J’ai couru après la mer, j’ai couru après l’amour: Roman
Par Sandrine Morille
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEURE
Pour Sandrine Morille, l’écriture de J’ai couru après la mer, j’ai couru après l’amour est liée à son arrivée en Normandie. Elle tombe amoureuse de la Manche, pleine d’espoir devant les nouveaux horizons qu’elle offre à chacun.
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Aperçu du livre
J’ai couru après la mer, j’ai couru après l’amour - Sandrine Morille
Chapitre 1
La mer, mon amour
Il y a trois sortes d’hommes : les vivants, les morts et les marins.
Le philosophe Aristote
Je ne suis pourtant pas né sur le littoral. J’ai passé toute mon enfance à Nogent-le-Roi, en Eure-et-Loir, dans une vieille maison de la rue des Petits Souliers, une longère avec un grand terrain où l’on cueillait des tas de mirabelles l’été. Entouré de bons copains, mon côté casse-cou m’a valu de nombreux tours chez le médecin. On me surnommait déjà Frédo à l’époque, j’étais un bon p’tit gars toujours souriant. Bonhommes de neige l’hiver, parades costumées sur les chars lors de la fête de la Saint Sulpice, vacances sur l’île de Ré. On y grimpait en courant les 1854 marches du phare des Baleines et l’on gambadait dans la forêt de Trousse chemise. La légende raconte que les femmes de l’île de Ré allaient sur la plage lorsque passait un navire et qu’elles troussaient leur chemise pour dévoiler leur anatomie ; les marins déroutaient leurs embarcations et venaient se fracasser sur les rochers. Il ne restait plus ensuite aux dames qu’à piller les bateaux. Qu’est-ce que j’aimais écouter ce genre d’histoires…
« T’es qu’un rêveur Frédéric, me répétait ma mère. Tu ferais bien d’avoir un peu plus les pieds sur terre, sinon la vie ne te fera pas de cadeau ».
Et mon père de lui répondre :
« Qu’est-ce qu’il est con ce gosse ! Je me demande bien ce qu’on va en faire ».
J’esquissais alors un petit sourire mais leurs remarques constantes creusaient des cicatrices profondes. Je ne comprenais pas d’où venait leur aversion à mon égard. Surtout que j’étais apprécié par tout le monde en dehors de mes deux géniteurs. J’étais le chouchou des maîtresses d’école, le curé me donnait des bonbons en douce au catéchisme, les vieux de Nogent m’appelaient affectueusement « Mon petit » et saluaient ma politesse à leur égard. Les enfants de mon âge ne m’ont jamais harcelé, aucun souci avec qui que ce soit, même à l’adolescence. En grandissant vint l’époque des boums, des slows, la découverte des filles, le premier baiser, la première fois. Quel souvenir ! Sur le capot d’une Simca 1000 couleur Bordeaux, deux minutes chrono montre en main, je ne suis pas certain que ma jeune partenaire ait eu le temps de sentir quoi que ce soit. Moi, j’étais fier comme un paon d’avoir assuré.
À l’époque, on savait se serrer les coudes et affronter les tempêtes, on partageait nos rêves de conquête du monde. Certains amis sont devenus des frères de cœur et j’ai tissé avec eux des liens bien plus forts qu’avec les membres de ma propre famille. Il faut dire que l’ambiance à la maison n’était pas très bonne. Mon père rentrait fatigué de longues journées à l’usine, ma mère se plaignait de ses « mioches » qui l’exténuaient, mon frère était un vaurien voleur et menteur. J’ai longtemps détesté ma sœur, j’en étais jaloux. Il est vrai que Camille était jolie, coquette et très calme. Il suffisait qu’elle porte sur mon père un regard enjôleur pour qu’il fonde instantanément. Mes parents s’inquiétaient sans cesse pour « la pauvre petite », qui en fait se portait à merveille, totalement indifférente au reste de l’univers. « Ta sœur, la pauvre, sois un peu plus gentil avec elle ! Porte-lui son cartable, débarrasse son assiette, aide-la à passer l’aspirateur dans sa chambre »… Ils se souciaient de ses résultats scolaires et l’aidaient même à faire ses devoirs le soir. Moi je restais seul à me battre avec mes tables de multiplication sur un coin de la table du salon. Je lui en voulais à mort et l’on se disputait souvent. Ce n’est que bien plus tard que je me suis rendu compte que c’était le seul membre de la famille pour qui je comptais au moins un peu. Il m’est arrivé de penser qu’elle avait souffert de mon attitude et que j’aurais dû essayer de tisser avec elle quelques liens précieux. Il reste de tout cela comme une mélancolie, un goût amer qui me poursuivra longtemps.
