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Icare, Icare
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Livre électronique606 pages9 heures

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À propos de ce livre électronique

Genève, de nos jours.
Jasper Sogliani, universitaire, accompagne un vieil ami à une soirée. Dans le jardin de cette même maison, le jeune Léo Lisek attend Sacha, séducteur hédoniste et sans scrupules, qui dérobe un rendez-vous avec la fille de l'hôte.
C'est alors que les choses tournent mal.
De la faute commise par Sacha, naîtront désordres et révélations. Jasper se verra entraîné dans l'enquête autour d'un texte qu'il a lui-même écrit, et confronté au souvenir d'une rupture ancienne.
Quant à Léo, sa trouble fascination pour le séducteur sera mise à l'épreuve.
Sous des allures de polar, se joue une tragédie, une quête de soi sur fond d'enquête, un roman initiatique où la musique tient une place de choix.
LangueFrançais
Date de sortie6 oct. 2023
ISBN9782322529193
Icare, Icare
Auteur

Julie Giangiobbe

Julie Giangiobbe a enseigné la philosophie en Suisse. Aujourd'hui, elle vit en Auvergne, dans la ville de Blaise Pascal. La fiction est pour elle un moyen d'explorer les mystères et contradictions de l'âme humaine. Elle puise son inspiration dans les mythes grecs, la tragédie, l'opéra, pour mettre en scène, dans le monde contemporain, des personnages en mal d'absolu.

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    Aperçu du livre

    Icare, Icare - Julie Giangiobbe

    TABLE DES CHAPITRES

    SEMAINE 1

    PROLOGUE

    LUNDI (soir). Le désordre commence

    MARDI. Et le jour sera comme la nuit

    JEUDI. Retombées mal assumées

    VENDREDI. Sacha, pourquoi es-tu Sacha ?

    DIMANCHE. Genèse d’un amour. La grande révélation de Jasper

    SEMAINE II

    JEUDI. Ne demande pas, si tu ne veux pas savoir

    VENDREDI. L’un retourne vers ce qu’il aime, l’autre vers ce qu’il redoute

    SEMAINE III

    LUNDI. Synthèse, enfumage et besoin d’évasion

    MERCREDI. Un nietzschéen

    JEUDI. Pensées des seuils

    VENDREDI. Non serviam

    SAMEDI. Où il est question d’un pont vers nulle part, d’opéra, de cimetière, de limites à ne pas franchir, d’arc, de Sacha presque démasqué, et d’autres choses plus sensées qu’il n’y paraît

    DIMANCHE. Tout n’est qu’illusion, ou presque

    SEMAINE IV

    ENTRE DIMANCHE ET LUNDI. Tout n’est qu’illusion ou presque II

    LUNDI. L’innocente conférence de Jasper et ses effets beaucoup moins innocents

    JEUDI. Dies, nox et omnia

    VENDREDI. Certains sont trop sérieux, d’autres pas assez

    SAMEDI. Aperto veggio il baratro mortal

    DIMANCHE. Siehst, Vater, du den Erlkönig nicht ?

    SEMAINE V

    LUNDI. Le chemin hors du labyrinthe

    ÉPILOGUE. At pater infelix nec iam pater

    POSTLUDE

    Héliodore, ou le roi et l’esclave

    SEMAINE 1

    PROLOGUE

    Au fond d’un couloir, une porte s’ouvre ; elle donne sur le ciel. L’unique chemin hors de ce labyrinthe est un saut dans le vide. Une silhouette s’est interposée. Quelqu’un se tient là, face aux nuages. Attendant quoi ? Que des plumes lui poussent, que ses bras se changent en ailes ? On entend murmurer dans l’ombre, les voix se multiplient, indistinctes. L’autre, au seuil du ciel, n’entend rien. Il semble obscurément familier… Alors une révélation qui foudroie, dégoût, terreur, catastrophe : Cet autre, c’est moi. Et la certitude, contre toute raison, d’avoir été banni de son corps, dissous à l’état de conscience immatérielle. Est-ce un pressentiment du désastre, ou le sentiment de le provoquer ? Le soi-même, là-bas, hors d’atteinte, amorce un pas très lent pour aller s’engloutir dans la blancheur du ciel. L’éclat devient aveuglant, du magma des voix émergent les mots C’est ta faute.

    Sentir tout s’effondrer autour de lui, les murs, le sol, les étages, l’a jeté hors du sommeil. En désarroi ; son cœur emmuré cogne violemment contre sa prison de chair. Ses yeux arpentent une pénombre diaphane, où les contours – armoire, bibliothèque, chaise – se diluent dans un fourmillement. À gauche, des segments de soleil irradiants tracent au mur le squelette encadré des persiennes. Il devait offrir ses paupières de ce côté, en dormant, d’où l’éblouissement. Ces vieux volets en bois… Le jour s’infiltre, et de plus en plus tôt.

