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Oubli interdit: Polar
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Livre électronique322 pages5 heures

Oubli interdit: Polar

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À propos de ce livre électronique

Un meurtre sordide, un enlèvement, plusieurs disparitions... La police se lance dans une vaste enquête qui aboutira à de nombreuses révélations !

Peu de temps après les funérailles du vieil Adrien Ragnotti, le corps de son fils Jacques est retrouvé sur une plage, une croix gammée gravée au fer rouge dans le dos. Sur le registre de condoléances, on lira la même phrase que celle écrite lors de l’enterrement de son père : Souviens-toi du 6 juin.
Alors que la police peine à trouver une piste, la sœur et les deux autres frères de Jacques disparaissent tour à tour. L’enquête pour meurtre puis pour enlèvement conduira les flics de l’Alsace au Roussillon en passant par Cortona, un village toscan. Mais la fratrie reste introuvable. En revanche, les souvenirs inaltérables et douloureux qu’a laissés une époque troublée et somme toute assez récente de notre Histoire refont surface et ravivent les sentiments les plus noirs et les plus violents.
Rythme effréné et diabolique pour une affaire dont les ramifications sont beaucoup plus complexes et sordides qu’il n’y paraît.

Pierre Brocchi est l’auteur de précédents polars dont Aucun répit, paru aux éditions Lucien Souny en 2018.

Découvrez une enquêtre haletante au travers de la France et de l'Italie, sur les traces d'anciennes mémoires rescapées des camps de concentration. Un roman noir à lire au plus vite.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Un récit poignant. Un sans-faute, Bravo ! À découvrir absolument.- Beatrice258, Babelio

Un très bon roman qui nous tient en haleine jusqu'au bout. On se pose des questions jusqu'à la fin, on a hâte de savoir comment ça va se terminer et au final, on n'est pas déçu par ce roman. Décidément, j'aime les livres des éditions Lucien Souny ! - MissCode, Babelio


À PROPOS DE L'AUTEUR

Depuis qu'il a raccroché les baskets - il était prof d'EPS, Pierre Brocchi écrit. Il a signé Aucun Répit (2018) aux éditions Lucien Souny. Avec Oubli interdit, il tenait à évoquer la tragédie qui s'est déroulée dans le camp de Saint-Cyprien en 1940 où le gouvernement français y a parqué des milliers de réfugiés. L'auteur construit un scénario sur un rythme effréné et diabolique pour une affaire dont les ramifications sont beaucoup plus complexes et sordides qu'il n'y paraît.
Pierre Brocchi est originaire d'Antibes, ville où il réside encore aujourd'hui.
LangueFrançais
ÉditeurLucien Souny
Date de sortie5 mars 2019
ISBN9782848867656
Oubli interdit: Polar

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    Aperçu du livre

    Oubli interdit - Pierre Brocchi

    OubliInterditPageTitre.jpg

    À mon oncle Nério et son père,

    Au mien

    … et à tous ceux qui ont séjourné dans le « camp de concentration » de Saint-Cyprien qui, comme le disait le ministre de l’Intérieur en 1939, n’est pas « la même chose qu’un camp pénitentiaire » et où se sont entassés, au milieu de baraques insalubres entourées de barbelés et posées sur du sable, jusqu’à 90 000 hommes réfugiés politiques, pour la plupart des Espagnols fuyant le régime franquiste.

    « Vivre ensemble nous tue, nous séparer est mortel »

