Totoche de Levallois
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEURE
À la suite d’un reproche à peine déguisé de l’un de ses enfants qui s’avisait de mieux connaître l’enfance de ses amis que celle de sa propre mère, Chantal Bernardon prend conscience qu’elle a reproduit le même schéma que ses parents. Elle décide alors d’écrire Totoche de Levallois afin de combler cette lacune.
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Aperçu du livre
Totoche de Levallois - Chantal Bernardon
Préface
Mon père était ce qu’on appelle un taiseux, ma mère n’aimait pas évoquer son passé et le ton qu’ils employaient pour en parler décourageait notre curiosité. Mon frère et moi savions que la seule évocation de leurs familles respectives était toujours un sujet de discorde, aussi évitions-nous prudemment d’aborder le sujet. À l’aide de vieilles photos et documents jaunis, découverts au fond d’une valise après leur disparition, j’ai tenté de reconstituer leurs vies quelques années avant ma naissance. Je me suis approchée au plus près de la vérité mais je regretterai toujours les questions que je n’ai jamais osé poser sur l’enfance qui fut la leur.
Lorsqu’à mon tour je fondais une famille, je ne parlais pas davantage de mon passé mais pour des raisons différentes. Uniquement préoccupée de lui donner la meilleure éducation au sein d’une famille unie et aimante, je n’avais tout simplement pas pris le temps de parler de mon enfance à ma progéniture.
J’ai réalisé que j’avais reproduit le même schéma que mes parents le jour où l’un de mes enfants m’en fit le reproche à peine déguisé. Il s’étonnait, non sans regret, de mieux connaître l’enfance de certains amis que celle de sa propre mère. Il était grand temps pour moi de combler cette lacune.
Ce recueil de souvenirs s’adresse également à celles et ceux dont les parents, les grands-parents ont oublié, ou ne sont plus là pour raconter ce qu’était le quotidien d’une enfant de la ville au début des années 1950.
Témoin d’une époque où les échanges n’avaient rien de virtuel, où le numérique relevait de la science-fiction et n’avait pas encore vaincu le temps et l’espace, ce livre vous plongera dans l’environnement qui fut le mien, sans téléphone ni télévision. Née dans un milieu très modeste, j’étais de ces enfants qui ne reçoivent des jouets que deux fois l’an, à Noël et pour leur anniversaire. Pourtant j’étais riche de l’immense privilège de connaître le plaisir de l’attente. Quand l’incertitude et l’espoir me tenaient en haleine, la surprise était toujours au rendez-vous.
« Celui qui ne sait pas d’où il vient ne peut savoir où il va », disait Otto Von Bismarck. Aussi, pour mieux vous faire comprendre mon univers où, j’en suis sûre, plusieurs d’entre vous se reconnaîtront, il m’a paru nécessaire de consacrer le premier chapitre à celui d’Albert et Gabrielle avant qu’ils ne deviennent mes parents.
Tout au long de ce récit, je me suis efforcée de ne pas interrompre la petite fille que j’étais par des considérations d’un autre âge que mon regard d’adulte aurait été tenté d’y apporter. Les seules incursions que je me suis autorisées sont les passerelles jetées par-dessus les années, pour partager avec vous les clins d’œil facétieux du destin, qui me replaça bien plus tard sur les chemins de mon enfance.
À présent, je me tais et je laisse la parole à Totoche.
Gabrielle et Albert
Lorsqu’en 1938 la famille de Gabrielle vint s’installer dans le petit village de Picardie, celle d’Albert y était implantée depuis plusieurs générations.
Gabrielle, âgée de quatorze ans, était l’aînée de la fratrie qui comprenait deux autres enfants. Sa mère et son compagnon trouvèrent rapidement du travail dans les exploitations du voisinage mais les maigres gains récoltés suffisaient à peine à nourrir la maisonnée et Gabrielle quitta l’école pour être embauchée à son tour. Déracinée de son village natal, loin de ses amies, la jeune fille s’en alla travailler aux champs dix heures par jour et par tous les temps.
Deux ans plus tard, la guerre éclata. Gabrielle et sa famille, comme tant d’autres y compris celle d’Albert, connurent l’exode et son tragique cortège sous les bombes ennemies. La fuite en avant les poussa sous la ligne de démarcation. Ils y restèrent plusieurs mois jusqu’à ce que les Allemands envahissent également la zone libre où ils s’étaient réfugiés.
De retour au village en 1942, Adèle et son compagnon trouvèrent leur maison réquisitionnée par l’armée allemande. Ne sachant où aller, ils ne furent autorisés à revenir chez eux qu’à condition de cuisiner et tenir la maison propre pour les officiers allemands qui l’occupaient.
Sur ce sujet sensible, ma mère m’a souvent dit que ces derniers avaient toujours été d’une correction exemplaire vis-à-vis de tous les membres de la famille.
