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Le singulier destin de Cyril Dumont
Le singulier destin de Cyril Dumont
Le singulier destin de Cyril Dumont
Livre électronique412 pages6 heures

Le singulier destin de Cyril Dumont

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À propos de ce livre électronique

Reclus dans sa petite bulle depuis sa toute jeune enfance, Cyril Dumont, quatrième rejeton d’une famille de neuf enfants, perçoit le monde qui l’entoure avec incrédulité. Il ne s’intègre pas et reste souvent en marge de tout. Les années passent, et une vie chaotique devient son quotidien. D’abord au Maroc, qu’il quittera en 1965 à l’âge de quinze ans, et puis en France. Toute sa vie, Cyril souffrira d’une mystérieuse douleur morale, très profonde, qu’il partage avec ses trois aînés… C’est à l’occasion de la crémation de son père, que Cyril fera mentalement un grand retour sur son destin. Il tentera une toute dernière fois de comprendre d’où viennent ses souffrances. Une incroyable aventure commencera alors, pétrie d’innombrables et bouleversantes rencontres autant que d’extraordinaires souvenirs. De grands désespoirs, des regrets mais aussi des joies intenses et des hasards inattendus jalonneront le parcours de ce personnage attachant. Trouvera-t-il enfin cette sérénité tellement méritée… ?
LangueFrançais
Date de sortie28 oct. 2015
ISBN9782312038643
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    Aperçu du livre

    Le singulier destin de Cyril Dumont - Patrick Daspremont

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    Le singulier destin de Cyril Dumont

    À Alain et Françoise.

    À ma femme pour sa grande douceur.

    À mes filles et mes petit-fils Robin et Arthur.

    Patrick Daspremont

    Le singulier destin de Cyril Dumont

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2015

    ISBN : 978-2-312-03864-3

    Chapitre 1

    2002 : PORNIC.

    En cette matinée d’avril, Cyril Dumont, comme à son habitude, avait pris ses distances avec l’évènement. Une fois de plus, il se voyait au calme dans sa « petite bulle », dérivant doucement au-dessus d’une actualité qui ne le concernait que de loin. Bien qu’il s’estimât presque étranger à la cérémonie qui allait bientôt commencer, par égard pour sa petite mère, il avait tout de même fait l’effort d’être là. Donc, ce jeudi 11 avril 2002, toute la famille de Cyril Dumont se retrouva vers neuf heures du matin dans une zone industrielle à la sortie de Guérande. Ils étaient tous là, patientant sur le parking déshumanisé d’un crématorium en tôle ondulée aux couleurs plus tristes qu’un ciel d’hiver à Louvroil. Pornic, petit village d’environ huit mille âmes situé au sud de Nantes, n’était pas équipé d’un tel établissement, ce fut donc à Guérande que tout se déroula. Toute sa famille, cela voulait dire, sa mère, ses deux frères et ses quatre sœurs avec les enfants de chacun d’entre eux, et puis les conjoints qui partageaient leur vie. Cyril lui-même était seulement accompagné de sa femme, car sa fille et celle de son épouse n’avaient pas pu se joindre à eux pour des raisons personnelles. Étaient également présentes quelques personnes proches des uns ou des autres, qui s’étaient senties plus ou moins obligées de s’afficher pour l’occasion, afin de présenter à la famille Dumont de bien fades compassions, voire d’hypocrites afflictions qui du reste, ne trompaient personne. Ces gens se tenaient discrètement en léger retrait du groupe que formait la famille Dumont, ce qui leur permettait de ne pas avoir à renifler inutilement dans des mouchoirs qu’ils avaient du reste très probablement oublié d’apporter avec eux. Certains tuaient le temps en fumant des cigarettes, pendant que d’autres bavardaient à voix basse, ou tout simplement se contentaient d’attendre l’heure de l’ouverture des lieux, comme ils l’auraient fait devant les grilles encore baissées de leur supermarché habituel. Cyril ne pouvait s’empêcher de les observer du coin de l’œil, tout en se demandant si ces gens étaient seulement capables de mesurer l’inutilité de leur présence.

    Heureusement, le soleil avait eu la bonne idée de s’inviter à cette cérémonie, car il faisait plutôt frais en ce matin d’avril. Les quelques timides bavardages de certains, dont les visages exhalaient des bouffées de buée aux arômes de dentifrice ou déjà de tabac, ne concernaient que des sujets d’une grande banalité. La plupart d’entre eux fixaient leurs souliers fraîchement cirés, comme s’ils s’attendaient à en voir surgir une quelconque justification de leur présence en ce sinistre endroit tellement dénué d’intérêt.