    6 Juin 1924

    Ottavio ratisse le sol ocre de la terre toscane. Devant les portes grandes ouvertes de la grange accolée à la ferme, poules et canards ont depuis longtemps pris possession de la cour, se disputent et détruisent dans son dos, les petits tas amassés par le vieil homme. Le chien grogne après un chat qui s’est couché à la limite de la longueur de chaîne et, dédaigneux, lui tourne le dos. Une vache meugle dans l’étable et la cloche de l’église à Camucia peine à se faire entendre au milieu de la cacophonie ambiante. Il est neuf heures et, barreau après barreau, le soleil grimpe péniblement l’échelle de bois posée contre la grosse poutre de la mezzanine pour illuminer le dernier ballot de paille. Les hommes sont aux champs, sur les collines environnantes. Bientôt, ce seront les foins de la Saint-Jean. Le vieux s’arrête un instant et s’appuie sur le manche en frêne de son râteau. Un sourire espiègle déforme sa moustache grisonnante. C’est à la Saint-Jean qu’il a sauté par-dessus les flammes pour impressionner Angelica, il y a… si longtemps ! Elle lui a donné deux fils dont un est mort à la guerre, au moment de la retraite de Caporetto en 1917. Ottavio se signe et reprend rageusement son ratissage, mais les dents de son outil ont accroché ses pensées et il ne peut se défaire de l’image de ses deux garçons chahutant dans la paille de la grange. Comment comprendre ce qui s’est passé ? Son pays, allié des Allemands et des Autrichiens, opte pour la neutralité puis s’en sépare et rejoint la France et la Russie. Triple alliance avec les ennemis d’hier, mais entre-temps, son fils aîné, Giani, est tué, déchiqueté par l’explosion d’un shrapnell, « l’obus à balles ». Il n’a même pas pu l’enterrer dignement. Il ne reste de lui qu’un papier de l’armée qui parle d’honneur, de la fierté d’être mort pour son pays, pour rien ! Ottavio crache sur le sol. « Zio Cane ! » Il lève les yeux au ciel et fait un ridicule petit signe de croix devant sa poitrine comme pour s’excuser d’un juron que des générations ont modifié et qui ne veut plus rien dire. Zio, l’oncle, prononcé rapidement dans sa belle langue toscane, c’est voisin de Dio, ce Dieu qui l’a abandonné, mais à l’approche de la mort, « chien de l’oncle » est moins offensant, pour ne pas dire risqué, que « chien de Dieu » !

    Le soleil tape dur maintenant et la poussière lui assèche la gorge. « Putain de militaires, de politiciens, de vie, de mort. D’Italie. » Le vieil homme se dirige vers la fontaine qui déverse en permanence son eau dans un lavoir en pierre, à deux bacs. Un mystère, cette eau glacée. Il a entendu dire qu’elle descendait des Apennins, suivant des canalisations souterraines mises en place par les Étrusques. Il sourit. Dès qu’on ignore l’origine de quelque chose en Toscane, ça ne peut venir que des Étrusques ! Il enlève son chapeau de paille pour s’asperger le visage, s’essuie le front avec son mouchoir, attrape la carafe empaillée du chianti et boit une gorgée fraîche avant de retourner à son outil qu’une poule s’est mise en tête de picorer. Mais son râteau est un piège à mémoire et son fils Giani revient s’allonger sur cette terre dorée. Lui mort, il ne restait que Francesco, le cadet, aujourd’hui aux champs avec deux de ses trois garçons, Ottavio et Alberto. Francescino, le petit dernier, est resté à la ferme. Angelica doit l’éventer dans l’ombre de leur chambre pour le rafraîchir et éloigner les mouches du berceau. Nouveau sourire. La moustache en cintre du grand-père, véritable baromètre de son humeur, reprend de la hauteur et découvre ses dents. Son fils a appelé son dernier garçon, Francescino, le petit Francesco, mais pour respecter la tradition familiale, il a voulu prénommer son aîné Ottavio, comme son grand-père. Les Américains ajouteraient Junior. Et ils auraient bien besoin des Americani en ce moment, avec ce que trame le Benito ! Ottavio crache de nouveau sur la terre. Pazzo ! Cinglé ! Va savoir où ce type affublé du prénom d’un révolutionnaire d’Amérique du Sud qui s’oppose au roi, et se fait appeler Duce, va les emmener ? Un léger vent chaud traverse la cour et soulève la poussière, embrouille ses pensées qui s’entrechoquent. Ottavio secoue la tête, tente en vain d’y mettre un peu d’ordre. La matinée s’écoule. Dans cette cour écrasée par le soleil, le vieil homme ratisse les herbes sèches autant que les particules lumineuses de ses réflexions anarchiques, passant de Francesco à Giani par tous les fils et petits-fils. À leur naissance, il a fait planter des cyprès dans la grande allée qui abandonne la route pour mener à la ferme. C’est la tradition dans cette région, près d’Arezzo. Et le grand-père finit par se débarrasser progressivement des mauvaises herbes en tous genres et jette un regard apaisé sur tous les garçons de la lignée qui dressent fièrement leur fuseau vert depuis des générations. Il a de nouveau soif et retourne à la fontaine. Une deuxième gorgée de son vin frais lui rappelle les arpents de vignes qu’il faudra sarcler bientôt si on veut que le chianti soit généreux. Il songe aussi aux bottes de foin à construire en ogive pour leur éviter de trop prendre la pluie avant de les rentrer au grenier. Appuyé contre la pierre glacée, il s’évade de nouveau et l’image des grandes bombes de paille qui parsèmeront bientôt sa campagne, le ramène à la guerre. Il plonge alors sa tête dans l’eau glacée pour laver définitivement sa mémoire des cendres de ce conflit, s’essuie avec son mouchoir qu’il dépose au bord du lavoir et récupère son râteau, prêt à terminer le nettoyage de la cour avant de rejoindre Angelica pour passer à table. Les garçons rentreront très certainement au crépuscule.

