Un roman naturel: Roman bulgare
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À propos de ce livre électronique
Traduit dans près de vingt langues, maintes fois réédité, il catapulte son auteur sur le devant de la scène littéraire et devient l’œuvre fondatrice du postmodernisme bulgare.
L’enjeu d’Un roman naturel tient dans l’impossibilité de raconter du début à la fin et dans l’ordre chronologique une expérience personnelle douloureuse et indicible, en l’occurrence un divorce, après que la femme du narrateur lui annonce être enceinte d’un autre homme.
C’est donc l’histoire d’un homme qui se sépare de sa femme – et de ses chats. C’est l’histoire d’un homme qui voudrait vivre quelques jours en clochard afin de pouvoir raconter l’histoire d’un type qui, pour écrire un roman dont le héros est un clochard, s’est fait clochard lui-même.
C’est une histoire du monde vue du point de vue des mouches – un récit aux mille facettes qui démultiplient ce que nous appelons la réalité ; c’est une histoire des toilettes, publiques et domestiques, haut lieu de la dissidence à l’époque du communisme ; c’est un roman drôle et nostalgique à la fois dans lequel son auteur confie : « J’aimerais que l’on dise : Ce roman est beau parce qu’il est tissé de doutes. »
Un récit aux mille facettes... Surprenant !
EXTRAIT
Nous nous séparons. Dans le rêve, la séparation n’est liée qu’au fait de quitter la maison. Tout, dans la pièce, est emballé, les cartons s’entassent jusqu’au plafond, et pourtant on a l’impression d’espace. La famille – la mienne et celle d’Ema – remplit le couloir et les autres pièces. Ils chuchotent, murmurent, dans l’attente de ce que nous allons faire. Ema et moi, nous sommes debout près de la fenêtre. Il ne nous reste plus qu’à partager une pile de disques. Brusquement, elle sort le plus haut de sa pochette et le jette avec force par la fenêtre. Celui-ci est à moi, dit-elle. La fenêtre est fermée mais le disque passe au travers, comme si c’était de l’air. Instinctivement, je sors le second et le lance également. Le disque plane, telle une soucoupe volante, tourne autour de son axe comme s’il était posé sur le tourne-disque, mais plus rapidement. On entend son sifflement. Quelque part au-dessus des bennes à ordures, il se dirige, menaçant, vers un pigeon crasseux qui vole bas.
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
C’est fou. Absurde. Impensable. En apparence confus mais d’une fluidité incroyable… Un ‘‘roman à facette’’ comme se plaît à le définir Guéorgui Gospodinov lui-même. Et toujours cet emploi de métaphores originales où la poésie aime se nicher… Très beau roman, aussi déroutant que dépaysant et qui, forcément, fait mouche. - Stéphanie Fréminet
Il y a quelque chose d’entraînant dans la propension de ce roman à refuser obstinément de se réduire à quoi que ce soit. - The New Yorker
À PROPOS DE L'AUTEUR
Guéorgui Gospodinov est l’un des auteurs phares de la jeune génération des écrivains bulgares. Son premier roman, Un roman naturel, traduit en plus de vingt langues, a renouvelé profondément la prose bulgare, redonné goût aux lecteurs de lire des œuvres bulgares et fait du roman le genre dominant dans la littérature bulgare du XXIe siècle en lieu et place de la poésie. La plupart de ses œuvres ont connu un immense succès en Bulgarie. Il a reçu plusieurs prix nationaux et est, à ce jour, l’écrivain bulgare contemporain le plus lu dans son pays et le plus traduit. Il est aussi l’auteur de nouvelles et d’essais, poète, dramaturge et critique littéraire. Physique de la mélancolie, son second roman, a fait partie des quatre finalistes du Prix Strega en 2014 et a reçu le Prix Jan Michalski de littérature 2016.
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Aperçu du livre
Un roman naturel - Guéorgui Gospodinov
Paris
1
Chaque seconde, en ce monde, il y a une longue file de gens qui pleurent et une plus petite de gens qui rient. Mais il y a aussi une troisième file qui ne pleure plus, qui ne rit plus. C’est la plus triste des trois.