    Deux jours plus tôt, le père Dumont avait fini par s’éteindre. C’était la fin d’une très longue bravade face à une mort qui, depuis au moins quatre ou cinq ans l’avait sournoisement harcelé. Parkinson, dans sa forme paralysante, exactement comme le pape Jean Paul II à la fin de sa vie. Cela avait occasionné au père de Cyril rigoureusement les mêmes symptômes. Lui aussi avait terriblement maigri, du reste il avait tant perdu de poids que les derniers temps, on aurait pu le comparer à une momie égyptienne dont seuls les yeux parvenaient encore à refléter la présence d’une vie pas encore totalement soupirée. Cyril était passé le voir deux mois plus tôt, démarche qu’il ne faisait jamais, mais cette fois-là, Cyril avait tenu à accompagner sa petite mère qui se faisait un devoir malgré son âge, - elle avait fêté ses quatre-vingts ans quelques mois plus tôt, - d’aller à pied, chaque jour à midi, donner la becquée à un mari qui s’éteignait doucement dans une des chambres du modeste petit hôpital de Pornic. En dehors d’une perfusion qui gouttait en permanence dans une veine d’un de ses maigres bras, le père n’était plus nourri que d’aliments vitaminés et ne s’hydratait la bouche que d’une gelée que sa femme lui distribuait chaque jour à la petite cuillère. Il ne s’exprimait plus depuis des mois, à l’exception peut-être d’aléatoires râles glaireux que plus personne ne tentait vraiment de déchiffrer. Du reste, à l’exception de la mère de Cyril et des infirmières du service, le père n’avait pour ainsi dire aucune visite, alors que pratiquement tous ses enfants, Cyril excepté, habitaient à moins de trente kilomètres de sa chambre. Voilà. C’était pathétique d’observer ce petit être paralysé et décharné, tout recroquevillé au creux de ce lit médicalisé devenu bien trop vaste pour lui, et de considérer qu’il ne restait que si peu de l’homme massif, pétillant de sagacité qu’avait été le père, et si peu d’une existence tellement étonnante et encombrée de rumeurs qui s’éteignait là chaque jour un peu plus dans une indifférence quasiment générale.

    Ce jeudi 11 avril 2002 donc, la famille de Cyril s’apprêtait, selon les dernières volontés du père, à le renvoyer à la poussière initiale, en le carbonisant par ce feu qui l’avait désormais définitivement quitté.

    Tout à coup, la petite foule qui patientait dans la fraîcheur matinale s’écarta pour laisser passer le fourgon funéraire qui, après une manœuvre impeccable, stoppa en marche arrière juste devant l’entrée des artistes, si s’exprimer ainsi demeure possible sans offusquer personne. Dans le souci d’un minimum d’égard, un épais silence se figea alors, et les derniers mégots s’éteignirent sous les semelles des fumeurs. Les préposés des pompes funèbres, très professionnels comme toujours, jaillirent de leur véhicule gris et noir et sans attendre, œuvrèrent au portage du cercueil. Enfin ils le déposèrent avec précaution sur le velours pourpre d’un socle conçu à cet effet, qui trônait à l’intérieur de la salle de recueillement, puis s’effacèrent pour laisser entrer la petite foule endeuillée qui suivait en silence. Ce n’était pas la première fois que Cyril se rendait dans un endroit comme celui-là. Il y avait malheureusement déjà accompagné quelques amis chers, mais jusqu’à ce jour, jamais personne de sa propre famille. Enfin, dans un désordre improvisé, tout le monde s’installa sur les bancs disposés en épi de chaque côté du beau cercueil verni et paré de quatre poignées dorées. Surgi de nulle part, un zigoto déguisé en pingouin empereur, d’une voix compatissante et mielleuse à l’excès, invita sa captive clientèle à un dernier moment de recueillement, puis l’individu s’éclipsa presque aussi soudainement qu’il était apparu. Cyril le suivit néanmoins du regard, et le vit se diriger vers un pupitre dissimulé derrière un énorme arbuste en plastique près d’une porte de service. Après une manipulation dérobée destinée à la mise en marche d’une discrète sonorisation, Cyril reconnut tout de suite les premières notes de l’introduction du Requiem de Mozart. La musique envahit en sourdine ce lieu sinistre, mais désormais propice à la paisible méditation de chacun.

