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Sketo
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Livre électronique330 pages4 heures

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À propos de ce livre électronique

Ce lundi-là, je me suis assise confortablement à ma place dans l’avion en partance pour Athènes, j’ai bouclé ma ceinture de sécurité et j’ai posé ce satané document sur mes genoux. J’y avais inséré une fiche cartonnée qui me servait de marque-page, sur laquelle j’avais pris de nombreuses notes. Au dos, j’y avais griffonné toutes les questions auxquelles je devais trouver des réponses. Celles qui me troublaient le plus étaient les suivantes : 1. Cette histoire est-elle vraie, ou n’est-ce simplement qu’un roman dont l’auteur, qui aurait connu ma mère, lui aurait donné un rôle ? 2. Si l’auteur est bien mon père, et s’il est mort dans l’accident qu’il décrit, comment a-t-il pu écrire sa mort ? D’ailleurs, le roman est inachevé, pourquoi ? Se serait-il … ? 3. Et puis s’il a effectivement écrit ce passage, c’est qu’il n’est peut-être pas mort ? Ou bien, ce n’est peut-être pas lui qui l’a écrit ? 4. Et, s’il n’est pas mort, alors pourquoi Maman m’a-t-elle toujours certifié qu’il était décédé dans un accident juste après ma naissance ? Je ne sais combien de fois j’ai lu ce dossier depuis que je l’ai découvert, mais une chose était sûre maintenant, je commençais à le connaître par cœur. En tout cas, je m’apprêtais durant le vol, à le relire une fois encore et probablement noter quelques détails de plus qui pourraient m’aider à découvrir la vérité. L’hôtesse servit des rafraîchissements et j’ai ouvert Taras à la première page…
LangueFrançais
Date de sortie8 déc. 2015
ISBN9782312039671
Sketo

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    Aperçu du livre

    Sketo - Patrick Daspremont

    cover.jpg

    Sketo

    À mon ami Sakis !

    Ο Σάκης για τον φίλο μου !

    Patrick Daspremont

    Sketo

    TARAΣ

    LES ÉDITIONS DU NET

    22 rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2015

    ISBN : 978-2-312-03967-1

    Première partie

    Mercredi 6 avril 2011 : Bordeaux

    Tout d’abord, sachez qu’il ne m’est pas réjouissant d’évoquer cette période toute récente de ma vie. Ce sont évidemment de très mauvais souvenirs, et toute cette histoire me perturbe énormément. Je n’avais pas encore vingt-trois ans ce jour-là, et voilà que la vie m’infligeait cette si rude épreuve. D’ailleurs, l’évocation de ces souvenirs me rappelle que je n’ai jamais fêté mon anniversaire cette année-là, et pour cause. Toujours est-il, que même si je savais que tout cela allait arriver un jour ou l’autre, ma détresse n’en fut pas moins douloureuse pour autant. Des jours durant j’ai perdu l’appétit en même temps que le sommeil. Et puis lorsque je ne dormais pas, je ne pensais qu’à elle. C’était vraiment terrible. Je dérivais pour ainsi dire, minute après minute dans un présent sordide, toute engluée de ma peine et de mon désespoir, sans jamais parvenir à me projeter plus loin que dans le quart d’heure qui allait suivre. Je fus si douloureusement affectée que je dus accepter un suivi médical pendant quelques semaines, afin de retrouver un semblant d’équilibre à ma vie. Tout en moi n’était plus que confusion d’incertitudes, de doutes, de solitude et de découragement. Le pire moment de ma petite vie se cristallisa ce matin-là, car voyez-vous, c’est ce jour-là que tout bascula vraiment.

    Ma petite Maman chérie venait de mourir devant moi.

