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Itinéraire d'un naufragé
Itinéraire d'un naufragé
Itinéraire d'un naufragé
Livre électronique359 pages5 heures

Itinéraire d'un naufragé

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À propos de ce livre électronique

Tandis qu’un psychopathe nous mène d’une ville à l’autre et nous raconte ses forfaits, un lieutenant de police poursuit pas à pas les indices d’une enquête criminelle locale. Les chemins des deux protagonistes se croisent et se séparent à plusieurs reprises. Sans le savoir le policier et le criminel sont le faces de la même médaille. L’un et l’autre tentent d’apprivoiser la mort et l’un et l’autre désirent la même femme, mais la mort et la femme sont d’une nature imprévisible.

Cet ouvrage a été présélectionné pour le prix du Quai des Orfèvres 2023.
LangueFrançais
Date de sortie14 avr. 2023
ISBN9782312132525
Itinéraire d'un naufragé

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    Aperçu du livre

    Itinéraire d'un naufragé - Arsène Remi

    cover.jpg

    Itinéraire

    d’un naufragé

    Arsène Remi

    Itinéraire d’un naufragé

    LES ÉDITIONS DU NET

    126, rue du Landy 93400 St Ouen

    Du même auteur

    Le venin de l’ange, 2020.

    Itinéraire d’un naufragé, 2020.

    La blanche de Calabre, 2020.

    La revanche du clown, 2021.

    Nouvelle édition

    © Les Éditions du Net, 2023

    ISBN : 978-2-312-13252-5

     « Le sage se demande à lui-même la cause de ses fautes, l’insensé le demande aux autres. »

    Confucius, homme d’État et philosophe chinois,

    (551 av. J.-C., 479 av. J.-C.)

    Prologue

    Je me réveille en sursaut. La nuit est en moi, portes et fenêtres grandes ouvertes. La sueur ravine mon torse et le creux de mes reins. J’ai rêvé. De moi-même. Un cauchemar récurrent : j’étais nu et courais dans les bois, poursuivi par une meute invisible, m’écorchant les membres à chaque broussaille, haletant, quand un géant me stoppa net d’une main cagneuse sur le visage, une main qui m’enserra le cou jusqu’à l’étouffement. Tandis qu’une voix rocailleuse venue de derrière moi me susurrait « tu es l’ange et le diable à la fois », j’entraperçus le visage de mon bourreau : moi-même. Puis la même voix murmurer : ton temps est compté.

    Deux ans que ce cauchemar me pourchasse, me fait hurler et m’oblige à ouvrir les yeux pour ne pas me voir mourir. Pourtant, la mort ne me fait pas peur, elle est devenue un instrument à ma merci, une partenaire docile et serviable, une alliée, une presque amie. Un alcool fort qui relativise l’échec et amadoue le chagrin.

    Cependant, cette hallucination me ramène à ma situation première, celle dans laquelle je subissais sans défense, celle où j’étais enchaîné au regard des autres, lorsque j’étais le jouet que l’on piétinait allégrement et sans ménagement. La mort délivre, mais l’humiliation momifie vivant dans l’indifférence générale.

    Après avoir survécu au pire, certains jureront que leur regard a changé, qu’ils vivent pleinement chaque instant, que rien ne les touche ni les sarcasmes ni les compliments et que chaque minute est une offrande infinie. Leur quotidien est devenu un immense jardin dont il faut apprécier chaque variété de fleurs. Pour ma part, rien de tel. Après avoir vécu l’enfer, je le ressasse en boucle et j’y inscris mon destin.

    Assis au bord du lit, les yeux fixant la coupole sombre – une déchirure de fin de jour – je me demande si je suis au début ou à la fin du monde qui est le mien. Le cliquetis des clés et des portes qui se verrouillent, des barreaux qu’on heurte et la violence des insultes qui fusent, blessent le silence et m’empêchent de me recueillir. La lucarne haute et barreaudée me renvoie un ciel d’encre diluée, le drap sale de mes rancunes et de mes frustrations, et l’espace étriqué où je suis enfermé me rappelle l’enclos d’un cimetière.

    Ce qui me sauve, ce qui me définit, ce qui me libère, c’est que je suis mort depuis longtemps et que ma vie est un Requiem en mémoire des disparus.

