À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
Professeure de français, Marie Geffray cherche à transmettre sa passion de la lecture à ses élèves. Après plusieurs romans jeunesse et un autre historique, elle revient avec Göring, mon frère, ouvrage qui nous replonge dans la Deuxième Guerre mondiale, cette fois de l’autre côté du Rhin.
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Avis sur Göring, mon frère
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Aperçu du livre
Göring, mon frère - Marie Geffray
Partie I
1
On a toujours envie de se faire croire qu’on a le choix. C’est tellement plus confortable, tu comprends ce que je veux dire ? Cette impression de maîtriser son destin. Même quand on est confronté à un fléau, on cherche à lui donner une explication rationnelle, comme s’il était nécessaire de trouver une logique à l’irréparable.
Moi, je n’ai pas pu faire autrement. Je suis né deux ans après toi, et voilà tout. Impossible d’échapper à ce nom. Je n’avais plus qu’à le porter haut et fort, à l’assumer. Si j’avais porté un autre patronyme, tout aurait été différent. Je n’aurais pas été obligé de me révolter. J’aurais mené une vie calme, parfaitement désintéressé de la politique, entouré de mes proches et investi dans mon entreprise : une existence morne et plate, un peu ennuyeuse en somme. Seul ton engagement m’a obligé à assumer mes propres convictions, en rejetant avec force tout ce que tu approuvais, toi, l’oppression, la tyrannie, la violence. J’ai dû faire ce que je pouvais, à ma mesure, pour combattre le mal.
Paradoxalement, c’est en m’imposant ton choix avec fracas que tu m’as obligé à la liberté. Tu m’as forcé à l’émancipation, tu m’as poussé à devenir ce que tu ne voulais pas que je sois. À devenir l’autre. Mon frère. Celui qui aurait dû m’aimer sans réserve, celui que j’aurais dû aimer sans retenue.
Mon frère… Mais non, il n’y a personne dans cette pièce : juste moi, et la silhouette d’une bouteille abandonnée. Une bouteille vide. J’ai beau la secouer, il n’en coule même pas quelques gouttes inutiles. Ma soif est trop profonde, elle vient de trop longtemps, du plus loin de mon enfance.
Je scrute l’ombre, mais l’alcool est impuissant à le ressusciter, sinon par brèves allusions, délires trop vite revenus à la réalité. Après toutes ces années, je continue à le chercher, comme je continue à porter mon nom, ces lettres ignominieuses étalées sur la boîte aux lettres. Inutile de me leurrer : même après sa mort, après le désaveu collectif, je continue à l’admirer. Par-delà ce qui nous sépare, je continue à lui offrir cet amour inconditionnel dont je n’ai jamais reçu la moindre contrepartie.
La plupart du temps, quand je pense à Hermann, je ne le vois pas comme dans les derniers temps, avec son visage bouffi de graisse et ses yeux déments où brillaient toujours des traces de la drogue qu’il était forcé d’ingurgiter quotidiennement ; je ne le vois pas comme il apparaissait dans les journaux, salué par tous comme sauveur de la nation, arborant une mine confiante ; j’oublie aussi son air hautain, sur le banc des accusés. Je me le figure enfant, avec ses cheveux châtain clair ébouriffés par sa course au grand air, l’air un peu bravache, et les oreilles décollées qui lui conféraient un air perpétuellement étonné.
Quelles parties, dans notre château de Veldenstein ! Quand la pluie nous interdisait de sortir dans le parc, nous courions à travers l’enfilade des pièces, dévalant les escaliers du grenier haut perché aux caves les plus reculées, étouffant nos rires derrière d’épaisses portes pour ne pas briser le silence que nos pas dissipaient trop violemment, non sans soulever au passage des nuages de poussière. J’avais cinq ans, et le château m’apparaissait comme un univers illimité, dont je n’aurais jamais terminé d’explorer les multiples salles. Mon frère m’entraînait à sa suite, guide malin qui donnait l’impression de tout savoir ; il assurait qu’il était incapable de se perdre dans ce dédale, et je le croyais.
Lorsque je pense à mon enfance heureuse, me reviennent d’abord ces déambulations infinies à travers Veldenstein, auxquelles se joignaient parfois nos sœurs Olga et Paula. Chaque porte s’ouvrait sur un monde inconnu, pièce déserte dont le plafond armorié constituait le seul ornement, penderie débordant de vêtements mités ou boudoir aux meubles couverts de housses blanches. L’enfant naïf que j’étais alors était persuadé que sa vie entière ressemblerait à ces explorations sans péril, dans la joie des découvertes, à la suite d’un meneur infaillible.