    Durant les jours qui suivirent, seuls les remèdes prescrits par le docteur de Maman, avaient passagèrement raison des horribles cauchemars qui défilaient en continu derrière mes paupières brûlées de chagrin. Cécilia, ma petite mère - oui c’était son nom, et nous avions pris l’habitude depuis toujours de nous appeler par nos prénoms, comme deux copines - Cécilia donc, avait finalement abandonné sa lutte contre cette insupportable et sournoise maladie que fut son cancer. Cela avait occupé tous ses jours durant près de trois ans, et bien sûr les miens aussi. Aux inquiétudes avait succédé l’espoir d’une rémission, et puis une toux sèche et d’immenses fatigues sont réapparues ; et pour finir, la peur, la sienne bien sûr, et puis la mienne aussi. Alors le désespoir a envahi son pauvre regard et je me cachais d’elle pour pleurer ma tristesse. Je voyais bien qu’elle n’espérait plus rien, qu’elle n’attendait plus rien non plus. Ce qui me perturbait plus que tout, c’est qu’elle ne se plaignait jamais. Lorsque nous avions de la visite, elle s’inquiétait des autres en minimisant la gravité de son état personnel. Pour finir, Maman perdit son combat dans un calme artificiel, perfusée de morphine et autres médecines. Alors, elle s’en est allée tout doucement, au matin de ce mercredi 6 avril 2011. Il devait être neuf heures, ou dix heures peut-être, je ne sais plus. J’étais à son chevet depuis tard dans la nuit, et lorsqu’elle accepta d’abandonner là sa vie, moi je tenais ses belles mains diaphanes entre les miennes. Elle partit les yeux déjà fermés depuis le soir, sans une plainte, sans une larme, sans même un dernier clin d’œil à ce dérisoire petit monde qui avait été le nôtre durant toutes ces années. Elle me laissa là, toute seule dans le silence de sa chambre. Elle me quitta dans un pauvre soupir d’épuisement qui finit de m’anéantir. Je devinais bien depuis quelques jours que la fin était toute proche, mais je n’arrivais pas à m’y résoudre, c’était trop injuste, c’était trop définitif pour que je parvienne à accepter cela. J’étais tellement bouleversée lorsque cela se produisit, que je m’étonne encore aujourd’hui d’avoir oublié à cet instant-là d’en pleurer toutes les larmes que je lui devais. Peut-être était-ce le fait d’avoir déjà tant fondu en sanglots en me cachant à son regard, qu’il me semblait qu’aucune larme jamais ne parviendrait à envahir mes yeux. J’étais stupidement hébétée par la tristesse. Je suis restée là comme une sotte, sans bouger, appréhendant de lui faire peur, de la réveiller par mégarde, je ne parvenais pas à lâcher ce reste de vie qui subsistait encore dans la chétive chaleur de ses longues mains décharnées. Elle avait terriblement maigri. Son beau visage déjà émacié s’était tout à coup figé en un mystérieux sourire qui me fit réellement peur. Je ne réalisais pas encore qu’elle ne rouvrirait plus jamais ses grands yeux clairs. Je la dévisageais alors avec une intensité infinie, comme si j’apercevais son beau visage pour la première fois. Un extraordinaire mélange de tendresse et de désarroi tourbillonnait en moi. Une vague monstrueuse, mélange de doutes et d’incertitudes submergea mon cœur. Mon âme s’éparpilla en miettes en même temps que je perçus une immense sensation de froid et de solitude. Je crois me souvenir que tout mon corps s’est alors mis à trembler.

    Un voile mystérieux venait de recouvrir son pâle visage aux traits marqués par tant de souffrance. Il me fallut alors une éternité pour qu’enfin je parvienne à en détourner mes yeux. Je ne m’étais jamais sentie aussi seule de ma vie.