    Hiver 88, le jour de mes onze ans. Une nouvelle brutale défonce la chaussée et creuse le premier nid-de-poule, le premier chagrin. Des images émergent à la surface, vives, acérées, houleuses, pour échapper au trop-plein de larmes et me révèlent les orages refoulés. Des crises, des coups, quelques entailles dans ma chair. Mon seul ami, père de substitution avec un père toujours vivant, venait de mourir à dix-huit ans, écrasé par un camion à deux kilomètres de chez lui. La douleur tue ; un mort au-dessus de soi, un mort au fond de soi et l’incompréhension d’un enfant devant un monde qui s’écroule.

    Mon adolescence, des amours inachevées, des baisers furtifs, des effleurements interdits, un lit jamais défait et des cris pour combler le manque. Quelques entailles, des points de suture ; mon corps peut en témoigner : territoire de bataille pour imposer ma place au milieu des miens, au milieu des autres et obtenir un siège au lieu d’un strapontin. Balloté d’un rejet à l’autre, je sus parfois encaisser et punir celles qui m’avaient abandonné, sans en tirer le moindre apaisement, jusqu’au pseudo-suicide de ma mère.

    Mon regard s’attarde un instant sur les murs couverts de graffitis et de rayures : des obscénités dans toutes les langues, mais au milieu, comme une étoile dans un ciel obscur, quelqu’un a dessiné un cœur et inscrit dedans « Amanda pour toujours ». J’avais gravé le même cœur et le même prénom sur une porte des toilettes de mon lycée. Mon amour, mon doux, mon bel amour, ma grande illusion.

    Je ferme les yeux, mais je sais que je ne pourrai plus me rendormir. Moi aussi j’avais cru à ce genre de promesse. L’amour qui sauve, l’amour qui guérit, l’amour bouée de sauvetage, mais je m’étais lourdement trompé. L’amour enferme, l’amour affaiblit.

    Des images affluent en désordre, des images de sang, des images de haine, haine de soi, haine des autres, mais il n’en a pas été toujours ainsi.

    Avant de commettre le premier meurtre, j’étais à la première page d’un livre encore vierge et rien ne me poussait à écrire une histoire et encore moins à y retranscrire la mienne.

    Chapitre 1

    L’hiver est là, bien là. Il fait froid, terriblement froid, pourtant je ne ressens rien ; en moi bouillonne une colère sourde mêlée d’ennui. Emmuré entre quatre murs, j’attends une justice qui tarde à venir et pour cause : j’ai tué le juge !

    Transparent dans ma propre ville, je n’appartiens plus à ce monde qui me condamne comme un pestiféré. Certes, mes actes sont loin d’être anodins et pardonnables, mais ils n’ont jamais été fortuits et encore moins dictés par la folie, comme certains s’évertuent à l’affirmer. La folie, un cliché qui réduit la portée de nos gestes et rassure en nous plongeant dans le déni de nos désirs funestes.

    Après tout ce que vous avez lu sur le monstre que je suis censé être, je tiens à rectifier le tir et à vous donner ma version des faits. Je ne veux nullement me dédouaner de mes forfaits, je veux seulement retracer avec vous le chemin qui m’a mené au désastre que vous montrez du doigt. Je ne suis pas devenu en un jour le tueur sanguinaire incarcéré dans un quartier de haute sécurité de Fleury-Mérogis. Il existait probablement en moi, tapie dans un angle obscur de ma conscience, l’envie de passer à l’acte. Mais qui n’a pas eu un jour rêvé de tuer son prof, une ex, son voisin, son collègue, son percepteur ou même son propre enfant ? Nous avons tous notre lot de rancunes et de frustrations, de projets avortés, de désirs inassouvis.

    Le plus simple serait peut-être de partir du mot juste, du mot premier, du signe évident, qui me vient à l’esprit.

    Au commencement, il y avait un désert de fers chauffés à blanc, de fils de fer barbelés et le manque absolu à ruminer. L’absence d’amour et d’affection, des cœurs aux fenêtres closes et des silences blessants. Je me cachais, mais je savais que tout cela me rattraperait un jour ; personne n’échappe à son destin.