    « Requiem aeternam dona eis, Domine, et lux perpetua luceat eis. »

    « Donnez-leur, Seigneur, le repos éternel et que votre lumière luise à jamais sur eux. »

    Combien de temps la séance de fausses pleurnicheries retenues dura-t-elle réellement, aujourd’hui Cyril ne s’en souvient pas vraiment, tout au plus une trentaine de minutes ; toujours est-il que ce que Cyril se rappelle très bien, c’est d’avoir mis cette attente à profit pour un retour dans le passé de sa propre existence, tâchant en cela d’éclairer les grands moments qu’il avait partagés avec cet homme, aujourd’hui en partance pour l’infini et le minéral. L’influence de ce père avait été considérable, autant que les répercussions qu’avaient pu avoir, sur la vie de ce garçon et sur celles de toute sa famille, les conséquences aussi incertaines qu’insaisissables d’une histoire qu’il faudra bien désormais conjuguer au passé. Des effets tellement perturbants, pour sûr ! Cyril se laissa donc aller mentalement, et commença à dériver doucement sur le bilan de ce qu’avait été sa vie jusqu’à ce jour. Les circonstances étant maintenant propices à cet exercice, Cyril n’eut aucun effort particulier à produire, puisque tout lui revenait naturellement en mémoire. Chaque détail sollicité lui apparaissait sur simple évocation mentale et suivant une chronologie étonnante ; comme les images d’un film qui se projetterait au ralenti sur la face interne de ses paupières maintenant closes ; comme si devait se produire, pour une toute dernière fois, une souveraine connexion avec ce vieil homme mort qui reposait à quelques mètres de lui, afin que finalement Cyril parvienne à se libérer définitivement de son emprise. Il accepta, passif, cette sorte d’ultime défi, et tenta alors une fois encore, de comprendre l’origine des peines, des tristesses et des peurs qui poissèrent sa vie entière, et pour ce faire, Cyril dut rembobiner le temps jusqu’à sa naissance ou presque. Un retour en arrière de 53 ans dont le fil conducteur était maintenant si fin et si fragile, qu’il dut fureter dans ses souvenirs les plus ténus, tentant ainsi d’y retrouver le début de la pelote pour ensuite, patiemment reconstituer le déroulement de toutes ces années, en prenant résolument garde de ne pas perdre en cours de route, le sens caché à redonner aux péripéties et à l’influence qu’elles eurent sur son propre devenir.

    ***

    Contrairement à ses plus jeunes frères et sœurs, Cyril n’était pas venu au monde au Maroc, mais en France comme ses trois aînés. Oui, c’est à Nantes précisément que Cyril vit le jour, en octobre 1949.

    Quelle incroyable aventure tout de même que de naître ! On a tendance à s’imaginer que tout cela est simple. Votre chère petite maman pousse comme une damnée, vous pointez votre bout de nez, elle pousse encore la pauvre chérie, et vous voilà arrivé dans la vraie vie. Quelqu’un que vous ne connaissez pas vous attrape par les chevilles et vous fiche une petite fessée pour vous faire bien comprendre que vous  êtes maintenant à destination, et que les vrais problèmes vont bientôt commencer ; qu’il va falloir vous habituer à un régime moins douillet, car ici, c’est chacun pour soi. « Voilà, bienvenue sur terre petit humain, désormais ce sera à toi de pousser ta vie le plus loin possible, en espérant que tout se passera pour le mieux. Pour l’instant, tu vas téter ta mère et éviter de pleurer toute la nuit, ce sera mieux. Tu as compris le message petit bonhomme ? Alors, bonne chance, et n’oublie pas que naître, c’est déjà commencer à mourir ! »

    Bien évidemment, 53 ans plus tard, Cyril n’avait pas le moindre souvenir de tout cela et pourtant, ce qui se passa à cette époque demeura en lui telle une ombre épaisse et menaçante, une sensation douloureuse qui jamais ne le quitta jusqu’à ce matin d’avril 2002.