    Mon grand-père et ma grand-mère alertés sont arrivés dans la fin de la matinée. Les pauvres, ils étaient tout petits dans leurs habits du dimanche, comme deux enfants perdus. Ils se tenaient par la main comme pour ne faire qu’un, et ne semblaient pas vraiment comprendre ce qui venait d’arriver. Le docteur constata le décès et tout s’enchaîna très vite. C’est incroyable comme ces situations finissent par devenir banales pour certaines personnes. Cela est sûrement dû au fait qu’elles sont souvent confrontées à la mort, alors elles ne paraissent pas ébranlées. Enfin pour moi, tout ce qui a suivi me parvint comme au travers d’une brume d’automne, de façon intemporelle en même temps que bizarrement rassurante. Cela semblait ne poser de problèmes à personne. Des gens que je ne connaissais pas du tout envahirent notre maison et s’occupèrent de tout un tas de choses sans me demander mon avis. Tout semblait très normal, très organisé, alors je n’ai pas posé de questions, j’ai laissé faire. J’ai su après, que Maman avait tout anticipé de telle sorte que je n’eusse rien à gérer en ce terrible moment. Le lendemain matin, Maman fut mise en bière et ce fut la crémation. C’était sa décision. Elle avait pris le temps d’y penser, et même si mes grands-parents semblèrent plutôt la désapprouver, nous avons respecté sa volonté. Le jour suivant, je suis allée chercher l’urne avec ses cendres. On m’avait déconseillé de les récupérer le jour même, car il paraît que l’urne est encore chaude et que c’est très choquant. Je ne savais pas ce que je devais en faire, alors je l’ai ramenée à la maison et je l’ai déposée dans sa chambre, juste là, sur sa table de chevet. En procédant ainsi, j’avais cette impression un peu stupide que Maman n’était pas complètement partie, et qu’ainsi je pourrais encore lui faire quelques confidences en me penchant tout près de cette potiche ridicule dans laquelle désormais elle sommeillerait pour toujours. En tout cas, j’ai refusé que l’on répande ses cendres dans le petit parc qui jouxte le crématorium et qui est, m’avait-on dit, prévu à cet effet. En regardant cette urne, je ne parvenais pas à imaginer que ma petite Maman puisse être tout entière là-dedans. C’était extravagant, c’était violent, c’était simplement insupportable.

    Nous vivions ensemble Maman et moi comme deux sœurs, comme deux amies intimes. Depuis toujours Maman louait, puis avait fini par acheter cette modeste échoppe près de Bordeaux, avec un petit jardinet sur l’arrière, qu’elle entretenait avec beaucoup de passion. Quelques semaines après son décès, alors que je m’efforçais de désherber ses plantations, j’ai soudain décidé d’entreprendre de trier ses affaires personnelles. Depuis que Maman n’était plus là, je n’allais dans sa chambre que pour faire un peu de ménage, mais je ne touchais à rien. Je finissais chaque fois par m’asseoir au bord de son lit et je pensais à elle tout en regardant du coin de l’œil, l’urne qui trônait depuis le premier jour sur sa table de chevet. Donc ce jour-là, j’ai pensé entreprendre de m’occuper sérieusement de ses affaires. Peu de choses en réalité, ses quelques robes, des jeans et autres pull-overs qui tous étaient à ma taille, mais que je n’imaginais plus jamais porter, même si bien des fois je lui en avais chipé pour sortir avec mes copines. Et ses affaires de danse ! J’étais très émue car elle avait conservé tous ses tutus et chaussons depuis qu’elle avait commencé toute petite à danser. Oui, Maman avait eu une petite carrière de danseuse, et puis les années passant, elle avait finalement ouvert avec une amie, un petit cours qui s’était révélé suffisamment rentable pour subvenir à nos modestes besoins. Je ne garderai finalement d’elle, que ses quelques bijoux bien sûr, et ce plaid en pure laine des Shetland que je lui avais offert lorsqu’elle était tombée malade, et dans lequel elle s’emmitouflait pour regarder la télévision. Depuis ses traitements de chimiothérapie, Maman avait toujours froid.