    Soudain, un coup de feu suivi de plusieurs autres. Ottavio sursaute. Francesco a pris son fusil, mais il voit mal son fils chasser alors qu’ils sont en pleins travaux dans les champs. À moins qu’il apprenne à tirer à ses enfants sur des cibles accrochées aux arbres ? Il ne reconnaît pas les détonations. C’est lui qui a fait les cartouches et ce qu’il entend ne correspond pas. Qui peut donc bien braconner dans leur propriété ? Ottavio se fige. Le silence suspect se prolonge. Il devient brutalement lourd, sinistre, comme si toutes les rumeurs, chants d’oiseaux, souffle du vent, outils des paysans qui travaillent la terre avaient déserté la campagne environnante. Le vieil homme attend que reprenne la vie immobilisée par les déflagrations et c’est un autre son qui déchire maintenant l’atmosphère. Des voitures. Il n’y en a pas beaucoup dans la région et la pétarade des moteurs supplante définitivement les bruits qui tentaient de renaître. Elles sont derrière la colline et la brise les précède, apporte l’odeur pestilentielle de l’essence jusqu’à lui. Les véhicules ont pris son chemin de terre et il les voit maintenant passer en pointillé entre les cyprès. Un pick-up avec des militaires, debout sur le plateau et une voiture bleu nuit qui suit. Des carabinieri. Ottavio crispe ses mains sur le manche de son râteau. Des gendarmes chez lui, c’est plutôt inhabituel. Les engins stoppent au milieu de la cour et les deux représentants de l’ordre, affublés de leur éternel chapeau ridicule, descendent et se dirigent vers le patriarche. Trois militaires habillés de noir sautent du plateau de la camionnette. Un quatrième, armé d’un curieux fusil, pousse Francesco dans le dos pour le faire descendre et le chauffeur vient les rejoindre. Un grand dégingandé avec une tête de poupon. Un gosse. Ce sont des membres de la MVSN, la milice nationale créée par Mussolini. Des Chemises noires. Ils sont tous jeunes, très jeunes. Deux d’entre eux se ressemblent étrangement. Des jumeaux, certainement. Ottavio, au milieu de la cour, les regarde et attend, immobile. Il y a eu un drame et il le lit sur le visage ensanglanté de son fils. Les jeunes gens crient, mais il ne les entend pas. Où sont ses petits-fils ? Il cherche à deviner dans le regard de Francesco ce qui a pu se passer. Son fils avance au ralenti, lui tombe dans les bras en hurlant et s’effondre sur le sol. Son cri fait plier la cime des cyprès, poignards verts qui s’arrachent de la terre nourricière et lui plongent dans le cœur. Un des jumeaux ricane, crie quelque chose et donne un coup de pied au corps allongé, lui extirpant un gémissement supplémentaire. Son frère l’imite aussitôt. Le troisième tourne la tête et le jeune chauffeur remonte s’installer au volant. Le dernier, un adolescent imberbe, celui qui a le fusil et pavane dans sa tenue militaire, crie Basta d’une voix fluette qui se voudrait menaçante et n’est que ridicule. Ottavio n’a toujours pas bougé. Il fixe ce gosse d’une quinzaine d’années qu’il a déjà croisé et n’arrive pourtant pas à identifier. Il doit venir de Cortona, le village perché sur la colline, non loin de là. Ce devait être un jour de marché. Il vendait, il achetait ? Ses pensées refusent de s’attacher au présent. Terontolla ! La banlieue basse de Cortona. Ça y est, il a retrouvé le nom du bourg où il était allé vendre quelques œufs. Il y avait eu une bagarre et il se souvient de ces gamins éméchés qui insultaient les commerçants et de la voix aiguë du plus jeune, celui qui a crié Basta. Les deux gendarmes sont en retrait. Ils baissent la tête. Le plus jeune pleure, immobile. Il n’est guère plus âgé que celui qui tient le fusil. Ottavio les toise, l’un après l’autre, délaisse son fils allongé sur le sol, pose son râteau et se dirige lentement vers le pick-up. Il pressent ce qu’il va découvrir. Ses deux petits-fils sont étendus, dans des positions étranges, et baignent dans un tapis de sang. Un ruisseau rouge s’évade du plateau de bois, devient rivière, passe entre deux planches disjointes de la camionnette et la terre assoiffée boit goulûment cette offrande. Ottavio caresse le visage de ses jeunes pousses de cyprès couchés par la tempête de l’absurdité. Il n’a toujours pas dit un mot. Son fils est maintenant à genoux, le front posé sur la terre écarlate. Il hoquette. Des soubresauts agitent son corps.