    Je m’appelle Ghjacumu Bouton. Oui, comme un bouton et ceci explique en partie mes déboires d’adolescent et mes échecs amoureux. Mon nom de famille ne faisant pas très corse, mon père tenait à me donner un prénom adapté à mes origines. Dans les maquis de l’île de Beauté, ce prénom n’aurait surpris personne, mais dans la cour de récréation d’un petit village de Haute-Savoie, il sonnait comme l’hallali dans une chasse à courre. Associé à mon nom, il faisait de moi une bête de foire. Dès le premier jour d’école, j’avais compris que je serai la risée des autres, un cirque ambulant à moi tout seul. Mon rapport à mes camarades de classe était tout tracé et il en serait ainsi jusqu’au lycée. Quand ce n’était pas le prénom, c’était le nom qui prêtait à rire, puis les deux finissaient par déteindre sur mon physique qui, bien que banal, devint sujet à gloussements. Vous me diriez, si je m’étais appelé Éloi ou Augustin, prénoms en vogue dans les familles bourgeoises, ou pire encore, Enguerrand ! Enguerrand Bouton, il y aurait peut-être de quoi intenter un procès aux employés de l’état civil.

    Avant, avant que l’homicide ne devienne un facteur déterminant, avant tout cela, je m’étais adapté à mon environnement ; l’humiliation et la colère étaient rangées dans un grenier inaccessible, séparées et sans lien de parenté manifeste. Ce n’était, certes, pas l’acceptation, mais j’ai longtemps pratiqué l’oubli, cet antalgique doux appliqué à l’absurdité de l’existence et j’ai parfois réussi à faire taire toutes mes frustrations. Cependant, l’oubli ferme seulement les paupières ; les pensées douloureuses, taupes infatigables, rongent de l’intérieur et creusent un puits de plus en plus profond dans la conscience.

    Mais, voilà, un événement étrange, inattendu, a brisé cette harmonie entre le moi fébrile et le moi endormi, le moi pacifique et le moi combattif. Une fêlure dans un chaînon, une épine dans un rouage, un rien de rien et le tout s’est mis à tressauter, à ferrailler contre le temps qui passe et à chercher des noises au temps passé. Et la colère, outil de survie légué par des ancêtres obligés de détruire pour avancer, de tuer pour survivre, s’est imposée à moi comme le dictateur au peuple soumis et le violeur à sa victime apeurée.

    Bien sûr, des millénaires d’éducation ont bridé nos émotions et rendu la colère obsolète, déplacée, ringarde, inculte, mais elle est restée en nous, cachée dans le grenier de nos rancœurs, prête à se manifester à la moindre frustration. Et la mienne a surgi, pleine et souveraine, affamée et vorace, sabre au poing, hussard auquel on a ordonné de charger.

    Le révélateur, le déclencheur ou l’accélérateur – je ne saurais dire – de ce sentiment destructeur, une convocation. De ces écrits qu’on appréhende et qui nous font flipper, même si on n’a rien à se reprocher. Une lettre de l’administration. Une administration qui n’administre rien et qui, au lieu de protéger le citoyen, le harcèle, le dénude, le martyrise et parfois le brutalise.

    Bon, je m’éloigne du sujet.

    Donc, une lettre officielle du commissariat de quartier. Une simple invitation sur papier brun recyclable plié en deux et portant Marianne pour « affaires vous concernant », « Lundi 19 février, 9 heures ». Très explicite, comme vous le voyez… Le surlendemain et un sale weekend en perspective.

    J’ai ressassé, ruminé et effectué, en vain, le tour de tous les pourquoi. J’avais bien commis de graves péchés, mais je savais le secret bien gardé. Et, connaissant la réactivité aveugle de la police, je savais qu’elle ne percevait que ce qui sautait aux yeux. Et encore faudrait-il lui mâcher le travail et la prendre par la main comme l’on ferait avec un enfant perdu. Les flics tâtonnent dans la pénombre et portent des œillères au lieu d’une lampe frontale, courent dans tous les sens au lieu de s’arrêter un instant et de réfléchir, et attendent que le feu se propage avant d’agir. Des excités, essoufflés et inefficaces ! Des hommes de Cro-Magnon armés de gourdins modernes : Tasers, Tonfa, Flash-ball, Glock et autres délices de survie ainsi qu’une batterie de fichiers légaux ou occultes pour suivre à la trace le moindre de nos éternuements. Une armée d’assoiffés à la recherche d’un gibier atrophié par la pollution, mais une armée obnubilée par ce qu’elle voit et non par la partie immergée de l’iceberg.