C’est d’elle que j’ai envie de parler.
Nous nous séparons. Dans le rêve, la séparation n’est liée qu’au fait de quitter la maison. Tout, dans la pièce, est emballé, les cartons s’entassent jusqu’au plafond, et pourtant on a l’impression d’espace. La famille – la mienne et celle d’Ema – remplit le couloir et les autres pièces. Ils chuchotent, murmurent, dans l’attente de ce que nous allons faire. Ema et moi, nous sommes debout près de la fenêtre. Il ne nous reste plus qu’à partager une pile de disques. Brusquement, elle sort le plus haut de sa pochette et le jette avec force par la fenêtre. Celui-ci est à moi, dit-elle. La fenêtre est fermée mais le disque passe au travers, comme si c’était de l’air. Instinctivement, je sors le second et le lance également. Le disque plane, telle une soucoupe volante, tourne autour de son axe comme s’il était posé sur le tourne-disque, mais plus rapidement. On entend son sifflement. Quelque part au-dessus des bennes à ordures, il se dirige, menaçant, vers un pigeon crasseux qui vole bas. L’espace d’une seconde, il semble que le choc puisse être évité mais aussitôt après, je vois avec horreur le tranchant du disque s’enfoncer mollement dans son cou dodu. Tout se passe comme au ralenti, ce qui renforce l’horreur. On entend tout à fait distinctement plusieurs tons brefs tandis que le disque tranche le cou. L’os pointu de la trachée du pigeon émet un bref sifflement en passant sur la piste du disque. Le début de la mélodie seulement. Une chansonnette quelconque. Je ne me rappelle pas. Les parapluies de Cherbourg ? Ô Paris ? Le café aux trois pigeons ? Je ne m’en souviens pas. Mais il y avait de la musique. La tête poursuit son vol sur quelques mètres par inertie, tandis que le corps tombe mollement dans la poussière autour des bennes. Il n’y a pas de sang.
Tout dans le rêve est extrêmement épuré. Ema se penche et lance le disque suivant. Puis moi. Elle. Moi. Elle. Chaque disque répète ce qui s’est passé avec le premier. Le trottoir, en face de la fenêtre, est couvert de têtes d’oiseaux, grises, toutes les mêmes, les membranes closes au-dessus des yeux. Chaque tête qui tombe est saluée derrière nous par les applaudissements frénétiques de la famille. Mitsa est à la fenêtre et se lèche avidement les babines.
Je me suis réveillé la gorge douloureuse. Au début, je pensais raconter mon rêve à Ema, mais j’y ai ensuite renoncé. Un rêve, c’est tout.
2
L’apocalypse est possible aussi dans un pays à part.
J’ai acheté le fauteuil à bascule un samedi au début de janvier 1997. Je venais juste de toucher mon salaire et le fauteuil en a englouti la moitié. C’était le dernier de ceux que l’on pouvait trouver à des prix encore anciens, relativement bas. L’inflation incroyable de cet hiver-là soulignait le caractère irréfléchi de mon achat. C’était un fauteuil tressé, imitant le bambou, qui ne pesait pas très lourd mais paraissait énorme et difficile à porter. Il était impensable de donner l’autre moitié de mon salaire pour un taxi : je l’ai pris sur l’épaule et suis parti chez nous. Je marchais, tout en portant le fauteuil sur mon dos, comme un marchand de paniers, m’attirant les regards scandalisés des passants, à cause du luxe que je m’étais permis. Quelqu’un doit décrire la misère de l’hiver 1997, ainsi que toutes les autres misères : les hivers de 1990 et de 1992. Je me souviens d’une femme âgée, devant moi, au marché, demandant qu’on lui coupe la moitié d’un citron. D’autres faisant le tour des étals vides, le soir, à la recherche de quelque pomme de terre qui aurait roulé là par hasard. Un nombre croissant de gens bien habillés ravalent leur honte et fouillent les poubelles. Les chiens hurlent, affamés, à l’écart, ou se jettent par meutes sur des passants attardés. Tout en écrivant ces lignes éparses, j’imagine de gros titres de journaux aux caractères bien épais.