    — Allez chercher le reste de la famille !

    Le jeune homme armé vocifère des ordres. En vain, le vieil homme ne bouge pas et c’est Angelica qui sort en pleine lumière. Dans ses bras, Francescino braille. Elle voudrait crier, couvrir les hurlements de l’enfant, mais elle ne le peut pas. Elle s’immobilise sur le perron. Sa main posée sur la tête du nourrisson, elle tente vainement de le rassurer, mais les cris de l’enfant résonnent dans cette cour. Elle lui met la main sur les yeux pour qu’il ne voie pas son père à genoux. C’est un bébé et Angelica pense qu’il ne doit pas assister à ce spectacle pour ne jamais s’en souvenir. Elle fixe son mari dont le regard devenu gris cherche à la rassurer.

    Basta !

    Le jeune milicien, manifestement le chef de cette meute de chiens sauvages, aboie, s’agite dangereusement et frappe le sol avec la crosse de son fusil. Ces braillements d’enfant l’énervent, l’angoissent. Chemises sombres, pantalons bouffants gris-vert avec bandes sur le côté, béret à pompon ridicule comme un bateau posé à l’envers sur le sommet du crâne, ce sont des fasci. Dans les villages alentour, les paysans s’inquiètent de ces groupes de jeunes qui ont prêté allégeance au Duce, contre le roi. Ottavio en a entendu parler. Des fils de paysans sans fortune, à la solde de propriétaires terriens comme lui. Des ouvriers qu’il embauche saisonnièrement quand le besoin s’en fait sentir. Des gamins exaltés qui occupent le vide de leurs vies inutiles et cherchent parfois à se venger des humiliations. Des décorations sont piquées sur la poitrine de ceux-là. « Médailles en fer blanc autodistribuées. » Ottavio crache une nouvelle fois sur le sol et son crachat s’écrase au pied du gamin hystérique qui hurle une nouvelle fois.

    Basta !

    Le vieil homme ne craint pas ces bandits en herbe ni cet étrange fusil, tout en longueur, dont parlait son voisin, un survivant de la dernière guerre. « Mauser. Fusil allemand. Il peut tirer plusieurs cartouches d’affilée. » C’était donc ces détonations inconnues qu’il a entendues. Ce jeune exalté a dû le voler à un combattant de cette saloperie de guerre. Ottavio le fixe. « C’est bien ce bâtard que j’ai croisé au marché ! ». Son regard plein de haine transperce les décorations en zinc et embrase le jeune fasciste à la tête de cette bande d’assassins. Le problème, c’est que c’est ce gamin qui tient le fusil.

    Bastardo !