Ils passaient tout leur temps devant le petit écran de télé en noir et blanc, assis statiques, sans autre occupation. Le dimanche matin, on allait tous à la messe en rang d’oignon comme des petits saints que nous n’étions pas. L’important c’était de paraître et de montrer aux autres Nogentais que la famille savait se tenir. On pavoisait dans des costumes ridicules sur le parvis de l’église. Parfois, je me demandais si je n’avais pas été adopté, ou peut-être puni pour avoir été mauvais dans une vie antérieure. J’avais beau essayé de m’évader par la lecture ou par le jeu, je me sentais seul et malheureux coincé entre quatre murs. J’y étouffais, j’y mourrais à petit feu dans l’indifférence générale. Quand je me plaignais de ci ou de ça, je recevais une torgnole « pour m’apprendre ». C’était supposé être de l’éducation… Je ne savais pas comment réagir. Sûrement pas en pleurant, cela leur aurait procuré trop de plaisir. Il devait bien exister un moyen d’échapper à cette maison de fous. Plus je grandissais et plus germait en moi l’idée de me tirer le plus loin possible de ces gens qui au mieux m’ignoraient, au pire me rabaissaient.
Je me suis posé la question de monter à Paris pour m’inscrire aux Beaux Arts, mais mes parents ont refusé de payer mes études. « Trop chères », « pas de débouchés », « t’as aucun talent », « tu vas pas vivre à nos crochets toute ta vie », ils avaient somme toute une confiance en moi assez limitée… Je l’ai très mal vécu. Un père et une mère ne sont-ils pas censés soutenir leurs enfants, surtout à des périodes cruciales de leur existence où leur avenir est en jeu ? Mais bon, il a fallu faire avec.
Alors, après le lycée de mécanique à Dreux, comme ça sur un coup de tête, je suis parti pour Saint-Mandrier près de Toulon rejoindre l’école des mécaniciens de la flotte. Quelques affiches publicitaires pour l’armée avaient suffi à m’interpeller. L’occasion était trop belle, j’allais enfin m’envoler loin de Nogent et surtout très loin de toute cette famille que je méprisais autant qu’ils me détestaient. J’en étais convaincu, ma voie était toute trouvée : m’engager dans la Marine nationale pour faire le tour du monde, dépasser l’horizon, braver tous les dangers et me sentir ENFIN vivant. J’avais 17 ans…
Quand Frédéric est parti, mon cœur de père en a pris un sacré coup. Son départ signifiait qu’il était malheureux avec nous ici à Nogent et que nous n’avions pas su comprendre ses attentes et ses envies pour l’avenir. Avec sa mère, on pensait qu’il ferait comme tout le monde dans la famille, qu’il trouverait du travail dans une entreprise locale et qu’il fonderait une famille avec une petite du coin. Les prétendantes étaient nombreuses autour de lui mais il rêvait de choses inaccessibles, Paris, les arts, le théâtre, des univers totalement étrangers pour nous. On se demandait comment cela lui était passé par la tête. À vrai dire, je n’ai jamais compris cet enfant, à croire qu’il n’était pas de moi ou qu’on l’avait échangé à la maternité. Et puis on n’avait pas l’argent pour tous ces projets qui n’aboutiraient peut-être à rien. Quelle drôle d’idée quand même de rejoindre l’armée, lui qui n’obéissait même pas à sa mère quand elle lui demandait simplement de mettre la table. Oh, il allait certainement souffrir et regretter sa décision. Dans peu de temps, on le reverrait tout penaud frapper à la porte de la maison pour demander pardon et réintégrer le giron familial. Ce n’était sûrement qu’une affaire de quelques semaines…