    Bien sûr, nous avons tous un secret, quelque chose à se reprocher, un feu rouge qu’on a grillé, un objet qu’on a dérobé, subtilisé ou trouvé et pas rapporté, une somme qu’on a oublié de déclarer ou le chat du voisin enterré quelque part dans le jardin. Notre vie est semée de mensonges, petits ou grands, de trahisons, de fourberie, de méchanceté et de paroles enjôleuses et trompeuses. Et moi, donc ? J’ai vécu dans le déni de moi-même et de mes besoins vitaux et cela me convenait, jusque-là. Mais rien ne dure, surtout pas les illusions.

    Cet anodin « Affaires vous concernant » n’aurait pas forcément ouvert la boîte de Pandore, son chagrin, sa folie, ses vices si, encore une fois, Ève la pécheresse n’a pas entrouvert puis refermé les portes du paradis.

    Pour tout vous dire, je vis seul ou presque, il y a mon chat, peu bavard, plutôt fuyant et qui passe le plus clair de son temps à errer dehors. Les gens seuls sont doués pour faire semblant de vivre en harmonie avec les autres, mais je n’ai personne à qui parler de mes angoisses et je ne suis pas assez gaga pour les confier à mon chat, lorsqu’il daigne me rendre visite. Et ce n’est pas un choix, comme le prétendent la plupart des Parisiens célibataires. Je suis seul parce que personne ne me supporte. Casanier, acariâtre, méfiant, jamais content et surtout radin ; j’ai hérité ces qualités de mon père. Les femmes aiment être comblées de cadeaux, qu’elles critiquent souvent, être invitées au resto dont elles détestent le menu, au cinéma d’où elles sortent en pleurs ou déprimées. Et moi, je n’aime pas dépenser et je n’aime pas sortir. Je préfère lire des livres que je n’achète pas, que j’emprunte à la bibliothèque, que j’emprunte et que j’oublie de rendre, des revues que je récupère par-ci par-là et des journaux gratuits. Ah, ça, j’aime lire les gratuits dans le métro et quand je n’en trouve pas, je râle et je furète sur les sièges pour en dégotter un, même froissé, chiffonné, les gens sont négligents. Car ma vie se passe aussi dans les transports en commun. Deux heures par jour, voire plus. La RATP est malicieuse, elle nous réserve souvent des surprises, la neige, le gel, un accident, un suicide, une boîte de soda jetée sur la voie ferrée, une grève inopportune. Oui, des grèves que la RATP s’obstine à organiser pour égayer la vie de ses usagers, à l’instar de la Poste, la SNCF, les gilets jaunes, les antivax, les stylos rouges et bien d’autres institutions d’humoristes. Tout est bon pour nous divertir. Les Français mettent un point d’honneur à faire plus de grèves que les pays du monde entier réunis. Notre savoir-faire, ce n’est pas le luxe, ce n’est pas le vin et encore moins les nouvelles technologies. Non, c’est la grève. Et là, on est bons ! Et tout le monde s’y met, les jeunes, les vieux, les actifs, les retraités, les motards, les taxis, les camionneurs, les lycéens, les étudiants, les chômeurs. Un jour, les morts feront grève !

    Je m’égare encore. Oui, il faut bien que je gagne du temps avant ce foutu rendez-vous pour affaires vous concernant et qui me fait flipper grave, comme disent mes élèves !

    Lundi 19 février, 9 heures. Le jour qui a chamboulé ma perception du monde et réveillé la bête qui sommeillait en moi. J’avoue qu’elle avait déjà exercé ses griffes bien avant, mais ce jour-là, elle les a aiguisées pour de bon.

    Crachin breton sur la ville et gelées matinales ; la météo continue à nous couvrir de bienfaits : des inondations qui durent – la Seine s’en donne à cœur joie, la Marne aussi – de la neige et maintenant le froid.