    Ottavio n’a dit que ce mot. Bâtard ! Il s’approche sans peur du jeune Chemise noire, mais un coup de crosse le fait rejoindre le corps de son fils. Et tout s’emballe. La grand-mère pousse un cri, se précipite et une balle la fauche en plein élan. Francesco et son père n’ont guère le temps de se relever qu’à leur tour, ils sont abattus par le jeune fasciste qui vide rageusement son chargeur. Le reste de la bande est tétanisé. Un des frères laisse tomber le bâton qu’il avait en main, l’autre le poignard à tête d’aigle. Le conducteur se fige au premier coup de fusil, tourne la tête et la pose sur son volant pour ne pas regarder dans la cour. Ne rien voir ! Les jambes du dernier ne le portent plus et il s’assoit par terre. Ils ont cessé de se pavaner, de parler fort pour affirmer leur autorité. Sur leur visage, l’incompréhension. La peur. Dans ce film d’horreur tourné au ralenti, ils n’ont même plus entendu les hurlements du petit enfant qui s’arrêtent soudain et qu’ils voient rouler aux pieds de sa grand-mère dans le fracas d’une dernière détonation. Leurs visages sont redevenus ceux des enfants qu’ils sont. Celui des frères jumeaux est aussi rouge que la terre sous les corps. Un rayon de soleil foudroie à travers la vitre, la face livide du conducteur qui vient de sursauter à cette dernière détonation. Il pose ses mains sur ses yeux. Il refuse d’être identifié ou de voir ce qui se passe. Il a 15, 16 ans maximum, pleure et hoquette le plus discrètement possible.

    — Dino… ?

    Celui qui, assis sur le sol, refusait de voir le massacre, vient de le rejoindre dans le véhicule. Des larmes inondent ses joues maculées de terre d’ocre, se mélangent à la sueur et tracent des sillons comme autant de cicatrices de couleurs. Peintures de guerre de Sioux dans un mauvais western. Dino est incapable d’émettre le moindre son. À l’extérieur, les jumeaux transpirent abondamment. La peur, mélangée à la sueur, s’étale en auréoles sous leurs bras. Ils n’osent pas bouger ni aller à la fontaine. Une odeur de poudre et de sang puis le silence oppressant qui revient occuper l’espace, déchiqueté par le gloussement ridicule d’une poule affolée qui zigzague entre les cadavres. Un peu à l’écart, le plus jeune des deux gendarmes esquisse un geste, mais son collègue le retient fermement avant que le tireur le remarque. L’armée, fidèle au roi, a réprimé, il y a peu, les mouvements fascistes, s’opposant à ces Chemises noires qui pillent et mettent le feu à leurs opposants, mais elle est faible et les gendarmes qui sont tenus de les assister dans leurs interventions pour officialiser leur bon déroulement, sont souvent livrés à eux-mêmes. Car ces bandes sont dangereuses et il n’est pas rare que des exactions soient commises. Ils sont partout et de plus en plus nombreux à jouer les remakes de l’Empire romain avec des légions, des cohortes réparties en centuries. Ceux-là sont arrivés ce matin au commissariat local pour leur demander de les accompagner afin de vérifier l’identité de ces propriétaires toscans et tout de suite, le vieux gendarme a compris, en jaugeant leur chef, qu’il avait affaire à un fanatique incontrôlable. Un gamin de la région, violent, souvent mêlé à des rixes. Il le connaît et n’a jamais pu prouver quoi que ce soit ou a toujours fermé les yeux. C’est le fils du comte. Dans cette cour de ferme, il a peur. Alors, il continue à faire ce qu’ont toujours fait ses ancêtres paysans issus du peuple miséreux, face au pouvoir des puissants : rien ! Il n’imaginait toutefois pas qu’il le verrait abattre le fils du propriétaire qui avait eu le malheur de lui tenir tête au milieu du champ de blé puis son frère qui avait couru vers la charrette pour prendre le fusil de chasse. Toute la famille, ensuite, réunie dans un bain écarlate dont s’abreuve le sol de Toscane, vampire d’ocre, avide de sang. Le désarroi des autres fasci est palpable. On les sent incapables d’intervenir contre leur chef qui vient de réarmer son fusil. Le gendarme chuchote à l’oreille de son jeune collègue.

    Fermati ! Ne bouge pas !

    Ils se figent, mais ce gradé pubère les a entendus et se retourne vers eux. Ils deviennent des témoins gênants. Très gênants.

    — Nous étions menacés, vous l’avez bien constaté, n’est-ce pas ?

    Le vieux carabinier acquiesce de la tête. Il a négligemment posé sa main sur l’étui de l’arme pendue à sa ceinture.

    — N’est-ce pas ?

    Le milicien se tourne alors vers le jeune gendarme et le fixe. Il n’est guère plus âgé, deux, peut-être trois ans de plus que lui, pourtant c’est un loup face à un agneau. Un temps d’hésitation, d’éternité avant que le carabinier oscille lui aussi la tête pour confirmer. Le loup montre ses crocs. Babines retroussées sur une fine moustache, filet noir qui libère des mots brûlants.