J’ai été trahi et je préférerais ne pas avoir la nostalgie de ces années. Rien à faire : on ne commande pas ses souvenirs. J’y retourne sans cesse, comme au seul temps heureux que j’aie traversé. Mon existence est fondée sur cette imposture. Notre château restera toujours le lieu de prédilection, le territoire comblé de l’enfance.
Je dis notre château, parce que Veldenstein restait à notre disposition une bonne partie de l’année. Mon parrain Epenstein nous hébergeait gracieusement depuis que mon père était revenu de son poste en Haïti, peu avant ma naissance. Des rares confidences de ma mère sur les premières années de leur mariage, je reconstitue un milieu hostile, d’abord en Afrique de l’Ouest, puis en Haïti : une chaleur écrasante, des étendues désertes de savane ou de mer, des autochtones indociles et une faune indomptable. Les yeux de ma mère brillaient plus larges ici, dans notre patrie de Bavière que la neige blanchissait tout l’hiver, et je me réjouissais de n’avoir pas connu ces contrées lointaines, puisque mon père avait pris précocement sa retraite.
C’était d’ailleurs mon seul motif de reconnaissance à l’égard de mon père. Quoi de plus naturel ? Sa bougonnerie permanente m’éloignait de lui aussi sûrement que m’attirait le doux parfum de ma mère ; j’aimais me réfugier dans ce cocon tiède qui me préservait des malheurs qui, à en croire les contes que la nourrice me racontait, patientaient au pied des remparts en attendant le moment propice pour se jeter sur moi. Mon père, lui, avait sûrement connaissance de ces monstres tapis dans l’ombre : il en balbutiait de colère ou de peur, je n’ai jamais su quel sentiment le dominait quand il était arrivé au bout de sa bouteille.
Dans quel mépris ma mère le tenait ! Par mimétisme, je restais aussi à distance. Pauvre père, isolé dans un recoin du château, méprisé par ses propres enfants ! Il m’est plus proche aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été. À mesure que je m’enfonce dans la solitude et dans l’alcool, je marche dans ses pas. Les monstres m’ont rattrapé, un à un. Je les ai affrontés comme j’ai pu ; j’ai pris des coups, j’ai souffert multiples blessures, et maintenant que la mort s’apprête à triompher, il ne me reste que cet expédient minable pour les écarter : boire une dernière gorgée, et une autre encore, pour rester sur le fil, dans un précaire équilibre entre reniement et lucidité.
2
Te rappelles-tu, Hermann, comme notre mère était belle, alors ? Pas étonnant qu’elle ait fui cet époux trop âgé, que le corps diplomatique avait fini par rejeter comme un rebut incapable de mener à bien ses grands projets pour l’Allemagne. Notre mère était jeune, elle : des yeux bleus lumineux, une chevelure étincelante, et dans son sillage un air de grâce et de douceur. Princesse tutélaire du château, elle veillait complaisamment sur notre monde. « Karin ! » appelait Epenstein ; et voilà qu’elle s’éloignait avec lui. J’attendais impatiemment son retour. Je te suivais dans tes jeux guerriers, et quand je brandissais mon épée en bois, c’était pour mieux défendre ma belle au regard de ciel.
Aujourd’hui, son visage s’estompe dans ma mémoire ; les photographies en noir et blanc sont impuissantes à ranimer ses traits de jeunesse épanouie et heureuse. D’autres souvenirs se sont accumulés depuis : notre mère à Berlin, puis Munich, rejetée par Epenstein, vacillante dans l’ombre de père, rattrapée par la misère et l’insignifiance… Une rasade supplémentaire, l’alcool fait courir son feu dans mes veines, allume un incendie dans ma mémoire, et elle réapparaît, intacte, le teint pâle et le sourire radieux, auréolée des flammes vives du temps. J’arrive presque à oublier qu’elle m’a abandonné.
Tu étais si courageux, Hermann ! Toujours à courir sans crainte des coups ni des bosses ! Comment aurais-je pu faire bonne figure auprès de toi ? Tant que tu te tenais à mes côtés, j’arrivais encore à faire illusion, mais le soir, seul dans mon lit, les angoisses me reprenaient et je commençais à hurler. J’avais peur de tout, de l’obscurité, du jugement des autres, et même de l’avenir. Mon corps débile, mes membres trop fins m’empêchaient de grimper ou de cogner avec ta vigueur. Fasciné, j’observais ton assurance, ton insolence. Tu étais le digne fils de la famille, la dernière branche d’une dynastie de petits seigneurs, dans la lignée de notre lointain ancêtre administrateur de Frédéric-le-Grand, au service de l’État prussien depuis le XVIIe siècle ; en bon rejeton d’un père qui avait combattu sous Bismarck contre l’empire austro-hongrois et contre la France, tu affichais avec désinvolture les qualités guerrières dont tu avais hérité.