    Il n’en est pas moins vrai qu’il aura bien fallu que Cyril se construise petit à petit, et cela aura tout de même été un peu à coup de gifles de temps en temps, de punitions souvent, de promesses pas toujours tenues et de récompenses plus ou moins trompeuses. Et puis un jour, il ne reste que deux choix possibles, se soumettre en baissant les oreilles ou bien se rebiffer. Cyril n’a jamais voulu se soumettre à quoi que ce soit, ça n’était pas dans sa conception des choses, et comme il n’avait pas non plus un tempérament à se rebeller, alors étrangement il choisit d’être ailleurs, absent, dans un autre monde, une sorte de monde parallèle. Un univers qu’il se fabriqua de toutes pièces et ce, dès sa plus petite enfance. Un monde dans lequel il prenait le plus grand soin de mettre bien à leur place toutes les valeurs qui lui paraissaient intéressantes, et duquel il excluait toutes celles qui lui déplaisaient ! Son petit monde secret en quelque sorte. Celui dans lequel il se sentait tout de suite rassuré, bien à son aise lorsqu’il s’y réfugiait, et où il était immédiatement en sécurité, même si ce qui lui parvenait de l’extérieur lui semblait inquiétant, dangereux, triste et bien souvent incompréhensible. Là, rien ne l’atteignait, et rien ne pouvait l’affecter vraiment. Cyril appelait ce monde « sa petite bulle, » l'une de celles qu’il s’amusait à faire avec le savon en prenant son bain dans la baignoire de ses parents, et dans lesquelles il apercevait le reflet de son visage. Un jour, il imagina pouvoir entrer dans l'une d'elles et s’envoler pour de bon. Elle devenait alors sa bulle. Bien sûr, physiquement il était au milieu de la mêlée avec tous les autres, et dans beaucoup de circonstances, il participait à ce qui se passait autour de lui, mais Cyril aimait cultiver cette étonnante faculté, innée pour lui, qui consistait à s’absenter à n’importe quel moment sans que personne ne s’en rende vraiment compte. Fatalement, au bout d’un moment, on lui posait une question à laquelle il bafouillait une vague réponse, et tout emprunté, il finissait par s’excuser de n’avoir pas bien compris que c’était à lui que l’on s’adressait. Cyril ne savait pas ce que les gens en déduisaient et pour tout dire, cela l’indifférait totalement ; à un point tel d’ailleurs, qu’afin de paraître tout de même encore un peu sociable, en grandissant il dut feindre de participer un minimum à tous leurs délires. Oui, le petit garçon que Cyril était encore, pensait bien à une forme de délire ; car pour lui une grande part de ce qui motivait l’intérêt des adultes qu’il côtoyait, lui semblait participer d’une sorte de divagation collective. Il avait remarqué cela très tôt. Il ne prétendit jamais détenir une quelconque vérité sur ce sujet, bien entendu, mais il constata assez vite que les liens qui rapprochent les gens entre eux sont tissés de mensonges, de faux semblants, de contre-vérités, de tromperies, d’hypocrisies et de bien d’autres non-dits tout aussi incompréhensibles.

    Tout le monde paraissait s’accommoder de ce système et c’était à coup de compromis et d’arrangements plus ou moins satisfaisants que les gens finissaient par se mettre d’accord. Cyril constata bien des fois que même lorsque quelqu’un s’apercevait que son interlocuteur lui mentait, il faisait très souvent mine de le croire, même si plus tard il déplorait d’avoir eu affaire à un menteur ou à un tricheur. C’était vraiment étrange et à ses yeux d’enfant, ce comportement était tout à fait anormal, surtout pour des adultes. Enfin, il ne pensait pas non plus à cela toute la journée, évidemment, mais cette étrangeté l’a réellement surpris et devait avoir sur lui des conséquences très marquées. Tout au long de sa vie il se méfia de ce que les gens lui disaient. Le mensonge demeura pour lui, et de très loin, le pire et le plus détestable des défauts qu’il puisse reprocher à quelqu’un. Tout à sa méditation, il se souvenait d’avoir un jour, par jeu bien sûr, imaginé le séisme que cela pourrait être si tout à coup, par un imaginaire processus, tous les mensonges étaient mis au jour, et donc si la vérité universelle s’affichait aux yeux de tous. Il n’eut aucun mal à imaginer que tout s’effondrerait d’un coup. Songez une seconde, si les religions devenaient tout à coup transparentes, si les hommes politiques ne pouvaient plus mentir, si le business mondial ne devait plus se faire que dans un climat d’honnêteté, si les hommes et les femmes devaient se dire toute la vérité et rien que la vérité, oui ce serait à coup sûr la fin de notre civilisation. Et pourtant, il devait bien reconnaître que tout ce qu’il avait découvert, depuis sa plus tendre enfance, n’était qu’un immense château de fausses cartes.