    Au commissariat, un accueil glacial de circonstance ; ici on cultive le mépris et le froid. La convocation produit l’effet attendu : déjà suspect. Regard en biais, tutoiement, geste négligent de l’index, premier étage, quatrième porte à gauche, grappes d’uniformes bleus gobelet de café à la main, poussière sur les marches, vitres opaques et sales, cris, grognements, déni, crissement de chaises et j’en passe. Une musique des plus bienveillantes.

    Je m’oriente comme je peux à travers un couloir aux tons gris donnant sur un dédale de bureaux identiques ; l’administration n’aime pas l’originalité. Je pénètre, avec une certaine appréhension, dans le bureau que l’adjoint de sécurité m’avait désigné. Rien d’attrayant. Une lumière blafarde, des murs gris qui soulignent encore plus la tristesse des lieux et un amas de dossiers sur la table. Trop nombreux pour qu’un policier tout seul puisse en venir à bout. La bataille est perdue d’avance, mais ici, on est fier de résister ou de faire semblant de l’emporter.

    Une petite pièce anonyme, un panneau d’affichage couvert d’articles de journaux à la gloire, probablement, de l’occupant des lieux, un radiateur électrique plutôt psychologique, vu l’atmosphère glaciale, un mug crade aux couleurs du PSG et un homme qui m’observe avec insistance, un doigt sur la commissure des lèvres, comme s’il s’apprêtait à réciter un verset de la Bible, dans le ronronnement d’un ordinateur obsolète. L’administration dans toute sa splendeur et j’en connais un rayon.

    Trapu, barbe de trois jours et cheveux roux hirsutes, le policier qui me fait face est loin des stéréotypes des séries américaines. Il porte un pantalon fripé, un pull informe en laine écrue et des baskets usagées de joggeur sur le retour. Rien d’un sportif et encore moins d’un séducteur prêt à coucher avec sa collègue, sa chef de service ou l’avocate de passage. Ou il cache bien son jeu. Son regard acéré et un pincement de lèvres suffisant tendent à laisser entendre que sa vision du monde est le monde, son évidence, l’évidence, sa vérité, la seule vérité. Les femmes, paraît-il, aiment les mâles bourrés de certitudes et de confiance en soi.

    Mais affable. Lieutenant Timonier, me précise-t-il. Il m’invite à m’asseoir avec un sourire bienveillant. Des dents blanches, quand même, et des lèvres pulpeuses, de celles qu’on aimerait trouver chez toutes les femmes. Un nez fin, aussi ; un nez de chien policier.

    Se méfier. Toujours se méfier des individus gentils, surtout ceux qui vous convoquent pour de mystérieuses affaires vous concernant et qui vous montrent rapidement et sans détour leurs dents étincelantes, tentent de vous piéger avec leurs lèvres pulpeuses et vous reniflent de leur nez de chien policier.

    J’arrange mon col de chemise, déboutonne mon manteau ou l’inverse, je suis fébrile. Je m’installe en face de l’enquêteur sur une chaise branlante, faisant partie probablement des instruments de déstabilisation dont use la police en général, en plus de l’intimidation, des écoutes sournoises, des foutages à poil et du doigt dans le cul, qu’ils aiment prodiguer. Certes, j’ai lu qu’il n’y avait plus que les médecins qui ont le droit de pratiquer le toucher rectal des gardés à vue, mais je suis sûr que les flics ont trouvé d’autres plaisirs. Plaisirs que je ne tarderai certainement pas à expérimenter. Une intuition et mes intuitions me trompent rarement, voire jamais.

    – Ghjacumu Bouton, comme un bouton, c’est bien ainsi, que vous vous appelez ?

    Non, Jésus de Nazareth ! De Nazareth, une station du RER A !

    La voix du lieutenant Timonier est douce, avenante, et le ton n’est pas moqueur. Encore une arme dont il use, avant de passer aux sévices. Il tourne et retourne ma carte d’identité dans tous les sens, comme s’il cherchait un détail qui lui prouverait qu’elle est fausse ou qui laisserait apparaître un autre nom que le mien. Un apprenti magicien.

    J’acquiesce.

    – Ghjacumu, original comme prénom. C’est corse, non ?

    Non, Alsacien, Ducon !

