour qu’il suive le mouvement. Les deux hommes et la femme déjà présents ne bronchèrent pas. La fillette vint s’installer devant eux et prit trois grandes respirations en les incitant du regard à faire de même. Le maître des lieux, avant de quitter la pièce, lui avait donné quelques consignes. Ils la virent fermer les yeux et éloigner sa tête de ses épaules et comprirent qu’ils devaient l’imiter.

    À un moment, l’homme revint, se dirigea vers l’une de ses patientes et l’invita à s’étendre sur le dos. Il planta trois petites aiguilles dans son front et plusieurs autres au niveau de la gorge et du ventre. Yves épiait tous ces gestes, mais se fit rappeler à l’ordre par sa jeune instructrice, qui lui intima de fermer les yeux. Le silence et l’absence de stimuli visuels le ramenèrent vite à son démon intérieur qui rugissait de toutes ses forces. Il ne pouvait détendre ses membres et ne sentit pas Lha-Mo l’approcher.

    — Pas aujourd’hui. Trop de colère. Jamais piquer la colère!

    Yves sursauta à ces mots. Il lui agrippa le bras comme un désespéré.

    — Vous devez me soigner!

    — Vous soigner vous. Je guide toi.

    — J’entends ce bruit dans mes oreilles!

    — Juste vous. Rien d’autre à entendre que vous. Calmer la colère.

    Yves se tourna vers Juliette qui avait l’air de ne rien comprendre, se leva précipitamment et quitta l’appartement. Lha-Mo tendit un livre sans couverture à celle qui hésitait entre suivre Yves en courant ou demander des précisions sur l’ouvrage qui illustrait quelques positions de yoga.

    — Tous les jours, trois fois par jour. Il revient quand la colère décide plus.

    Juliette se saisit de son porte-monnaie, mais l’homme l’arrêta.

    — Vous payer quand il sera mieux.

    Le traitement prescrit fut boudé plus d’une semaine. Yves tenta de joindre au téléphone trois autres spécialistes. Un seul le rappela pour lui parler d’un groupe de soutien qui se réunissait dans la Vieille Capitale une fois par mois. Il lui expliqua aussi la possibilité de traiter l’anxiété associée à son état.

    Le lendemain de cet appel, Juliette surprit Yves en pleine séance de méditation sur le balcon arrière. Celle-ci ressortit sur la pointe des pieds, priant le Ciel pour une intervention divine.

    C’est seulement trois semaines plus tard que ma mère réussit à convaincre Yves de retenter sa chance auprès de Lha-Mo, qui perçut le changement chez mon père et consentit aussitôt à commencer le traitement.

    — Yves, comprendre ce qui peut crier dans toi. Écouter. Chercher. Pas de musique, pas de bruit.

    — C’est mon oreille qui est blessée, mon tympan. Je ne veux plus l’entendre, je veux que ça arrête!

    — Accepter. Faire place. Oublier le son. Pas penser, comme pas penser au nombril et au nez, même s’ils sont là!

    Le premier traitement fut décevant, Yves ne sentit aucune différence. Mais peu à peu, il remarqua que tous les bruits auxquels il était devenu sensible s’apaisèrent. Les tintements insupportables le quittèrent pour faire place à un son plus égal, comparable à un chant de cigale, analogie dont ma mère s’amusait.

    — Est-ce que les cigales chantent, mon amour? lui demandait-elle certains soirs.

    — Oui, elles chantent même très fort!

    — Parfait, il fera beau demain! Bonne nuit!

    Un soir, Lha-Mo recommanda simplement à Yves de ne plus venir le voir. Cela faisait deux mois qu’il se rendait rue Saint-Joseph et y laissait une part toujours plus grande de son anxiété.

    — Continuer méditation, soigner mieux le corps. Circuler l’énergie, plus crier en toi.

    Yves insista pour lui faire un chèque, mais Lha-Mo refusa. Des vêtements chauds pour la petite, c’est tout ce qu’il accepta.

    Yves reprit d’une façon progressive le suivi de ses patients. Il les abordait maintenant avec une tout autre approche. La méditation, le yoga, l’acupuncture, l’alimentation végétarienne que Lha-Mo lui avait fait découvrir avaient eu un réel impact dans sa vie et dans celle de Juliette. Ceux-ci se mirent à s’intéresser à toutes les médecines douces, à lire toutes les recherches en ce sens. Pour eux, ces pratiques devenaient un complément indispensable à la médecine traditionnelle, sans en être son paradoxe. Ils commencèrent tout de même à se questionner sur certaines pratiques systématiques, entre autres le dossier très controversé de la vaccination.

    Un matin, alors que Juliette expliquait à sa mère les bienfaits de certains aliments sur l’organisme pour tenter de la convaincre d’intégrer la crème Budwig à son repas du matin, convaincue que ce produit l’aiderait dans la gestion de sa haute pression, Georgianne Favreau exprima toute son exaspération face aux lubies de sa fille et de son gendre. Elle accusait celui-ci d’être responsable de cette conversion hippie qu’elle avait du mal à digérer. Yves, qui autrefois adorait son rosbif, ne se nourrissait plus que de verdure et de graines. Malgré le fait que Juliette lui ait montré ses coudes et sa nuque libérés d’un psoriasis qui la faisait souffrir depuis l’enfance, sa mère ne cessait de mettre en doute leur nouveau style de vie.

    — Ce n’est pas en méditant que vous allez faire des enfants forts!

    — On n’est pas mariés, maman! plaisanta Juliette en se servant des croyances religieuses de sa mère pour la narguer.

    — Ne me parle pas de ton mariage! Le 13 février, ça tombe un dimanche! On enterre le dimanche, on ne se marie pas! Pis on ne choisit pas le

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