    « Est-ce bien sérieux d’éduquer ses enfants à accepter un tel système et de faire avec, pensait Cyril, c’est quand même bien un peu singulier tout de même, non ? »

    Cyril comprit tout cela trop prématurément, c’est sûr. Depuis son petit univers secret, s’il avait la possibilité de se déconnecter de son environnement, il s’entraînait à suivre avec une assiduité exacerbée les sujets qui l’intéressaient. A cette époque, bien des conversations d’adultes paraissaient lui passer au-dessus de la tête, alors qu’en réalité il était très attentif et il enregistrait, analysait et cataloguait tout ce qu’il entendait dans le but de trouver un jour cette vérité que, lui semblait-il, le monde des adultes s’évertuait à lui cacher. Pour lui, l’évidence était la suivante, il y avait le monde des enfants qui, par définition, ne devaient pas savoir : « Tu comprendras plus tard, quand tu seras grand ! Pour le moment tu es trop  petit…etc. ! ». Et puis il y avait le monde des adultes qui, eux savaient à l’évidence, et s’efforçaient de ne rien dire. Quelle pouvait bien être cette vérité qu’on lui cachait ? Le père Noël, la petite souris, le petit Jésus qui regarde tout le monde du haut du ciel ? Il y avait longtemps que Cyril avait refoulé toutes ces petites niaiseries de ses interrogations. Il mit des années à comprendre. Il passa vraiment beaucoup de temps à chercher, à épier, à poser çà et là des questions anodines, qui par recoupements l’aideraient à trouver la vraie réponse. En fait, la vérité qui lui sauta un jour aux yeux était juste sous son nez. Elle était énorme et monstrueuse. Cyril comprit enfin que tout n’était que mensonge ! Il n’avait pas six ans et il venait de découvrir que tout ce qui semblait vrai ne l’était pas forcément et vice versa ! La voilà la vérité : le faux et le vrai pouvaient se confondre, changer d’apparence, s’affirmer comme étant absolument sûrs, pour s’avérer inexacts par la suite. En y songeant aujourd’hui, il lui apparut qu’indubitablement il était, à l’époque, beaucoup trop jeune pour intégrer une telle révélation. Il va de soi qu’à partir de cette prise de conscience, plus jamais Cyril ne crut ce qu’on lui disait et par là même, plus rien désormais ne fut jamais simple pour lui. Sa vie s’organisa néanmoins avec cette lucidité, et cela lui a assurément permis de creuser seul les sillons de sa destinée. Comme Cyril était plutôt curieux par nature, il alla de surprise en surprise et s’étonna du peu d’intérêt que semblaient manifester la plupart des adultes de son entourage lorsqu’il lui arrivait de tenir parfois des propos comme : « Moi je ne crois pas que les couleurs que nous voyons existent vraiment, c’est la lumière qui fait les couleurs, parce que lorsqu’on éteint la lumière, tout redevient noir » ; ou bien encore : « Tout ce qui semble exister aide à cacher ce qui n’existe pas, et ce qui n’existe pas sert à voir ce qui existe ». A ce sujet, un souvenir lui revint en tête, qui le fit sourire ; il avait dit à la secrétaire de son père, tout en regardant dans son magnifique décolleté : « Je pense qu’on imagine tout uniquement par rapport à ce qu’on en connaît, mais ça doit souvent s’avérer très différent… non ? ». Elle n’a rien répondu, elle a fait comme si elle n’avait pas entendu, mais lui était sûr qu’elle n’avait pas compris à quoi il faisait allusion. Aujourd’hui, Cyril confesse volontiers que déjà il était un peu coquin, et ça l’amusait beaucoup de provoquer. Et puis Cyril en était même un jour arrivé à se demander très sérieusement si les choses ne se transformaient pas pendant qu’il détournait d’elles son regard ; si par exemple, les feuilles des arbres ne s’arrêtaient pas de bouger dans le vent aux moments où personne ne perdait son temps à les observer. Enfin, voilà à quoi le petit bonhomme qu’il était alors passait des heures à réfléchir. Paradoxalement, sa mère était de plus en plus inquiète de constater que son fils ne s’intéressait a priori à rien du tout. Cyril se remémora soudain très clairement que le tout premier chemin qu’il défricha le mena naturellement à l’entrée d’un monde qu’il baptisa : « Ma liberté ». Sa devise devint alors : « Seul peut-être, mais libre ! » Il prit conscience dès lors, que toute sa vie il serait seul. Il était bien sûr trop jeune pour tant de clairvoyance, mais il se sentait désormais plus fort et parfaitement en paix avec le monde qui l’entourait. Cyril n’avait plus la sensation de vivre dedans mais à côté, et de l’observer comme on peut voir défiler la campagne par la vitre d’un train, en étant dedans sans y être vraiment. Il sentait bien qu’il y aurait des pièges, mais il savait que désormais, ça serait à lui de les éviter, et qu’il devrait ne compter que sur lui seul.  