Waouh ! À Saint-Mandrier, la cour d’honneur s’ouvrait devant moi et j’admirais tous les bâtiments gigantesques entourés d’une végétation méridionale que je ne connaissais pas. Le climat du Sud réchauffait les cœurs, pour la première fois de mon existence le chant des cigales résonnait à mes oreilles. Rien à voir avec l’humidité permanente et les paysages de champs de blé de la Beauce. J’avais hâte de travailler en atelier et de me former vraiment au métier. Vous imaginez ? J’allais devenir matelot ! Et pourtant, en montant pour la première fois sur un bateau militaire, comme pas mal de mes camarades, le mal de mer m’a pris et m’a tenu pendant huit jours. Je ne pouvais plus rien manger, l’estomac en vrac, la tête vide et cette désagréable sensation de bouger tout le temps au rythme des vagues.
« Allez mon gars, te vide pas de toutes tes tripes. T’en auras besoin par la suite ».
« J’crois que j’vais mourir. J’ai plus de force là… bouh ».
Par chance, tout cela n’a été très vite qu’un mauvais souvenir qui n’a en rien terni ma motivation. Les deux années dans le Var ont défilé à toute allure, elles furent riches en enseignements mais j’y ai découvert bien plus que des cours de mécanique. On nous inculquait le goût de l’effort, l’exigence personnelle, l’importance de servir son pays, sans oublier la fameuse chanson des arpètes :
Nos anciens ont tracé la route
Elle mène vers l’aventure
L’apprenti jamais ne doute
De la valeur du mot servir ;
Travaillons, nous servons la France,
Travaillons de tout notre cœur,
Mécanicien, ta récompense,
Elle est déjà dans ta valeur.
Nos chefs nous menaient la vie dure. Je me souviens en particulier d’un ancien officier reconverti en maître d’apprentissage qui nous balançait les outils à la tête et nous traitait sans arrêt de fainéants « Ah les jeunes de maintenant, ça ne sait plus rien faire de ses dix doigts ». Il prenait du plaisir à nous malmener et on le lui rendait bien, en sabotant parfois son travail avec des plaisanteries de gamin, du genre des punaises étalées sur sa chaise, cacher ses bouquins ou ses lunettes… tout cela ne volait pas bien haut mais on en rigolait bien.
C’est à Saint-Mandrier que j’ai fait la connaissance du Loustique ou Loulou. Nous avions le même âge et nos parcours étaient presque similaires. Lui aussi avait choisi de quitter une famille étouffante et de larguer les amarres loin, bien loin de toutes les tracasseries.
« Tu verras mon Frédo, un jour on montera à bord du Clémenceau. Ptêt bien même que t’en seras le pacha et moi ton second. On fendra les flots en donnant des ordres impossibles aux p’tits choufs et on régnera en maîtres sur tous les océans du monde ».
« Tu vas trop au cinéma voir des films toi. On n’aura jamais le bagage pour commander et on s’en fiche. On sera sur un rafiot, la mer et les gonzesses à nos pieds et on profitera à fond de la vie ».
« Moi je regarde ptêt trop de films, mais toi tu vis que pour les nanas mon gars ! »
Des tapes dans le dos bien viriles ponctuaient nos échanges. Après ça, Loulou remettait ses cheveux blonds en place, trop courts pour être bien plaqués, et il fredonnait un tas de refrains populaires qui mettaient tout le monde de bonne humeur. On partageait tous les deux cette envie de bouffer la vie et d’envoyer paître tout ce qui pourrait nous la gâcher.