Un soir, je suis rentré à la maison : l’appartement avait été saccagé. Il ne manquait que le téléviseur. Dieu sait pourquoi, j’ai d’abord pensé au fauteuil à bascule. Il était là. Ils n’avaient sûrement pas réussi à le faire sortir par la porte : il était trop large, je l’avais fait entrer par la fenêtre. J’ai passé toute la soirée dedans. Lorsqu’Ema est rentrée, elle s’est mise à téléphoner à la police. Ce n’était pas la peine. Personne ne réagissait plus quand on signalait des cambriolages. Je m’en fichais bien. Assis dans le fauteuil à bascule, je caressais les deux chats effrayés par le désordre (où avaient-ils bien pu se cacher pendant le cambriolage ?) et fumais, blessé dans ce qui me restait de dignité masculine. Je ne pouvais même pas protéger Ema et les chats. J’ai écrit un récit.
On saccage l’appartement d’une famille. Au moment du cambriolage, dans la maison il n’y a que la femme, la quarantaine environ, qui donne les premiers signes de flétrissure et regarde une série télévisée. Les gars qui font irruption, à première vue normaux, ne s’attendaient pas à trouver quelqu’un à cette heure-là mais ils s’adaptent vite à la situation. Sans compter que la femme est suffisamment choquée. D’elle-même, elle va chercher l’argent dans l’armoire de la chambre à coucher. Elle ne résiste pas lorsqu’ils l’obligent à enlever ses boucles d’oreilles et ses bagues. Même l’alliance ? Même l’alliance. Elle l’enlève avec beaucoup de peine, elle est presque incrustée dans son doigt. Tout à coup, lorsqu’ils font mine de toucher au téléviseur (à propos, la série continue), la femme l’entoure vigoureusement de ses bras. Pour la première fois elle élève la voix, les prie de prendre tout ce qu’ils veulent mais de lui laisser le téléviseur. Elle se dresse, le dos tourné aux deux hommes, les seins pressés contre l’écran, prête à tout. Ils pourraient facilement la repousser mais une fraction de seconde, ils sont troublés par sa brusque réaction. Elle perçoit leur hésitation et lance d’un air ambigu qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent avec elle, du moment qu’ils lui laissent le téléviseur. Marché conclu. On va te baiser dit l’un. Elle ne bouge pas. Ils font tomber agilement la jupe. Aucune réaction. Elle a les fesses encore fermes. Le premier termine vite. Le second est plus lent. La femme serre le téléviseur et ne bouge pas. À un moment donné, elle les prie seulement d’aller un peu plus vite car ses enfants vont bientôt rentrer de l’école. Cela semble décourager définitivement le second et les deux hommes fichent le camp. La série est finie. La femme lâche le téléviseur avec soulagement et entre dans la salle de bains.
Comment les années 1990 vont-elles bien se terminer : comme un thriller, un film de gangsters, une comédie noire ou une série à l’eau de rose.
NOTE DU RÉDACTEUR
Et voici l’histoire de cette histoire.
En tant que rédacteur d’un journal de la capitale, j’ai reçu un cahier. On l’avait fourré dans une grande enveloppe fabriquée à la main, adressée à la rédaction, avec mon nom indiqué comme destinataire. L’enveloppe ne portait pas l’adresse de l’expéditeur, la colle avait débordé et séché. Je dois avouer qu’en l’ouvrant, j’ai éprouvé un léger dégoût qui ne s’est pas dissipé lorsque j’en ai retiré le cahier : environ 80 feuillets, passablement froissés, noircis sur les deux faces d’une écriture serrée. Des envois manuscrits de ce genre ne présageaient jamais rien de bon pour le rédacteur. Leurs auteurs, habituellement de petits vieux envahissants, se présentaient quelques jours plus tard pour demander si l’œuvre (de leur vie, naturellement) était acceptée pour publication. Je savais par expérience que si on ne leur opposait pas immédiatement un refus net, si, embarrassé par leur âge, on leur répondait gentiment qu’on ne l’avait pas encore lue, ils viendraient chaque semaine faire le siège, tels des guerriers las, décidés à se battre jusqu’au bout. Et bien que leur fin ne fût pas loin, en entendant le claquement de leur canne sur les marches menant à la rédaction, je jurais contre moi-même comme un charretier.