    Les plus anciens de ses souvenirs remontent aux alentours de ses trois ou quatre ans. C’est à cette époque-là qu’il reprit conscience, qu’il réalisa qu’il y avait eu ce grand silence, cette longue absence. Avant cet âge-là, c’était très diffus. Lorsqu’il s’aventurait aussi loin, il ressentait une sorte d’indicible malaise qui s’accentuait puis s’estompait sans qu’il fût jamais en mesure d’y plaquer la moindre explication. Il était encore si jeune que parfois ces traumatismes envahissaient ses rêves pour y tisser des cauchemars, et lorsqu’affolé, il se réveillait le cœur battant la chamade, il lui aurait été impossible de dire à quoi il venait de rêver. Les très vagues souvenirs qui subsistent encore dans la pénombre de sa mémoire, demeurent toujours liés à des odeurs particulières qui lui restent impossibles à décrire, mais qu’il peut immédiatement reconnaître encore aujourd’hui sans jamais être capable de savoir à quoi les rattacher. Et puis des éclairages, ou plutôt un éclairage particulier qu’il situerait dans une fin d’après-midi. Curieusement, se manifeste encore aujourd’hui en lui, un trouble qu’il ressent lorsqu’une journée s’achève, comme si cela présageait la fin imminente et irrémédiable de quelque chose de très important, voire de vital pour lui. Il n’a jamais su le dire vraiment, mais peut-être  était-ce une première prise de conscience du temps qui s’écoulait sur sa toute jeune existence ! Enfin des sons, pas de la musique, non, peut-être plutôt le bourdonnement ténu d’un chuchotement que quelqu’un adopterait afin de lui dissimuler la compréhension d’une discussion infiniment importante, d’une conversation que l’on souhaiterait discrète, sourde autant que faire se peut. Et puis pour finir, des résonances isolées, comme si elles lui parvenaient d’un vaste et long corridor où chaque écho finissait par se transformer en d’indistinctes et confuses réverbérations, telles celles feutrées de pas prudents dans une neige fraîchement tombée, et qui s’éloigneraient avec de sournoises précautions pour ne plus revenir jamais. Alors le sentiment de rester là, seul à attendre quelque chose de tout à fait incertain, tout en étant persuadé que l’attente serait forcément très longue, lui transperçait le cœur de part en part. C’était immatériel, évanescent, instable et insaisissable à la fois. Cyril ne savait vraiment pas quoi retenir de ces impressions fugaces. Étaient-elles sinistres ou bienfaitrices ? Allaient-elles le détruire à tout jamais ou bien au contraire l’aideraient-elles à forger sa carapace, celle qui lui permettrait à terme de concevoir la distance nécessaire à sa survie, et surtout d’élaborer cette capacité à tout relativiser que déjà, il pensait indispensable ? Cyril ne le savait pas encore, mais il verrait bien !

    Tout cela peut paraître un peu puéril bien sûr, pourtant cela a eu une importance infinie dans la structuration de la personnalité de Cyril. C’est à cause, ou à la faveur de tout ça qu’il entreprit un jour ce grand voyage à bord de sa petite bulle, traversant bien des sphères, toutes aussi étranges les unes que les autres, et qui finalement lui permirent de trouver le sentier de sa vie. Quel voyage, pour sûr ! Évidemment l’influence de l’extérieur ne fut pas nulle non plus, mais sans sa petite bulle magique, qu’il prenait grand soin à l’époque  d’amarrer chaque soir avant de s’endormir aux barreaux de son lit à l’aide de sa petite ficelle invisible, il n’aurait sûrement pas vu le monde avec les mêmes yeux et n’aurait très probablement pas vécu la même vie !

    Ce fut au mois d’août 1950 que Cyril arriva à Casablanca. Ses parents y habitaient avec ses trois aînés, une villa de location dans une banlieue qui se nommait l’Oasis. Le père avait trouvé un emploi de commercial chez un marchand de voitures ; ça s’appelait France-Autos, et de son côté, la mère du bébé de dix mois qu’il était alors, venait de signer un contrat de travail comme pharmacienne à l’hôpital Colombani de Casablanca. 