Les bois environnants abritaient des résistants qui rendaient l’occupant particulièrement nerveux, et la peur autant que la suspicion régnaient en permanence dans le village occupé. Pour avoir ri innocemment alors qu’elles croisaient une patrouille, Gabrielle et son amie Madeleine avaient été mises en joue, dos au mur du cimetière, par un soldat allemand qui les soupçonnait de s’être moquées de lui. Un officier intervint rapidement et elles ne durent leur salut qu’au seul fait que la patrouille avait sûrement mieux à faire ce jour-là. Ajouté au danger permanent et aux privations de toutes sortes, Gabrielle devait également supporter la rudesse de caractère de son beau-père qui, disait-elle, ne l’avait jamais aimée.
Nous étions en janvier 1944, les Allemands avaient libéré la maison, les lendemains laissaient espérer un prochain débarquement des alliés et aujourd’hui elle fêtait ses vingt ans. Mais ce qui aurait dû être un jour de fête fut gâché par un souvenir qui marqua douloureusement sa mémoire.
Madeleine était venue la chercher en début d’après-midi pour aller danser et patientait dans la cuisine-salle à manger. Adèle et son compagnon finissaient de déjeuner. Alors que Gabrielle revenait avec son manteau et s’apprêtait à sortir, son beau-père se leva de table et lui asséna une gifle magistrale : il n’avait pas terminé son repas et n’aimait pas qu’on le regarde manger. Charmant personnage que je n’ai heureusement pas connu et qui eut la bonne idée de mourir avant ma naissance.
La jeune fille ignorait tout de son père biologique qu’elle n’avait jamais connu. La famille de sa mère était originaire d’Alsace, elle supposait que son père aussi. Les versions fantaisistes qu’Adèle livrait sur son passé différaient selon à qui elles étaient destinées et personne n’a jamais pu savoir la vérité sur son mari.
Je me dois à présent d’être tout à fait honnête (où serait l’intérêt de ce livre si je ne l’étais pas) et vous avouer que ma grand-mère maternelle ne jouissait pas d’une bonne réputation au village.
Ses manières grivoises, son vocabulaire imagé et ses fréquents états d’ébriété faisaient les gorges chaudes des commères. Elle n’était pas la seule dans ce cas mais les autres, on leur pardonnait volontiers car elles étaient nées au village. Si elles n’avaient plus toute leur tête et passaient leurs après-midi au café, c’était pour oublier que la Grande Guerre de 14-18 leur avait ravi un mari ou un fils (parfois les deux) dont on pouvait lire les noms gravés sur le monument aux morts. Adèle ne bénéficiait pas de ces circonstances atténuantes. Elle n’était pas veuve de guerre, elle vivait avec un homme qui n’était pas le père de tous ses enfants et les voiles qu’elle jetait sur sa vie avant son arrivée au village ne plaidaient pas en sa faveur.
Mais ce qui, aux yeux des villageois, était le plus impardonnable, c’étaient les dettes qu’elle accumulait un peu partout. Il n’y avait aucune honte à être pauvre mais quand on n’avait pas de sous pour payer le boulanger, on n’allait pas gaspiller son argent au bistrot ! Impuissante, Gabrielle subissait cette situation dont elle avait honte et qu’elle n’oublia jamais.
Quand il évoquait sa belle-mère, mon père disait avec une pointe de mépris dans la voix qu’elle dépensait la paie de sa fille avant même que celle-ci ne l’ait durement gagnée dans les champs à biner les betteraves.
Ces écarts de conduite n’empêchaient pas notre grand-mère d’être une femme simple et gaie, qui n’aurait fait de mal à personne. Michel et moi pouffions de rire en entendant ses gros mots. Papa, gêné pour nous de ces plaisanteries égrillardes, hochait la tête d’un air navré et maman levait les yeux au ciel en prenant un air outré. Entendre proférer des énormités par notre grand-mère et voir les mines choquées de nos parents ajoutaient à notre joie d’enfants espiègles.
Un matin, Michel et moi étions allés faire les commissions au café-tabac-épicerie du village, notre grand-mère Adèle s’y trouvait, attablée devant un verre de vin blanc sec avec d’autres paysans. Parmi les habitués était assis un nouveau venu âgé d’une trentaine d’années, sobrement vêtu d’un sous-pull noir sous un costume gris. Une petite croix brillait au revers de sa veste et nous sûmes qu’il s’agissait du nouveau curé du village. Nous nous approchâmes pour parler un moment avec notre grand-mère. Après avoir échangé des banalités, voyant que la conversation s’éteignait autour de la table, Adèle, oubliant à qui elle s’adressait, tapa amicalement sur le genou du prêtre :
« Bon, c’est pas l’tout ! Quand est-ce qu’on s’marie tous les deux ? »
Voilà ! c’était ça, grand-mère Adèle !
Les parents d’Albert étaient également pauvres mais point endettés. Ernest était cantonnier, Angéline manouvrière. Après avoir économisé scrupuleusement les sous gagnés à la sueur de leur front, ils avaient pu devenir propriétaires d’une petite maison où leurs trois enfants avaient grandi.
Nous étions en 1942, Albert âgé de vingt-deux ans et Gabrielle qui venait d’en avoir dix-huit commençaient à se fréquenter. Angéline, déjà veuve depuis quatre ans, ne voyait pas d’un très bon œil le rapprochement de son fils avec la belle Gabrielle. La mère n’était pas sérieuse, il n’y avait pas de raison pour que la fille le