    C’est en triant un carton de vieilles photos, de courriers et autres cartes postales, que je suis tombée quelques jours plus tard, sur une grande enveloppe de kraft, qui lui avait été adressée depuis la Grèce et postée, selon l’oblitération des timbres, un lundi 14 janvier 1989. Cela éveilla spontanément ma curiosité. C’était quatre mois à peine après ma naissance ! Je l’ai bien sûr ouverte. Elle renfermait un étonnant dossier de plus de deux cent trente pages, dont ma mère ne m’avait jamais parlé, et puis, une pièce de monnaie en argent, montée en pendentif.

    J’ai feuilleté l’épais document, qui avait été dactylographié en langue française. Il avait dû être beaucoup manipulé, et relu bien des fois car ses pages étaient largement cornées, et puis d’une étonnante écriture hésitante comme celle d’un vieillard, de nombreuses corrections avaient été portées dans les marges. Ce qui me surprit également, fut qu’à la fin du quatorzième chapitre, curieusement l'auteur s’excusait d’avoir choisi de ne pas le terminer et de ne pas écrire non plus le chapitre suivant. À la place, il y avait quelques lignes manuscrites, de cette très curieuse écriture mal assurée, et il passait directement au chapitre 16.

    Très intriguée, je me suis assise au petit bureau de Maman et je suis restée là, à tourner des pages et parcourir çà et là des petits passages.

    Très vite il m’est apparu, et non sans une excitante stupéfaction, que ce document pouvait très bien avoir été écrit par ce père que je n'ai jamais connu. J’en fus sidérée et ne compris pas pourquoi Maman m’avait caché un tel document.

    Effectivement en y repensant, Maman ne m’avait, pour ainsi dire, jamais parlé de mon père. Les quelques rares fois où cela s'était produit, elle avait toujours plus ou moins éludé le sujet et je m'étais habituée, depuis mes plus lointains souvenirs, à l’idée que mon père était mort dans un accident juste après ma naissance. En tout cas, c’était ce que ma petite mère m’avait toujours dit. D’ailleurs à vrai dire, je n’ai jamais vraiment pensé à lui. Ça avait toujours été comme s’il n’avait jamais existé. Et là soudain, cette énorme révélation m’arrivait en pleine figure, et malheureusement ma mère n'était plus là pour répondre aux innombrables interrogations qui m’assaillaient. C’était incroyable le poids que ce document prenait tout à coup.

    Cela ressemblait en fait à l'ébauche d'un roman inachevé, comme une immense lettre d’amour et de désespoir, dans lequel le nom de Maman, Cécilia Ferreri, figurait parmi les personnages principaux. Ce roman avait même un titre, il s’appelait : « Taras ». Si Maman était bien la Cécilia dont il s’agissait dans cette histoire, elle aurait, semble-t-il, été la petite amie du personnage principal, un dénommé Bayor.

    Et puis ce qui me confondait, c’était toutes ces dates qui rythmaient les événements décrits. Tout portait à croire qu'en effet, l'auteur de cet ouvrage avait pris un soin tout particulier à dater les diverses péripéties qui émaillaient l’aventure amoureuse de ce couple, dont ma mère semblait bien avoir été la partenaire. Si toutes ces dates étaient bien réelles, il se pouvait que le dénommé Bayor puisse être mon père ! Enfin, c’était tout simplement hallucinant, inouï, non ? J’étais comme assommée par cette révélation. Je devais immédiatement vérifier tout cela. Je devais m’organiser dans ma lecture, cette histoire était trop incroyable. J’étais tout excitée. J’ai pris de quoi écrire, un bloc de fiches afin de prendre des notes, et je me suis installée sur notre canapé dans le salon. Je ne savais pas si je me jouais un film, mais une chose était sûre, je devais lire ce mystérieux dossier. Mettez-vous à ma place !