    C’est avec Tatie que Cyril débarqua dans cette grande ville marocaine, par bateau depuis Nantes. La traversée du golfe de Gascogne ne fut pas une balade de santé, c’est Tatie qui lui raconta ça plus tard. Il semblerait que le cargo dans lequel ils voyagèrent avec une dizaine d’autres passagers civils, a failli couler tant la mer était déchaînée. Tatie lui a dit aussi que tout le monde à bord avait été malade, même les marins de l’équipage, c’est dire. Bien sûr Cyril n’en garda aucun souvenir. En tout cas, il paraît que leur arrivée dans le port de Casablanca se fit par une magnifique matinée, sous un ciel d’août et un soleil marocain. Tatie lui a toujours dit qu’elle fut impressionnée par la beauté de cette ville toute blanche.

    Cette femme-là fut sans conteste l’une des personnes les plus marquantes de sa vie. Elle était leur gouvernante oui, et c’est ainsi qu’elle devint leur Tatie. Cette femme magnifique a donné toute sa vie aux enfants de sa famille. Elle les a tous, à un moment ou à un autre, réconfortés, embrassés, giflés de temps en temps et pris dans ses bras pour les consoler à d’autres moments. Elle a tout fait pour eux sans jamais compter ni son temps ni sa peine. Cyril l’a vue pleurer plus d’une fois, sa chère Tatie, mais l’a aussi vue rire à s’en décrocher la mâchoire, de leurs âneries, de leurs mots d’enfant, de leurs blagues et autres bêtises. Les parents travaillaient toute la journée, donc à la maison c’était Tatie la référence, et pour sûr, elle savait se faire respecter. Elle décéda deux mois seulement avant le père. Là, au mois de février, ils l’ont enterrée dans le cimetière de Pornic, par un froid glacial. Tandis que dans l’ambiance sinistre de ce crématorium, son souvenir traversait les pensées de Cyril, une onde sourde envahit l’espace et un immense respect se figea autour de son cœur. Ses bons yeux délavés aux paupières fanées, brusquement lui manquaient maintenant qu’elle n’était plus. Elle n’avait pourtant pas toujours été facile à vivre, elle avait eu ses humeurs et ses préférences. Il faut dire que les enfants de la famille Dumont n’avaient pas non plus toujours été les gamins les plus calmes de l’Oasis.

    Toujours est-il, que l’année qui suivit l’arrivée de Cyril à Casablanca fut marquée, au mois d’avril, par la naissance de son petit frère Michel, et curieusement, Cyril n’a plus été le chouchou de Tatie. C’est la vie, il dut s’y faire. En tout cas c’est Tatie qui lui raconta comment les choses s’étaient passées pour lui au moment de sa naissance.

    « Brénelière immobilier », c’était le nom de l’agence qui avait pignon sur rue près de la place des municipaux, en plein centre de Casablanca. Le père signa son contrat de travail avec le patron de cet établissement comme vendeur immobilier. France-Autos, c’était terminé. Il eut le nez creux ce jour-là, le père, car c’est juste à ce moment-là qu’il rencontra un dénommé Monsieur Vincent, à l’époque grand directeur de Citroën pour toute l’Afrique du Nord. Ce Monsieur Vincent était en quête d’un terrain pour y faire construire le grand garage Citroën du Maroc. Le père lui trouva le terrain qu’il recherchait et les travaux débutèrent dans la foulée. Alors Monsieur Vincent, une fois l’ouverture du garage devenue imminente, proposa au père de Cyril une place de vendeur de voitures chez Citroën ; le père accepta. C’est ainsi que Cyril fit la connaissance de la secrétaire dont la majestueuse poitrine n’attirait pas, semblait-il, uniquement son regard de môme. Elle s’appelait Micheline, comme les autorails. Cyril trouvait son prénom ridicule, contrairement à d’autres de ses atouts qui, il faut bien en convenir, étaient généreusement mis en avant et ce n’était pas un euphémisme.