Et chevaleresque, avec ça ! Prêt à prendre la défense de l’opprimé. Tu jouais surtout les protecteurs avec Olga et Paula ; tu aimais à te dépenser pour recevoir en retour l’expression de leur reconnaissance. Tu avais besoin de te sentir vénéré pour ta force et ton dévouement ; alors, tu jouissais d’un sentiment de supériorité dont tu n’as jamais réussi à te passer par la suite. Quand tu ne pouvais te mettre au service de tes frères et sœurs, tu t’occupais de tes bêtes. Combien de chiens malades ou blessés as-tu veillés, leur dispensant soins et nourriture, jusqu’à ce qu’ils recouvrent la santé ! Après, l’animal te suivait partout, fidèle et déférent. Tu aimais déjà être entouré d’une foule d’adorateurs. En seigneur des lieux.
Et moi ! Chétif et frêle, j’aurais peut-être pu compenser ma défaillance physique par une agilité hors du commun, par la souplesse et l’endurance, terrains sur lesquels j’aurais réussi à te battre, enfin ! Mais cette fragilité de corps allait de pair avec celle de l’âme. Je restais fade, effacé ; celui que personne ne remarque, et qu’on craignait de remarquer de peur de déceler sur mon visage la trahison de la bâtardise. Le moindre obstacle me faisait trembler ; je redoutais les ténèbres de la nuit, le danger des falaises, la solitude des bois. « Suis ton frère ! » m’enjoignait ma mère. « Allez, un peu de nerf ! » renchérissait Epenstein. Je faisais de mon mieux, pourtant. Aspirant une grande goulée d’air pour me gonfler de courage, j’essayais quelques pas : et je me mettais à pleurer. Les sanglots me venaient d’un seul coup, comme une soupape qui lâche, parce que je savais que, malgré mes efforts, je ne serais jamais à la hauteur de celui qui me précédait.
Il fallait m’endurcir. Ma mère, appuyée par Epenstein, trouva le meilleur moyen : m’envoyer, dès cinq ans, dans ce pensionnat de jeunes garçons. « Là-bas, au moins, il apprendra à être un homme ! » grondait Epenstein. Mon père ne disait rien. Aujourd’hui, je me plais à penser qu’il aurait aimé protester et que c’est seulement par manque de force, ou par crainte de devoir quitter Veldenstein, qu’il me laissa emmener contre mon gré hors du giron familial. L’expédient s’est avéré contre-productif. Mon cœur est toujours aussi mou qu’alors, une vraie gélatine qui flanche à la moindre contrariété : j’ai la poitrine toute pleine de tremblements ; mais j’ai appris à vivre avec. Je suis le seul à connaître ces fissures qui me minent l’intérieur, je me suis construit une carapace de silence, lisse et solide, une apparence qui plaisait aux femmes. Je me suis laissé aimer, en guise de consolation ; puisque ma mère avait été déçue par moi, je m’efforçais de ne pas déplaire aux dames.
