Au nom d’ma mère: Recueil de nouvelles
Par Camille Leroux
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
Camille Leroux est professeur des écoles. Il signe son premier ouvrage, un livre coloré, dramatique et drôle, dans lequel il lie avec simplicité la philosophie à des situations de vie concrètes et burlesques.
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Aperçu du livre
Au nom d’ma mère - Camille Leroux
Au nom d’ma mère
Chapitre 1
Je ne crains ni le bon Dieu, ni les hommes, mais ma mère, elle est terrible ma mère. C’est qu’elle défroque mes secrets en société, elle lit en moi comme dans un livre ouvert, pour le meilleur et pour le pire. Je voudrais la convaincre d’un mensonge qu’elle me pardonne de la tromper, je voudrais me sentir une faiblesse qu’elle me redonne de la grandeur. Non, on ne dupe pas sa mère, elle cueille en nous le petit garçon d’autrefois, l’extirpe sans ménagement, l’empoigne par la cheville, et l’épingle aux yeux fiers et orgueilleux des hommes que nous sommes devenus. J’aurais été le plus grand des tyrans que je craindrais encore ma mère. Le bon roi aurait beau se draper dans ses couches de soie, dans ses broderies ou dans ses lambeaux d’or, il sera toujours nu aux yeux de sa mère. La dignité ne s’y monnaie pas.
C’est que nous sommes prisonniers du regard des autres avant d’être prisonniers de leur or, mais quand il s’agit du regard de notre mère, il n’y a pas de mystère, nous sommes comme prisonniers de nous-mêmes, attachés à la potence de notre enfance, dévêtus, frêles, sans culotte ni dorures pour se camoufler des balles que nous tirent ses yeux. « On te connaît trop bien, nous disent-ils, on te perce au cœur d’un trait, sans hésiter, l’aurais-tu couvert de ta main. Cesse de jurer de ton innocente bonne foi, on connaît ta malice, on décèle tes tanières, et on abat d’une gâchette bien ajustée le sournois animal qui voudrait se jouer de nous. Tu ne nous la feras pas, petit malin, tu mords par-derrière, mais tu viendras nous manger dans la main. » Elle n’avait pas besoin d’ouvrir ses lèvres pour se faire comprendre, ma mère, tout était dans l’iris, seuls les plis du front indiquaient la nuance.
Une chose est sûre, tant qu’elle existe, ma mère, je ne serai jamais grand, mais il faut qu’elle existe, ou je ne serais rien. Devient-on adulte à la mort de ses parents, comme le prétendent certains ? Laissez-moi donc être un enfant. Il ne s’agit pas que d’une boussole, ni même d’un phare, mais carrément d’un port qui vous abrite du vent et vous offre chaleureusement à boire quand la tempête souffle. Deviendrais-je un jour mon propre capitaine ? Les nœuds du nombril qui m’amarraient au quai étaient trop serrés. Je n’étais pas prêt pour sortir la grande voile, pas prêt pour le hurricane à venir, il allait m’emporter vers des terres lointaines, inconnues, et sans espoir de retour.
J’ai pourtant su pardonner à mes parents. J’ai vu en eux toutes leurs faiblesses, leurs vérités comme leurs mensonges, c’est là toute leur humanité. Nos modèles ont des vices de forme, faut-il pour autant s’arrêter là-dessus et ne les considérer qu’à l’ombre de leurs mauvais jours ? J’ai du mal avec ces auteurs qui font métier de casser les idoles. À défaut de pouvoir s’élever dans les hautes sphères de l’humanité, celles des grands génies, sous couvert de vérité, ils les rabaissent à leur niveau. Ne rabaissez pas ma mère, le pourriez-vous seulement, car je suis le seul à qui est dévolu ce droit.
« Respecte tes parents ! m’avait dit un jour une femme qui aimait faire la morale, nous leur devons au moins une chose, si ce n’est beaucoup plus, nous leur devons la vie ». La vie ! Un enfant est-il redevable de la vie ? Qui est assez cruel pour obliger un homme à venir au monde ? J’ai passé plus de temps à me lamenter de la vie qu’à en éprouver ses joies. Chacun de mes sourires était un effort pour dérider un cœur qui, lui, n’y était pas. Un jour, peut-être, je comprendrais que vivre suffit à être heureux. Je le sais, je l’ai lu, je l’ai entendu. Tous le disent, la vie simple, rien que cela ; tous le répètent, les bouddhistes, les philosophes, les méditationnistes, les journalistes, les fleuristes, les riches, les pauvres ; tous le chantent, à condition qu’on n’aille pas titiller leurs affaires de trop près au risque de réveiller cette irascibilité toute matérialiste, celle qu’ils s’évertuent de refouler dans leurs séances de yoga. La spiritualité a ses limites, comme un bon chrétien qui ne pardonnerait pas à son voleur au lieu de lui dire : « Vas-y, sers-toi, tout ce qui est à moi est à toi, à Dieu ». Je suppose que la vie heureuse est plus facile à louer quand il ne nous manque rien. Mais comment faire ?
C’est là mon problème, il ne me manque rien, j’obligerais pourtant la terre à rouler en sens contraire si j’en avais le pouvoir. Plutôt la changer elle que me changer moi. Si tout n’est que hasard sur cette terre, alors chaque seconde qui tremblote, chaque souffle qui s’enflamme, chaque mélodie qui auréole nos pensées, tout n’est que trop précieux ; oui, sous le règne du hasard, tout ce qui touche à la beauté du monde est encore plus beau ; le merveilleux est davantage merveilleux s’il ne tient de rien.