    Bon, avant de commencer ma lecture, j’ai repris le médaillon pour l’observer de plus près. Il représentait un homme nu chevauchant un dauphin. Le cavalier brandissait dans sa main droite un trident alors qu’à son autre bras semblait flotter une sorte de drapé. Son nom Taras était écrit en lettres cyrilliques sur la partie inférieure de la pièce. J’ai tout de suite allumé mon ordinateur, et sur Internet j’ai découvert que dans la mythologie grecque, Taras était le fils de Poséidon, dieu de la mer, et de la nymphe Satyra. C’est le latin Probus qui rapporta le récit du naufrage de ce jeune demi-dieu sur les côtes sud de l’Italie, et de son sauvetage par un dauphin probablement dépêché par Poséidon en personne. Il s’agit donc du héros éponyme, c’est-à-dire de la figure mythique qui donna son nom à la ville de Tarente à l’époque minoenne, bien avant l’arrivée des Spartiates. Un peu sophistiqué pour moi j’en conviens, mais pourquoi pas ! J’ai reposé la pièce devant moi pour revenir à l’ouvrage. Les faits décrits s'étaient déroulés, selon l’auteur, dans le sud de la Grèce durant l'été 1988.

    Je suis née le 8 août 1988, alors je n’ai pas mis longtemps à faire certains rapprochements. Seulement, une chose ne cadrait pas du tout, c’est que Maman ne pouvait pas avoir vécu ce qui était écrit là-dedans puisqu’à ce moment-là elle s’apprêtait à me mettre au monde. Là, il y avait une vraie énigme à élucider. Dès lors, je ne parvins plus à interrompre ma lecture. Je dévorai d'une seule traite, les deux cent trente-sept feuillets qui composaient ce document, collant çà et là des pense-bêtes de couleurs afin de retrouver avec plus de facilité des faits ou dates que je voulais absolument contrôler. Je découvris alors, que tous les faits relatés correspondaient exactement à l'actualité de l'époque. J’ai à nouveau vérifié sur Internet quelques événements majeurs révélés dans le document, et je restai sidérée par la précision de la concordance des faits et des dates. À l'évidence l'auteur de cet ouvrage avait adossé toute cette histoire à l’actualité de ces années. Il n’y avait donc à priori, aucune raison pour lui d’avoir décrit des faits qu'il n’aurait pas réellement vécus avec Maman. La journée tout entière et la nuit suivante n’ont été consacrées qu’à lire et relire pour ensuite entériner la véracité des propos. J’ai fini par m’endormir tout habillée sur le canapé, et lorsque je me suis réveillée, j’étais morte de faim et toutes les lampes du salon étaient restées allumées. Après un bol de café, j’ai reconnecté mon ordinateur qui s’était mis en veille. Je voulais voir si dans le sud du Péloponnèse, existait bien un village du nom de Pylos, et puis un autre du nom de Petrochori.

    Bingo, ils existent tous les deux… ! Je suis revenue dans la chambre de Maman restée en désordre depuis la veille, et j’ai remis ses vêtements dans son armoire sans regarder une seule fois l’urne ; je suis ressortie en marmonnant :

    T’es quand même un peu gonflée Mame, tu sais ! 

    J’avais envie de rire. C’était bien la première fois, depuis des semaines, que cela m’arrivait. Maman avait, et m’avait transmis, cette forme particulière d’humour qui nous permettait d’apprécier une blague même à nos dépens, pour autant qu’elle fût bien amenée. En l’occurrence, Maman venait de marquer un très beau coup !

    J’étais surexcitée. J’ai téléphoné à ma grand-mère, et après quelques banalités d’usage, je lui ai demandé si elle se souvenait d’un voyage que Maman aurait fait en Grèce avant ma naissance ? Elle ne se souvenait de rien de semblable, et s’étonna de ma question. Je lui répondis que c’était une simple curiosité de ma part, qu’en rangeant des vieux courriers de Maman, j’avais trouvé une correspondance en provenance de Grèce, et que je m’en étais étonnée, rien de plus. Maman aurait-elle aussi caché ça à Grand-mère ? Avait-elle un jardin si secret que même nous, n’y avions pas nos entrées ? Je découvrais ce jour-là de Maman une facette que j’ignorais. Mais peut-être fantasmais-je !