Puis ce fut passage obligé par les classes à Hourtin en Gironde, au bord du lac. Le premier jour m’a marqué : je me rappelle la grille d’entrée sur laquelle était fixée une discrète pancarte « Site militaire d’Hourtin »… Temps gris, café très fort avalé à la hâte près de la gare de Bordeaux. Mille huit cents apprentis marins se dévisageaient discrètement les uns les autres, tenant fièrement leurs sacs et leurs ordres d’incorporation. Certains avaient dû venir de fort loin et une certaine appréhension se lisait sur les visages. À l’arrivée, passage obligé par le coiffeur… Quel souvenir mémorable ! Accueil chaleureux et un brin ironique du paysagiste qui taillait les tifs : « Alors jeune homme, on vous fait une coupe basse ou semi-basse ? Avec brushing ? » Son sourire narquois était peu engageant… L’absence de miroirs dans ce salon de coiffure m’a quelque peu inquiété. À juste titre ! Dire que la mode était aux cheveux longs même pour les garçons…
Comme les huit appelés de ma section qui m’ont précédé, j’ai eu droit à l’habituelle coupe « bachi » qui consiste à passer la tondeuse position zéro sur tout le crâne pour que plus rien ne dépasse du béret marin. Deux roues de vélo en guise de tour d’oreilles… Trois minutes plus tard et vingt centimètres de cheveux en moins, j’étais méconnaissable ! On nous a donné ensuite l’uniforme réglementaire (vareuse, caban, pantalon à pont mais aussi chaussures, sac marin, valise, cirage, couvert, tasse et gobelet métalliques…), puis photos d’identité. Retour dans les chambrées pour récupérer un savon et une serviette avant la douche collective obligatoire sous le regard sarcastique et les quolibets des sous-officiers d’Hourtin. Les premiers temps n’ont pas été faciles. Les journées étaient bien occupées depuis le branle-bas sonné au clairon vers 6 h jusqu’au dégagé à 17 h 30. On maniait les armes (tir au fusil, pistolet et pistolet-mitrailleur, jet de grenades), enchaînant avec sept ou huit kilomètres de marche le barda sur le dos, puis les tours de gardes, on apprenait aussi les nœuds marins, à présenter et reposer l’arme. J’en ai vu des camarades pleurer d’épuisement.
« Non mais sérieux, ça sert à quoi de se faire humilier ainsi. Trop débile ce service militaire. Apprendre à se battre contre des Russes qu’on ne verra jamais, y sont dingos là-haut ».
Je me foutais pas mal de la guerre froide que se menaient les Américains et les Russes. Je ne me plaignais pas pour ma part, même si c’était exténuant et même si je préférais de loin les joutes à l’aviron et les courses en chaloupe à vous faire péter les rames aux fameux exercices du matin. On se prenait des bosses de rire à chaque fois qu’un gars tombait à l’eau. Je me sentais dans mon élément. Mon côté boute-en-train m’a permis de m’intégrer rapidement. J’ai bien vite retenu les chansons grivoises de la Marine que j’entonnais de bon cœur avant l’extinction des feux à vingt-deux heures trente. J’utilisais l’argot de la Baille à tort et à travers pour montrer que j’en étais : pour être passé en stage dans vos murs et en manœuvre sur vos bâtiments, je n’ai jamais oublié qu’après avoir été « embarqué » en soirée, j’ai dormi un peu, le temps que le « branle bas » me sorte des bras de Morphée. Qu’il m’a fallu ensuite me présenter à la « rampe » avant de passer par les « coursives » pour ranger mon « caisson » ! Tout ça avant d’être convoqué par le « capitaine d’armes » pour ne pas avoir pointé à l’heure à « l’aubette ». Je ressentais ce besoin de me mettre en avant, de m’intégrer, d’avoir une nouvelle famille. Je ne pensais même plus à la mienne restée là-bas à Nogent.
Il manquait des filles le soir, on les imaginait dénudées et on se racontait ce qu’on leur ferait si elles étaient là. L’époque était à la libération sexuelle, aux mini-jupes