    J’acquiesce, toujours fébrile. L’attente est la pire des tortures, après les vraies, bien sûr. La chaise couine légèrement et m’oblige à chercher une stabilité incertaine. Les muscles tendus, les épaules levées malgré moi, j’observe mon interlocuteur, impatient de recevoir son coup de massue ou son mug pourri dans la gueule.

    Le lieutenant farfouille dans les documents étalés devant lui, chiffonnés comme son pull, ce doit être le genre d’adolescent qui refuse de grandir. À quarante ans, bientôt, vu les rides autour des lèvres et des yeux, il devrait y penser. Je suis sûr qu’il est célibataire. Qui voudrait de lui, d’ailleurs ? Et je suis bien placé pour le savoir. Les femmes aiment… Tu t’égares, tu t’égares. Concentre-toi, m’intime la petite voix hargneuse et autoritaire.

    – Avez-vous déjà eu affaire à la police, monsieur Bouton ?

    – Non, jamais.

    Tu as répondu précipitamment, trop peut-être.

    L’enquêteur adolescent mal fagoté se recule au fond de son fauteuil, le faisant grincer, puis se penche vers moi et me projette à la figure des relents de café bon marché. Son sourire est bienveillant.

    Je n’ai aucune illusion, ce flic est un flic et son boulot est de me piéger. Sa bienveillance n’est qu’une arme et sa fausse sollicitude un filet grossier dans lequel il croit me faire tomber. Le jeu du chat et de la souris est tronqué et ce gros balourd ne le sait pas. J’endosse sans hésiter le rôle de la souris en baissant les yeux et le laisse venir.

    – Rassurez-vous, Monsieur Bouton. Une enquête de routine, juste une enquête de routine, rien de plus.

    Rassurez-vous, ça ne fait pas mal. Ouvrez grand la bouche et ne fermez pas les yeux, disait à sa victime le nazi de Marathon Man en exhibant une sonde de dentiste, c’est sans danger. Faire semblant de rassurer sa proie pour qu’elle perde encore plus le contrôle, un art consommé de la torture psychologique. Occuper l’esprit pour affaiblir le corps, puis affaiblir le corps pour anéantir l’esprit.

    Le policier se recule à nouveau et ouvre les mains devant lui, des paluches de marinier, larges et cagneuses. Il doit travailler au noir à Rungis ou sur les docks !

     Une enquête de routine, je vous l’ai dit.

    Puis, après s’être gratté énergiquement la barbe du plat de la main – plus personne ne prend la peine de se raser aujourd’hui, tu parles d’une mode : négligé pour vous plaire – l’apprenti nazi précise :

    – Un homicide a été commis devant chez vous, juste sous votre balcon.

    Tu ne m’apprends rien, Ducon !

    Le policier lève un sourcil. J’ai l’impression qu’il a entendu la petite voix.

    – Je n’ai pas de balcon.

    Là aussi, j’ai répondu trop vite. Ce qui fait tiquer mon interlocuteur.

    – C’est une façon de parler, rétorque-t-il, agacé d’être repris. Vous habitez bien rue Küss ?

    Il prononce le nom de la rue comme si c’était une maladie honteuse.

    J’acquiesce, en baissant les yeux. Un signe de culpabilité que ne manquera pas d’interpréter mon prochain bourreau avec son regard devenu dur, froid et pervers. La perversité ne se guérit pas, c’est un état permanent. Je l’ai lu dans un Psychologie Magazine que j’ai récupéré dans le local à poubelles de l’immeuble. Le Paris March de la psychologie, on y apprend bien des choses, mais apprendre n’aide pas à changer. Peut-être à prendre conscience de qui on est et c’est déjà pas mal.

    – Et vos fenêtres donnent bien sur la rue ?

    La question du lieutenant me fait sursauter ; j’errais dans mes pensées comme un vagabond dans les couloirs du métro à la recherche d’un coin pour dormir.

    J’acquiesce à nouveau, en précisant :

    – La fenêtre de mon salon, seulement. La chambre et la cuisine donnent sur une arrière-cour.

    – Bien.

    Le flic se gratte à nouveau la barbe, d’un air pensif, puis retire une photo d’une pochette et la pose devant moi, sans un mot.