     Enfin bien sûr, j’aurais pu lui demander de m’excuser d’avoir ainsi fouillé dans son passé, mais comme elle n’était plus là pour me répondre, il fallait bien que je vérifie tout ça.

    Tu comprends ça Maman, n’est-ce pas ? 

    Bon elle comprenait, et elle était d’accord ! D’ailleurs si elle ne l’avait pas été, elle se serait sûrement séparée de cette fichue enveloppe depuis longtemps.

    N’est-ce pas Mame, que tu aurais fichu tout ça à la poubelle si tu n’avais pas voulu que je tombe un jour dessus ? 

    Elle n’a pas répondu, donc j’en ai conclu qu’elle était d’accord, voilà !

    En tout cas, je n’ai pas mis longtemps à prendre ma décision : je devais absolument me rendre sur place !

    ***

    Lundi 1er août 2011 : Bordeaux – Athènes

    Cinq mois plus tard, ce lundi-là donc, je me suis confortablement assise à ma place dans l’avion en partance pour Athènes, j’ai bouclé ma ceinture de sécurité et j’ai posé ce satané document sur mes genoux. J’y avais inséré une grande fiche légèrement cartonnée sur laquelle j’avais pris de nombreuses notes, et qui me servait aussi de marque-page. Au dos, j’y avais griffonné toutes les questions auxquelles je devais trouver des réponses. Parmi elles, celles qui me troublaient le plus pour le moment étaient les suivantes :

    Cette histoire est-elle vraie, ou n’est-ce simplement qu’un roman dont l’auteur, qui aurait connu ma mère, lui aurait donné un rôle ?

    Si l’auteur est bien mon père et s’il est mort dans l’accident qu’il y décrit, comment a-t-il pu écrire sa mort ? D’ailleurs, le roman est inachevé, pourquoi ? Ou bien, se serait-il … ?

    S’il a effectivement écrit ce passage, c’est qu’il n’est peut-être pas mort ? Ou bien, ce n’est peut-être pas lui qui l’a écrit ?

    Et puis, s’il n’est pas mort, alors pourquoi Maman m’a-t-elle toujours certifié qu’il était décédé dans un accident juste après ma naissance ?

    Je ne sais combien de fois j’ai lu ce dossier depuis que je l’ai découvert, mais une chose était sûre maintenant, je commençais à le connaître par cœur. En tout cas, je m’apprêtais durant le vol, à le relire une fois encore et probablement noter quelques détails de plus qui pourraient m’aider à découvrir la vérité.

    L’hôtesse servit des rafraîchissements et j’ai ouvert « Taras » à la première page. C’était un vibrant hommage à cette liberté viscérale et tellement vital pour le peuple Crétois, qu’elle n’autorisait aucune concession !

    ***

    TARAΣ

    La liberté ou la mort !

    Il y a des peuples, des hommes, qui appellent Dieu par la prière et les pleurs, d’autres par la patience et la résignation, d’autres encore en blasphémant. Les Crétois, eux, l’appellent à coup de fusil. Ils se postent à la porte de Dieu et tirent des coups de fusil pour qu’il entende.

    « Rébellion ! » hurle le Sultan qui le premier perçoit la pétarade et, furieux, envoie des pachas, des soldats et des pals.

    « Insolence ! » crient les Européens, et ils lâchent leurs cuirassés de fer sur la frêle embarcation en détresse entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique.

    « Patience et prudence, ne plongez pas dans le sang ! » supplie la pauvre Grèce.

    « La liberté ou la mort ! » ripostent les Crétois, et ils cognent à la porte de Dieu… 

    Nikos Kazantzakis

    Chapitre I

    Depuis trois jours et sans discontinuer, un fort vent d’ouest soulevait d’énormes vagues qui s’abattaient puis déferlaient en cataractes bouillonnantes sur les rochers qui abritaient la petite crique. Dix beauforts au moins en permanence, ce n’était vraiment pas fréquent. Une telle tempête interdisait bien évidemment toutes sorties en mer. Par assauts successifs, et dans un grondement assourdissant, jaillissant de la nuit, de monstrueux torrents d’écume engloutissaient sur leur passage les bassins de béton du quai, pour venir mourir à moins de deux mètres de la modeste habitation.