Il ne faut pas remuer cette mémoire vieillie. De nouveau le visage de ma mère se ternit, des gouttes salées menacent de tomber dans mon verre… Plutôt revenir aux souvenirs heureux, comme lorsqu’au soir je me retrouvais coincé entre les draps rêches du dortoir, plus seul au milieu de ces vingt garçons de mon âge que je ne l’avais jamais été : seul autant que le vieux débris que je suis aujourd’hui, sans ami, ni femme, ni enfant, ni rien d’autre que l’échappatoire facile de l’alcool. J’avais mis au point une méthode pour laisser le chagrin à distance : au lieu de penser à ma famille, ce qui aurait nécessairement provoqué une avalanche de larmes, j’évoquais des lieux. Je me rappelais les couloirs de Veldenstein, le vaste salon décoré de boiseries, la bibliothèque, le petit salon de musique, la salle à manger austère, les tableaux obscurcis, les tapisseries, les meubles, puis je m’aventurais dans les chambres, les vivantes et les mortes, celles qu’on réservait aux amis de passage et celles qu’on avait définitivement abandonnées, avant de monter plus haut encore, de me perdre dans les étages, à travers les greniers, jusque dans la tour qui dominait la vallée…
Je continuais la promenade, et avec la facilité brusque que permet la rêverie, je me rendais à Mauterndorf, le second château d’Epenstein. Nous y allions moins souvent ; cette forteresse m’était d’autant plus précieuse. Epenstein nous assurait qu’elle avait été bâtie mille ans auparavant. Mille ans ! Mon imagination enfantine s’enthousiasmait. Je considérais cette vieille bâtisse comme un rempart sûr et familier qui saurait me protéger de tout, y compris du passage du temps. Encore maintenant, il me semble que, si je retournais à l’abri de ses murs, je redeviendrais le petit garçon renfermé que j’étais alors, qui fixait sa mère avec un air d’adoration et de tourment, qui essayait bravement de suivre son grand frère… Même si nous n’avions ici aucun autre titre que celui d’invité d’Epenstein, j’avais fini par considérer comme mon chez-moi cette forteresse de pierres, perchée sur une falaise, flanquée de ses tours, qui surplombait le village de Mauterndorf de toute sa hauteur. Je me sentais plus à l’aise, si haut placé ; je respirais largement, j’étais à l’abri des dangers grouillant dans la vallée, au pied des remparts.
Te rappelles-tu, Hermann ? De retour au bercail, nous avions tous deux l’impression d’être les princes des lieux, des seigneurs très anciens, directs héritiers des chevaliers médiévaux. Nous vivions dans un jeu. Des domestiques nous levaient et nous lavaient ; le cor sonnait pour annoncer le repas : sur la table dressée, les victuailles s’accumulaient, chevreuils et lièvres tués à la chasse ; un échanson emplissait les verres, et parfois, des musiciens se tenaient dans la galerie qui surplombait le vaste hall : Epenstein les engageait pour égayer les festins qu’il offrait à ses invités. Car les hôtes se pressaient dans nos châteaux. On venait de loin, de Berlin, de toute l’Allemagne, pour le plaisir de rencontrer notre parrain ; quoi de plus naturel ? Nous étions des rois auréolés de gloire, régnant sur la forêt alentour. Je n’imaginais pas que le monde pût se perpétuer au-delà.
Ma mémoire est complaisante : elle m’offre à nouveau ces yeux d’enfant naïf qui ne s’intéressait pas à la question de savoir pourquoi, tout le temps du séjour de nos hôtes, mon père devait rester à demeure dans sa chambre, ni pourquoi moi-même ne devais paraître que le moins possible, quand il plaisait de me montrer. Je reste le gamin ébloui par ces belles dames splendidement habillées, qui sentaient si bon, et qui devaient être si importantes, puisque maman les accueillait avec tant de prévenance : sans doute d’autres reines venues de lointains royaumes. Je me délectais de la tournure de leurs robes, du teint frais de leur visage, des nattes compliquées de leur coiffure ; je brûlais de me serrer contre elles, quitte à froisser la riche étoffe de leur tenue.
Epenstein trônait au milieu de ses hôtes, et je brûlais, de jalousie cette fois. Comme tous l’entouraient, le pressaient, l’admiraient ! À l’époque, je le trouvais beau : je le regardais à travers les yeux de ma mère. Il me fallut du temps pour comprendre que cet homme bedonnant, aux traits plutôt banals, n’avait d’autre grâce que celle de ses manières impeccables, de son allure décidée, de sa voix puissante. Son charisme tenait aussi à sa façon plaisante de raconter des anecdotes qui, toutes, le mettaient en scène sous un angle avantageux. Volontiers fanfaron, il ne trouvait pourtant personne pour remettre en cause ses exploits. Sa richesse et son prestige – il venait d’être anobli pour services rendus à la cour – comptaient certainement aux yeux des invités. Pas aux miens, si neufs.
Ses excentricités me paraissaient normales : ses vêtements, toujours extravagants, ou encore sa passion presque maniaque pour les opéras. J’ai grandi en prenant ces caprices pour la norme ; j’en suis resté marqué à mon tour, un peu décalé, si peu soucieux des règles. Sans doute, plus tard, ai-je été sauvé par cette inappétence à suivre la foule ; mais à l’heure de la vieillesse, elle me pèse singulièrement. J’aimerais tant déchirer ma solitude… Ah ! je me trompe. Tu es là, mon frère. Il suffit de t’appeler pour te susciter intact, goguenard et hautain… Toi aussi, ne t’en défends pas, tu aimais Epenstein, même si, bien sûr, ton affection à son égard n’a pu être de la même nature que pour moi.