Ce qui était bizarre avec ce cahier, c’est qu’on ne voyait nulle part ni titre ni nom d’auteur. Je l’ai rangé dans ma serviette, en me disant que j’y jetterais tout de même un coup d’œil à la maison. Je pouvais toujours le renvoyer en prétextant que nous n’acceptions que des tapuscrits et faire traîner les choses encore plusieurs mois au moins. Le soir, évidemment, je l’ai oublié, mais personne n’est venu chercher de réponse durant les jours qui ont suivi. Je ne l’ai ouvert qu’au bout d’une semaine. C’était incroyable mais j’étais en train de lire l’un des meilleurs textes depuis que j’étais rédacteur. Un type essayait de parler de son mariage raté, et le roman (je ne sais pourquoi j’ai décidé que c’était précisément un roman) tournait autour de l’impossibilité de raconter cet échec. En fait… le roman lui-même se laissait difficilement raconter. J’ai immédiatement publié un extrait dans le journal et j’ai attendu que l’auteur se manifeste. J’avais ajouté, dans une petite note, que le manuscrit était parvenu à la rédaction sans signature, sans doute du fait de l’étourderie de son auteur, mais que nous attendions qu’il nous fasse signe. Un mois entier s’est écoulé après la publication. Rien. J’ai publié un second extrait. Et, un beau jour, une femme relativement jeune est apparue à la rédaction. Elle nous a fait une scène, indignée que le journal se mêle de sa vie privée. Elle ne le lisait pas régulièrement mais une amie lui avait montré les numéros comportant les extraits que j’avais publiés. Elle affirmait que les textes étaient de son ex-mari désireux de la compromettre. Tous les noms, dedans, étaient réels, ce qui, d’après son amie, lui donnait le droit de nous intenter un procès. Puis la femme a éclaté inopinément en sanglots, toute sa fureur s’est écroulée, à cet instant elle paraissait même gentille. Elle m’a raconté par saccades que son mari avait été un homme très bien, naguère, qu’il écrivait, entre autres, et avait même publié des récits. Elle a avoué ne pas les avoir lus. Il avait pété les plombs après leur divorce. C’était maintenant devenu un clochard qui errait dans le quartier et demeurait longtemps dans le jardin devant son immeuble, juste sous ses fenêtres, pour la harceler et la compromettre aux yeux de ses voisins.
— Est-ce que vous pourrez me le montrer ?
— Ça non, trouvez-le vous-même, il fait le tour du marché du quartier avec un fauteuil à bascule. Vous le reconnaîtrez. Et je vous en prie, ne publiez plus cela, je n’en peux plus, a-t-elle dit d’une voix étonnamment basse avant de s’en aller.
Apparemment, il se nourrissait comme tous les clochards, et pourtant, pas tout à fait. Il ne fouillait pas les poubelles à la recherche de nourriture, du moins on ne l’avait pas vu faire. Il remettait les papiers. Il faisait partie des doux dingues. Il arpentait le marché, rendait quelques menus services, veillait le soir sur les marchandises et recevait en échange des tomates, des poivrons, des pastèques… ce qu’il y avait pendant la saison. C’est ce que m’ont raconté les vendeurs au marché après m’avoir demandé plusieurs fois si je le recherchais parce que j’étais de la police. Ils ne savaient pas grand chose.
Je l’ai trouvé dans le jardin public du quartier. Il se balançait sur son fauteuil à bascule, de manière un peu mécanique, comme en transes. Les cheveux collés, avec un tee-shirt qui avait perdu sa