    Avec le vent, la pluie s’était remise à tomber et dans la lueur blafarde d’une ampoule restée allumée en haut d’un poteau de bois, la tourmente évoquait le déluge de la Bible. De grosses gouttes de pluie mêlées d’embruns salés traversaient la crique presque à l’horizontale pour s’écraser contre la falaise de roche noire qui surplombait d’une quinzaine de mètres les installations de leur petite entreprise.

    À la sortie de l’étroite passe ouvrant sur la mer Ionienne, ce n’était qu’un effroyable chaos. Des paquets d’eau d’une vilaine couleur sombre, zébrés d’écume sale et fuyante, se soulevaient de façon éruptive, comme une mer malade que d’incessantes nausées tourmenteraient. Les bourrasques de vent étaient d’une telle furie qu’aucun homme n’aurait pu se tenir debout sur les rochers sans être immédiatement renversé.

    Pourtant, comme s’il ne réalisait pas le danger encouru d’être emporté par une lame plus forte que les autres, Sakis était là, arc-bouté, face aux éléments, accroché aux récifs acérés qui tailladaient la peau de ses mains pourtant habituellement si rugueuses. Il était là depuis maintenant près de trois heures, trempé jusqu’à la moelle par une tempête qui ne décolérait pas. Il grelottait de froid. Ses cheveux noirs un peu trop longs, dégoulinaient sur son front et jusque dans ses yeux rougis de fatigue et brûlés par le sel et les larmes.

    Le jour enfin se faufilait timidement derrière un ciel massif et bas.

    On aurait pu le croire mort tant ses joues négligées depuis plusieurs jours étaient creuses. De ses lèvres tremblantes s’échappait un filet de bave que le vent emportait, et sa bouche entrouverte en permanence trahissait des difficultés à respirer. 

    De temps en temps, comme surpris par un engourdissement qu’il s’interdisait, il se redressait brusquement, tentait pour la millième fois d’essuyer ses yeux, puis fixait devant lui un point apparemment introuvable. Hallucination ou furtive apparition, il lui avait semblé une fois encore distinguer quelque chose là, devant lui, dans les tourbillons écumeux qui bondissaient rageusement à ses pieds comme pour l’arracher à son perchoir minéral. Il esquissait alors un mouvement désespéré de la main, geste dérisoire et ridicule dans ce fracas, une main tendue pour attirer l’attention de quelqu’un d’invisible. Puis il balbutiait quelques mots incompréhensibles, immédiatement engloutis par le grondement permanent des éléments enragés. Alors, irrémédiablement seul avec son immense souffrance, il délirait, et son appel se muait en un râle plaintif à l’adresse de la mer. Abîmés de fatigue, les muscles de ses puissantes épaules et de son cou finissaient par se relâcher, et doucement sa tête retombait en avant dans un mouvement d’abandon. Le désespoir envahissait son être tout entier.

    Dans la petite maison régnait un désordre épouvantable que Cécilia n’aurait jamais supporté. Surtout dans : « Sa chambre. »

    C’était la seule chambre dont la fenêtre n’ouvrait pas sur la crique. Le jour de son arrivée, elle avait presque fait un caprice à Sakis pour s’y installer.

    Et puis, avait-elle prétexté, par cette fenêtre j’aperçois mon pays ! 

    Effectivement cette ouverture donnait sur l’arrière des rochers, et par temps clair on pouvait apercevoir à l’horizon la petite île de Proti qu’elle avait feint de prendre pour la côte italienne.

    Sakis n’en avait pas cru ses oreilles. Proti se situait à moins de 18 miles nautiques, soit une dizaine

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