Sans doute faut-il avoir beaucoup souffert pour apprécier d’exister simplement. Je dois ignorer ce que c’est. On m’a conseillé d’arpenter l’existence comme elle venait, quels que soient les tourments du chemin : ces crevasses où l’on s’embourbe, ces cailloux qui nous désaxent, ce bitume où l’on se faufile, pestant, entre les pots d’échappement qui colorent nos journées. Remarquez comme on va moins vite sur un chemin de terre, c’est pourtant plus joli et on y respire mieux. L’odeur de la terre mouillée, le pétrichor, nous rappelle que le goudron, ce résidu de la mort, est une négation de l’existence. Plus l’on bétonne, et moins la vie est belle.
C’est le drame de notre époque, c’est que l’on ne souffre plus pour l’essentiel. « J’ai connu la guerre, moi », me racontait un grand-père qui se plaignait d’une jeunesse qu’il ne comprenait plus. Attendait-il plus de gratitude pour avoir subi un conflit que d’autres avaient fait pour lui alors qu’il n’avait pas deux ans ? « Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts », dit le philosophe. Franchement, je ne vois guère de progrès à souffrir dix années d’une vie. On peut supporter bien des états sans que rien ne change, ni en bien ni en mal. On souffre, mais on ne meurt pas car on espère. Maudit soit Zeus.
Mais je n’ai pas connu la guerre, alors je n’étais pas prêt à accepter la vie, à accepter de souffrir, je n’étais pas prêt pour l’histoire qui va suivre. Tout mon malheur est là, je n’ai pas eu le choix. Maman est morte.
Chapitre 2
Vous vous attendiez à quoi, un accident, un crime, une maladie ? Détrompez-vous, rien de tout cela, maman est morte de sa belle mort, dans son lit, après s’être endormie, comme la belle au bois dormant mais sans son prince charmant. C’était à prévoir, c’était même prévu, mais c’était trop tôt. Elle n’était pas bien vieille, ma mère.
Il était neuf heures quand le téléphone a sonné un samedi matin. La première fois, je l’ai ignoré, je n’ai pas décroché, cela m’emmerdait de répondre à un numéro inconnu. J’avais la tête dans le cirage et je regardais d’un œil endormi le résumé du match de la veille sur ma tablette. Puis le combiné a vibré une seconde fois, le même numéro. Exaspéré, la bouche pâteuse et la gorge grippée, j’ai décroché. C’était le docteur, de l’hôpital, il m’a demandé si c’était bien moi, puis il s’est présenté. Il m’a d’abord expliqué ceci « la femme de ménage », et puis cela « elle nous a appelés ». Je ne comprenais pas tout à ce qu’il disait parce que je n’arrivais pas à suivre le passement de jambes de Louis Pedro Hernandez en même temps que le flot de paroles du haut-parleur.
« BUT de la délivrance pour cette équipe qui a subi les dernières minutes du match sous une pression constante. Elle a su tenir en faisant preuve d’une vraie solidarité défensive. Les voilà qualifiés pour la suite de la compétition… »
Sur le coup, je n’étais pas sûr d’avoir compris, je ne réalisais pas. On m’arrachait de mon lit pour me replonger la tête dans un drôle de songe, une espèce de coltard vaseux où rêve et réalité se mélangeaient vaguement. Jusqu’à présent, j’avais vécu ma vie comme dans un film, sur un fauteuil de cinéma, à l’ombre de l’écran pendant que mon paquet de popcorn se vidait. Mais voilà qu’on me braquait des projecteurs en plein visage, sans me prévenir, que la bobine sautait, que les enceintes se coupaient, et qu’au même moment un inconnu surgissait devant moi avec son mégaphone pour me postillonner à la figure : « DEBOUT FAINÉANT, IL EST L’HEURE DE TE BOUGER LE TROU DU CUL, TA MÈRE EST MORTE, ELLE EST MORTE ! » Ce grossier interlude était-il compris dans le spectacle ? Je ne me souvenais plus du programme.
Elle est morte de vieillesse, et je n’étais pas prêt. La mort, j’y avais bien pensé quelques fois. Je croyais même que je n’avais pas peur de la mort, de ma mort. Mourir m’importait peu. Parfois, la nuit, dans le secret de mon lit, je me languissais d’une tristesse bien légère, celle d’imaginer ma propre mort. Qui serait venu à mon enterrement ? Qu’aurait-on dit sur moi ? En fait, j’en arrivais à la conclusion que si ma mort était à l’image de ma vie, alors elle ne me rendrait pas plus sympathique aux yeux des autres. Pourquoi viendraient-ils me voir, de ma mort, ceux qui m’ont évité de leur vivant ? J’ai toujours été le bouche-trou des gens qui n’avaient rien de mieux à faire. Sans doute viendraient-ils pour se sentir exister davantage, ils se prétendraient proches de moi, sensibles à ma disparition, portés par cet espoir qu’on s’apitoie sur leur chagrin, qu’on s’occupe un peu d’eux. Il est beaucoup plus facile de réconforter un vivant qu’un mort. On ne porte de réelles attentions aux choses que lorsqu’elles viennent à manquer. Mais je devinais leur fourberie, ils voulaient s’approprier le peu de succès qui m’était pour une fois réservé, ou alors, ils ne viendraient pas, pour ne pas avoir à me faire cet honneur. Eh bien soit, je me vengerai, je resterai en vie aussi longtemps qu’il le faudrait pour ne pas leur laisser ce bon plaisir. Je vous enterrerai tous.
Non, ce qui me retenait de mourir, même dans mes rêves, c’était d’imaginer ma mère en larmes, elle qui avait tant donné. Je chialais de la voir pleurer. Il m’est même arrivé de lui en vouloir, à elle et à ses sentiments qui me privaient