    Le père de Cyril était un très bel homme. Commercial, donc toujours très élégamment vêtu ; des costumes sombres de tissus secs et amples, bien coupés avec des ourlets au bas des pantalons, des chemises toujours impeccablement blanches aux manchettes retournées que des boutons dorés retenaient serrées autour de ses poignets. Et puis il y avait ses initiales brodées sur le devant de ses chemises, trente centimètres au-dessus de sa ceinture de cuir : « La Grande Classe ! » De plus, le père avait toujours des chaussures de cuir souple et noir, on aurait dit qu’il se déplaçait sans toucher le sol. Il possédait également une collection de somptueuses cravates en soie qu’il retenait plaquées à ses chemises à l’aide de pinces spéciales toujours en harmonie avec ses boutons de manchette. Petit garçon, Cyril l’admirait. Cet homme était son héros. Cyril aurait tellement aimé avoir le même prénom que lui ! Il avait vraiment beaucoup d’allure, et lorsqu’il descendait de sa superbe Citroën traction avant noire, aux chromes toujours impeccablement brillants, il affichait cet air pensif et préoccupé de l’homme perpétuellement en action ; il aimait ça, c’était évident. Il était parfaitement conscient de l’effet qu’il produisait et cela se vérifiait très souvent aux regards en coin des femmes à l’entour. A son bras, sa femme souriait fièrement aux photographes qui flashaient les couples dans les rues, avant de leur remettre un ticket permettant d’acheter l’épreuve. Alors les reflets du bonheur, qui pétillaient dans ses grands yeux, trahissaient la délectation et la joie immense qui irradiaient depuis son cœur, toute sa jeune et belle personne. Le petit Cyril était honnêtement plutôt fier qu’ils l’aient choisi pour fils. C’était curieux, même sans aucune preuve, sans la moindre justification, Cyril ressentait déjà ce sentiment diffus, cette sensation indescriptible, inexplicable, qu’ils n’étaient pas ses parents. Pourquoi ? Impossible à dire. Un soir, alors que son petit frère Michel et lui étaient couchés, Cyril fut submergé par un chagrin inexpliqué, remontant directement des fonds abyssaux de son être primaire. Comme Cyril était asthmatique, il dût s’asseoir dans son lit pour ne pas s’étouffer. Tatie, dont la chambre était mitoyenne de la leur, l’entendit pleurer et vint le consoler. Ce soir-là, elle le prit sur ses genoux et l’assura que ces gens-là étaient bien ses parents, allons voyons ! Lorsqu’elle est retournée dans sa chambre, Cyril ne pleurait plus et il commença vraiment à l’aimer différemment.

    Aujourd’hui il ne se souvient pas si cette nuit-là il a fait de beaux rêves, mais une de ses angoisses s’était détachée d’elle-même de son âme, comme une feuille à l’automne qui s’envole pour toujours de la branche qui la fit naître. Enfin apaisé, il put reprendre place dans sa petite bulle secrète et poursuivre le sentier de sa vie.

    « Encore merci à toi Tatie », pensa Cyril, alors que les chœurs du génial Mozart entamaient Sequentia, somptueuses harmonies auxquelles répondaient les virtuoses archets de l’orchestre.

    « Dies irea, dies illa Solvet saeclum in favilla, Teste David cum Sibylla. »

    « Jour de colère que ce jour-là, qui réduira en cendre le monde, selon l’oracle de David et de la Sibylle. »

    Ces repères intemporels adhéraient aux minutes à demi figées qui s’égrainaient dans la salle de recueillement, alors qu’un silence de ferveur presque léthargique imprégnait l’air ambiant dans une totale complicité.  

    Chapitre 2

    1953 : PORNIC.

    Non, sans blague, aujourd’hui encore Cyril en était épaté. Imaginez un peu. Au tout début du mois de juillet 1953, le père Dumont décida d’envoyer Cyril et ses trois aînés passer leurs mois de vacances à Pornic. Sa femme était originaire de ce petit port de pêche, qui, depuis le continent fait face à l’île de Noirmoutier. Michel, le plus jeune des enfants, encore bien trop petit, resta à Casablanca avec Tatie et les parents. Cyril n’avait alors pas tout à fait quatre ans, et les voilà tous les quatre, fiers comme des gosses de nababs, à embarquer au Camp Cazes, l’aéroport de Casablanca à cette époque-là, dans un DC4 aux couleurs d’Air France. Destination, Bordeaux où il y avait une escale avec un changement d’avion. Ils embarquèrent donc cette fois, dans un Bréguet deux ponts en provenance d’Alger qui faisait ensuite étape à Nantes avant de rallier Le Bourget. Un périple pour sûr, surtout pour les jeunes enfants qu’ils étaient alors. En y songeant aujourd’hui, Cyril ne se souvenait plus qui les récupéra à leur arrivée à Nantes afin de les rapatrier jusqu’à Pornic. En tout cas une chose est sûre, les vacances avec son frère et ses deux sœurs s’arrêtèrent brutalement dès leur arrivée à destination. Cyril ne comprit pas pourquoi il se retrouva tout seul chez une grand-mère, pendant que les trois autres

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