Quand ai-je compris que je ressemblais un peu trop à Epenstein ? Je n’avais pas hérité des yeux si bleus de ma mère ni de la blondeur des Göring, dont toi, Hermann, tu es si bon représentant. Non, chez moi, rien de cette splendeur aryenne que, plus tard, tu incarnas complaisamment : j’avais le poil noir et le corps chétif, avec des traits qui, très vite, ont eu tendance à se creuser, un vrai type d’Europe centrale. Un type de juif, me souffles-tu à l’oreille. Eh ? Comment m’en défendrais-je ? Il n’était un secret pour personne qu’Epenstein, qui se proclamait bon chrétien afin de ménager sa place dans la bonne société allemande qu’il fréquentait, avait un père juif. Même mon père n’arrivait pas à se reconnaître en moi.
Je ressemble à l’amant de ma mère. Qu’y puis-je ? On répète aux enfants qu’on n’a tous qu’un seul père. Erreur. Le mien me paraissait distant ; je m’en accommodais. Ma mère, mes sœurs aînées et mon frère me comblaient assez pour que je n’aie pas davantage besoin de famille. Ce n’est qu’au fil des mois, des années, que je compris, de paroles malencontreuses, d’allusions trop souvent assenées, de remarques des domestiques, que je ressemblais fort à mon parrain Epenstein. Le ton plein de sous-entendus ne laissait guère de doute. Mon père est resté mon père, malgré tout, mon frère est resté mon frère ; je m’étais habitué à les considérer ainsi, pourquoi changer ? Je désirais juste me faire aimer de celui dont mon frère portait le Vorname, le prénom : Hermann. Quelle ironie, toute cette histoire ; le patronyme que je porte m’a fait souffrir toute ma vie et il n’est mien que par usurpation, tandis que mon frère portait le prénom bien-aimé de notre parrain, lui qui n’était pas son fils ! Albert Göring aurait dû être Albert Epenstein ; à quoi se joue un destin ! Serai-je donc toujours poursuivi par ce nom qui aurait dû être autre, et que j’ai porté comme une croix tout au long de mon existence ? Je n’ai jamais pu me remettre tout à fait de cet effroyable malentendu.
3
Comment me faire aimer d’Epenstein ? Il m’a toujours manqué cette aura que tu dégageais, toi, cette façon désinvolte de jouer avec le danger et, pour cette raison, de t’attirer l’admiration de tous, particulièrement des femmes. Même dans ce domaine, tu auras raflé la mise, avec tes deux mariages : un d’amour, un de prestige, tu auras décidément eu tout ce qui se fait de mieux. Moi, je n’ai connu que des divorces et des femmes occasionnelles, manquées de peu ou vite écartées. Je partageais avec mon parrain ce goût pour les conquêtes passagères, les regards un peu trop voilés derrière des paupières lourdement fardées. Parfois, une femme m’attirait ; au moment de m’engager davantage, je me délivrai d’un brusque sursaut. J’ai toujours tenu à rester libre de toute entrave, et c’est libre que je me présenterai devant la mort.
Libre ? Je t’entends ricaner dans l’ombre, et je n’ai pas à fournir d’effort pour me représenter ton rictus moqueur. J’étais si fier de ma liberté, j’ai tant lutté pour elle ! Et je finis prisonnier de mes souvenirs un à un suscités par l’alcool. C’est ta faute aussi. Tu as toujours occupé tout l’espace, y compris celui de héros auquel j’aurais peut-être pu prétendre…
J’ai dû miser sur la seule qualité qui te faisait défaut : l’esprit scolaire. Je me suis défendu comme j’ai pu, en investissant l’unique domaine où, enfin, tu ne triomphais pas : j’étais doué en calcul, en physique. Les professeurs saluaient ma clarté de raisonnement. Epenstein n’y prêtait guère attention ; il préférait chasser avec toi, son filleul préféré. Il admirait tes cheveux blonds, qui me faisaient paraître si terne, à côté, quand nous nous tenions au soleil dans la cour de Veldenstein. Les retours de chasse ! J’y assistais de loin, d’une galerie supérieure, à demi dissimulé. J’enviais l’air de sauvagerie qui restait imprégné sur vos traits. Vous veniez de tuer ; vous dégagiez une aura particulière, celle de la puissance bestiale, irréfléchie, vous étiez comme des dieux. Moi, l’avorton, je restais caché dans l’ombre. J’avais beau être dégoûté par l’odeur de sang qui flottait dans l’air, par les canines blanches des chiens encore excités par la poursuite, par les dépouilles souillées que vous jetiez sur le pavé, je ne pouvais m’empêcher de t’envier. Tu brandissais fièrement le fusil qu’Epenstein t’avait offert ; tu avais juste douze ans… Un jour que tu avais le dos tourné, je touchai furtivement l’arme de chasse. Je caressai le bois lisse, étonné que ce bâton puisse blesser à mort ; et le froid de l’acier me fit frissonner. Je n’étais pas un tueur, je n’ai jamais réussi à le devenir.