    Je regarde le cliché sans le toucher et sans réagir. À quoi bon, il s’est déjà fait une idée de ce que j’ai pu faire. L’effet tunnel. Il se fixe sur la première cible venue et ne la lâche plus, quoi qu’elle puisse dire ou faire et quel que soit l’alibi qu’elle donne. C’est elle, ça ne peut être qu’elle, il ne peut pas se permettre de se tromper ni de perdre la face, sinon c’est l’anarchie, la chienlit, la révolution, voire encore pire, le communisme, l’islamisme, le radicalisme et tous ces ismes qui vous font voir de toutes les couleurs, avant de vous écorcher vif, si vous émettez la moindre objection !

    – Connaissez-vous cet homme ?

    Bien sûr, Ducon !

    Je regarde à nouveau le cliché, sans le toucher ; le policier pourrait en profiter pour relever mes empreintes. Je secoue la tête.

    L’homme, debout devant une porte cochère, la quarantaine, athlétique, sourit à l’objectif. Costume de prix ajusté, visage hâlé, des yeux de carnassier. Un trader sûr de lui, prêt à vous conseiller un placement ruineux et à vous entuber avec le sourire. « C’est ce que l’on a de mieux sur le marché. La rentabilité est assurée, avec un minimum de risque. » Un risque que lui ne prend jamais et qui vous met sur la paille une fois sur deux, mais la cupidité vous fait foncer droit dans la gueule du loup.

    – Alors ?

    Je secoue la tête et plisse les lèvres en le regardant de mon air de chien battu.

    – Non, ça ne me dit rien.

    Ne rien avouer, nier l’évidence.

     Ah, bon !

    Le policier pose un deuxième cliché à côté du premier, comme s’il disposait un jeu de cartes dont il faut deviner le sens. Le même homme, plus pâle, allongé sur le dos, un trou à l’emplacement du cœur et la chemise blanche maculée de sang. Il a perdu de son assurance et de sa fierté. La mort apprend l’humilité.

    – Et celui-là ?

    Je secoue à nouveau la tête.

    – Jamais vu.

    Le premier oui paraît bénin, alors qu’il vous enchaîne et vous poursuit comme un boulet au pied. Ne jamais le lâcher à la police, vous leur donnerez de quoi vous ferrer comme un lapin dans le piège du braconnier. Les flics braconnent et dupent la loi en permanence ; le droit n’est pas droit, il est sinueux, poreux, malléable et ils s’y engouffrent, y nichent et y pondent des œufs. Vous n’avez qu’à poser la question à votre avocat, il vous le confirmera d’un air malicieux et gourmand en vous tendant sa note de frais. Lui aussi aime le droit qui n’est pas droit et dans lequel il peut aisément couver ses œufs en or.

    L’officier lève la tête et renifle. Un début de rhume. Il se mouche bruyamment dans un mouchoir en papier défraîchi. Rien ne se perd, il est prêt à l’user jusqu’à la moelle.

    Je me pince le nez instinctivement, par mimétisme. Il paraît – encore Psychologie Magazine – que ce genre de geste rapproche de son interlocuteur, qui se sent en confiance face à son semblable, à son alter ego, mais je ne suis ni son semblable ni son alter ego, simplement un coupable en devenir ou un coupable désigné.

    – Pourtant, il habitait dans votre immeuble, juste en face de votre appartement.

    Mimant l’intrigué, j’approche mon visage de la première photographie et l’examine avec insistance, toujours sans la toucher, sait-on jamais.

    – Non, je vous le jure, sa tête ne me dit rien.

    Tu ne crois pas en Dieu, mécréant. Pourquoi tu jures ?

    Puis, après un silence étudié, j’ajoute :

    – Mon voisin d’en face, je le connais, c’est un étudiant. Il est parti aux États-Unis cet automne, mais je ne l’ai pas revu depuis.

    Timonier tousse ostensiblement, tout en se frottant les mains après coup.

    – Étrange, ça fait pourtant six mois que cet homme créchait chez Benoit Morel.

    Je n’aurais pas dû pousser le bouchon trop loin. J’ose une explication fallacieuse, pour tenter de m’extirper de ce guêpier :

    – Peut-être l’ai-je croisé, mais je ne suis

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