    — C’est bien.

    Mots de lave qui marqueront toute l’existence du jeune policier au fer rouge du sceau de sa lâcheté. L’agneau lève les yeux au ciel pour implorer ce dieu qui vient de l’abandonner. À la fenêtre de l’étage, au-dessus de la cuisine, un rideau bouge et il croit distinguer une ombre, une silhouette féminine. Le vent ? Illusion ? Au même instant, Dino donne un coup de coude à son voisin et sans un mot, lui désigne aussi la fenêtre. Assentiment de la tête. Leurs regards croisent celui du carabinier. Tous expriment spontanément la même chose. « On n’a rien vu ! » Le capo fasciste regarde, satisfait, le plus âgé des représentants d’un ordre piétiné puis il se dirige vers le pick-up, suivi par les deux clones, soudain moins fringants.

    — On y va !

    Sa voix d’adolescent est involontairement remontée dans les aigus, alors il se fige, se retourne vers les gendarmes toujours immobiles et il leur distille des mots mielleux, presque chuchotés. Ceux d’un être possédé. D’un diable déguisé en angelot candide.

    — Dans votre rapport, n’oubliez pas de signaler que nous avons été attaqués par ces paysans dans leur champ alors que nous voulions simplement vérifier leurs identités et qu’il en a été de même ici, n’est-ce pas ?

    Et il les montre du doigt plus qu’il ne tend la main.

    Viva il Duce !

    Juin 2008

    Papa est mort. Éliane Ragnotti étouffe un sanglot. Elle a écrit à tout son entourage, mais n’espérait pourtant pas autant de monde. Sur le parvis de l’église, face à la pinède de Juan-les-Pins, elle regarde tendrement ses frères. Ils sont magnifiques dans leur costume sombre. Jacques, séducteur invétéré, sourit à tous. Plutôt à toutes ! Il tourne ostensiblement le dos aux deux autres et Éliane se demande s’il prend pleinement conscience qu’il est en train d’enterrer leur père. En volume de larmes, « petit-Max » compense. Son cœur saigne et sa raideur tout artificielle n’est qu’un mur virtuel qui cache les ruines de son effondrement intérieur. Il fait semblant d’écouter Daniel, l’aîné de la fratrie, visage toujours aussi impénétrable. Dès qu’ils se sont retrouvés, ils ont cherché à se souvenir d’une quelconque complicité d’enfance. Peine perdue. Très tôt, chacun est parti de son côté tracer sa propre route. Éliane soupire. Si encore ils étaient mariés ! Max voudrait bien, mais qui pourrait supporter un flic municipal ? Qui accepterait la volatilité affective de Jacques, le frère « du milieu » comme le surnomme Daniel en faisant allusion à quelques affaires douteuses, et dont le dernier divorce à grand fracas avait occasionné quelques dégâts ? Quant à trouver une femme à Daniel, entre son étrange maladie et sa propension à ne vivre que replié sur lui-même dans ses montagnes, inutile d’y songer ! Éliane esquive l’analyse du désert de sa propre vie affective. « Pas le moment ! » Elle l’a toujours fait, utilisant la formule « pas le temps ! » pour éviter de trop s’appesantir sur ce vide. Une excuse bidon et ce n’est pas aujourd’hui qu’elle va déroger à ses règles, alors elle fixe son attention sur les trois frangins et sourit, satisfaite de les voir réunis, même pour une occasion de ce genre. Leurs relations avec le père, entre haine et dépendance, a le plus souvent empêché ces trois chiens fous d’aboyer en meute. Des molosses bien bâtis, trois sportifs… non collectifs. Pas leur genre. Elle les imaginerait plutôt pratiquant l’athlétisme. Max, avec son cou de taureau et une bedaine qu’il tente en vain de rentrer en ce moment, pratiquerait certainement le lancer de marteau. Cantonné dans une petite zone d’intervention circulaire, il est un engin lourd, rotatif, attaché à la chaîne virtuelle de l’amour paternel qu’il quémande inutilement depuis sa naissance. Le regard d’Éliane s’attarde. Pauvre Max ! Il tourne sur lui-même, enfermé dans le grillage de sa rancœur, et refuse de vieillir. Syndrome de Peter Pan. Jacques, à l’inverse, elle le verrait bien perchiste. Dominant les autres, dans sa bulle, toujours plus haut, plus fort, plus riche. Le mâle alpha. Les femmes, le jeu… à pavaner au sommet de sa montagne de fric, il n’est qu’un volcan de papier qui consume sa vie. Seul. Quant à Daniel… ? Elle hésite. Qui est vraiment ce mystérieux aîné qu’elle voit peu et que pratiquerait-il ? Le décathlon ? Touche-à-tout malgré son handicap, ce grand frère l’a toujours impressionnée. Le regard d’Éliane quitte ses frères pour se poser sur le prêtre. À l’entrée de l’église, le père Émile, les sourcils froncés, devise avec une paroissienne à qui il reproche sans doute son manque d’assiduité à l’office. Il fait ça avec tous, sans méchanceté. Éliane se dit qu’il aime bien culpabiliser les gens, mais que dans le fond, il est gentil, le père Émile. En culpabilisant, il ne fait que perpétuer une tradition séculaire dans la religion catholique.