Puisque je ne pouvais pas suivre Epenstein dans ses longues chasses à travers les collines bavaroises, je m’échinais à obtenir les meilleures notes au collège. La science me fascinait. Elle me promettait d’expliquer rationnellement le monde, alors que toi, tu voulais à tout prix le sentir. Tu l’accaparais, comme un jeune animal qui se fie à ses instincts ; je voulais le comprendre.
C’est ce que j’aimais dans la musique. La musique allemande est rationnelle ; elle construit les émotions selon un certain nombre de règles bien établies, qui empêchent les débordements et canalisent la passion. La musique m’a sauvé. Avec Epenstein, ce fut notre premier terrain d’entente. Après, il y eut les femmes. Notre connivence s’arrêtait là ; qui peut en dire autant de ses rapports avec son père ?
J’étais un pianiste appliqué, sinon doué. Epenstein appréciait de m’entendre jouer. Il prit l’habitude de m’entraîner dans des concerts, même plus tard, quand, jeune homme, j’eus terminé mes études d’ingénieur. Je me plaisais à imaginer que tu étais jaloux de ces soirées complices. Tu n’as jamais compris le bonheur qu’on peut éprouver à se tenir assis, au premier rang, submergé par les vagues successives de notes qui se chevauchent, s’emmêlent, joutent, afin de composer une harmonie puissante qui fait vibrer tout entier, jusqu’au bout des ongles. Maintenant, je me prive des salles de concert. C’est le seul sacrifice réel que j’endure : la musique console même de la perte des rapports humains. Mais j’ai trop peur qu’on me reconnaisse. Je m’imagine à l’opéra de Munich : la rumeur qui enfle autour de moi, répétant mon nom sur un ton offensé, scrutant ma tenue pour vérifier que je suis bien l’ordure que je dois être, jusqu’à ce qu’obligé d’abdiquer je quitte les lieux pour laisser le public à sa désapprobation.
Chaque été, il m’entraînait à Bayreuth. De la scène qui dissimulait l’orchestre, la musique montait vers moi, magiquement amplifiée par l’espace ouvert de l’amphithéâtre ; j’épousais les variations mélodiques, jusqu’à me reconnaître dans chacun des personnages qui se mouvaient sur scène, qui se débattaient, qui s’aimaient, se tuaient ou se livraient. J’étais ce drame qui dépouille l’âme humaine et revient à l’essentiel : l’amour et la mort.
La plupart des hommes n’ont pas conscience du tragique de leur destinée. Ils s’adonnent par mimétisme aux joies de la copulation, se reproduisent benoîtement et quand enfin la mort arrive, ils l’accueillent avec une stupéfaction vaguement dégoûtée. Grâce à Wagner, j’ai très tôt pris conscience que ma petite existence aussi était concernée par ces grandes luttes qui se jouaient sur scène ; l’étroitesse de mon quotidien n’empêchait pas que des forces transcendantes m’habitent, à ma faible mesure, et tantôt me livrent à cette fascination morbide que j’éprouvais pour la mort, et tantôt me poussent vers la conquête jubilatoire du présent, dans l’exultation des sens et la joie d’exister.
Alors, pris par la musique, j’entrevoyais Dieu. Hermann a toujours professé un certain mépris pour la religion. Comme il s’ennuyait, enfant, durant les messes où nous suivions notre protecteur ! Epenstein avait besoin de ce pensum, les cérémonies auxquelles il assistait en grande pompe constituaient un passage obligé pour faire oublier ses origines juives et asseoir sa place dans la bonne société. Moi, je restais à mille lieues de ce dédain comme de ce calcul. J’attendais Dieu. Je me tenais assis, réceptif, les oreilles grandes ouvertes, les yeux levés vers les vitraux d’où tombait la lumière, dans un état d’attentive tension. Très jeune, j’ai eu conscience qu’Il existait. Je n’aurais pas su expliquer pourquoi ni