    Le break violet et noir arrive, enfin. Les gens se regroupent puis le silence se fait et l’homme d’Église peut commencer à officier. Max renifle, la tête sur l’épaule de sa sœur et Jacques manifeste son détachement par des gestes d’humeur. Gros yeux d’Éliane pendant que Daniel ferme les siens.

    — Mes bien chers frères…

    Éliane sourit… bien chers frères. Le curé est au diapason !

    — Adrien nous a quittés !

    Soudain, la présence des trois autres Ragnotti ne suffit plus à combler le vide immense de son présent. Éliane craque et pleure, le plus discrètement possible. Elle se sent nue, fragile. Inutile. Elle voudrait retrouver l’image de l’homme fort, puissant, celui de son enfance, mais elle ne peut se débarrasser de celle du vieillard éteint depuis son veuvage, assis toute la journée sur son canapé, l’endroit d’où il partait rejoindre le peuple de son passé. Elle venait chaque jour le distraire, l’obliger à raconter une vie qu’il persistait à ne débuter qu’à la fin de la guerre de 1940. « Avant » n’existait pas. La famille en Italie, sa jeunesse, la fuite en France, le bref internement au début du conflit… « Aucun intérêt. » Adrien avait toujours refusé de parler de son passé et ses enfants ne possédaient que des bribes lâchées au hasard des conversations. Pour tous, il était né au moment de son engagement dans la Résistance. Son souhait était d’atteindre les cent ans, mais il n’avait pas eu cette joie et venait de mourir peu de temps avant cette date anniversaire symbolique. Éliane n’écoute plus depuis longtemps les paroles du prêtre. Elle accompagne son père. Après tout, il avait eu une belle vie, même si les dernières années de sa vie, il avait peur de « la Faucheuse » au point de faire renforcer la porte d’entrée et mettre des verrous à toutes les autres !

    Max a pris la main de sa sœur et ne l’a pas lâchée jusqu’à ce qu’ils intègrent leur place dans la nef. Il sait qu’Éliane est claustrophobe. Les murs sombres qui se rapprochent, l’orgue agressif, tous ces gens qui pompent son air… en voyant perler son front et jeter un regard affolé sur le confessionnal, il a tout de suite compris. La cabine noire renfermant le trésor des secrets inavouables était le piège suprême, la boîte hostile qui l’engloutissait à chacune de ses visites. Il est fier de l’aider, mais pour une élue municipale, ce comportement embarrassant de petite fille dégrade son image. Du coup, Éliane arrive à se calmer et à décrocher cette main encombrante. Ce frère, qui lui a toujours fait pitié, l’agace maintenant. Comme il énervait son père. « Un jour, il viendra me dresser la liste des contraventions réalisées en une journée ! » Papa était dur parfois, mais pas méchant. La preuve est qu’il évitait de blesser le grand frère, « ce pôvre » Daniel. Quant à Jacques, il ne s’y frottait pas ! Éliane est heureuse que ce dernier ait pu se libérer de ses obligations en Suisse pour venir assister aux funérailles. Il est debout à côté d’elle et les effluves de son parfum recouvrent les vapeurs d’encens. Son costume, dernier modèle de chez Hugo Boss, n’a pas un pli de travers. Ses pensées s’égarent, s’accrochent à ce repas de Noël où Jacques était venu, habillé de pied en cap par ce couturier. Daniel lui avait fait remarquer que le Boss en question avait employé des prisonniers de guerre et autres

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