    De là un rêve pareil… Paranoïa, je veux bien, mais suicidaire ? Il s’est levé des draps, dans ce vaste lit à même le sol. Il sent encore un froid au creux de la poitrine, une impression d’irréparable. L’angoisse onirique veut s’attarder hors du monde qui est le sien. Tant que le mirage perdure, il se dit qu’il devrait le noter. En écrivant, qui sait ? Il verra peut-être un sens. Ou à défaut, un non-sens parfaitement ordonné.

    Le parquet a grincé sous ses pieds nus, la porte s’ouvre en sautant. Première à droite, le bureau, dont la fenêtre verse une lumière dorée, juvénile ; son ordinateur repose là, béant, sur la table de travail. Il est venu l’allumer, et retourne vers le couloir.

    Travail de l’ombre, l’écran de session noir affiche une image réduite en hublot central, surmontant le nom « Der Wanderer » [le voyageur errant] ; au-dessous, un bandeau sombre attend le mot de passe, comptant les secondes d’un curseur clignotant…

    Une brève rafale vient s’abattre sur le clavier. L’écran répercute la même image en grand et en entier, une lithographie d’Escher. Dans un espace noir d’encre, posé sur un livre relié en cuir, un oiseau de métal à tête humaine, yeux mi-clos et sourire d’énigme, veille sur une grosse fiole renversée, luisante comme une goutte de mercure. Ce miroir bombé reflète (outre l’oiseau) l’image en miniature d’un intérieur, avec au centre, en abyme, l’artiste à sa table en train d’achever ce dessin même¹. L’écran, à l’instant, reflète dans ses ombres, de tout près, un portrait assez similaire, mais sans barbe ni cravate, les cheveux bruns et plus dépeignés.

    La fenêtre d’un bloc-notes vient se superposer ; un texte s’y génère par saccades, sans trop de pauses ni de repentirs, rythmé par le cliquetis feutré des touches.

    Rêve.

    Fuite erratique à travers une ville, de nuit, sous une menace aussi terrible que vague. Trouvais refuge dans un bâtiment à portes vitrées, hall désert, personne nulle part. Le couloir que je suivais, longeant des portes fermées, tournant plusieurs fois, s’achevait en impasse ; mais une échelle fine et chancelante montait par une ouverture au plafond. Je gravissais, gravissais interminablement au-dessus d’un vide obscur, dépassais palier après palier, avec la peur que l’échelle ne cède. Elle flanchait avant un dernier palier, étrangement suspendu, auquel je m’agrippais in extremis et me hissais à la force des bras. Sous le mince plancher que je foulais, je sentais s’approfondir le gouffre des étages. La nuit régnait dans ce bâtiment sans fenêtres. Exilé aussi loin de la terre que du ciel, j’errais à travers un dédale de pièces à la géométrie aberrante. Parfois, je devais m’extraire par des interstices à peine assez larges. Enfin s’ouvrait l’issue, cette porte vers le ciel.

    Les lignes qui suivent relatent la vision de défenestration, et dans la foulée apparaît le commentaire : Expérience d’inquiétante étrangeté. Voir son Doppelgänger [double], présage de mort selon une ancienne croyance… Par-dessus l’écran, ses yeux cherchent l’horizon bleu des Alpes au-delà des toits de Lausanne. Le malaise du rêve achève de se dissiper comme un brouillard au soleil. Le cliquetis reprend.

    Message à moi-même ? Coupable. Devant quoi, l’écriture ou l’existence ? Les deux, possiblement. En fraude avec le destin : me refuse aux choses humaines, pour ne pas me consacrer davantage aux surhumaines. Et plus ma vie est confortable, plus j’ai le sentiment d’être en défaut – ne pas vivre comme je devrais. Jusqu’à quand ? Ma vie entière est un songe, et le choc qu’il faudrait pour m’éveiller, j’ignore la puissance qu’il devrait avoir.

    Ce sera le point final. « Enregistrer sous », dossier Fragments, sous-dossier 2018, et l’image de fond reparaît. Ces fragments offrent moins un journal qu’un réservoir de textes, poèmes en prose, méditations, paraboles, des impromptus sans queue ni tête. Comme tous ceux qui n’écrivent pas d’histoires, il se cantonne à poétiser sur des riens ou des abstractions.

    Quelques minutes d’absence ; le voilà de retour une tasse à la main, finissant de mâcher. Une odeur de café, de pain grillé l’a suivi. Il a pour la pièce alentour un regard de familiarité détachée – cet appartement où rien n’est à lui. Parquet ancien, tapis rouge, un fauteuil à bascule en cuir vert, et sur chaque mur, des livres, alignés en rayonnages, confinés dans une bibliothèque à vitres. À l’écran de nouveau, il ouvre sa messagerie en portant le café à ses lèvres. En colonne à gauche, l’éventail de ses adresses – sept en tout, dont peu à son nom. Messages inégalement répartis, nombreux sur jas.sogliani@… (l’officielle), et sur la plus réservée, jasperso@…, seulement un. Il se reporte à celui-ci avec une appréhension réflexe signifiant à peu près Qui vient m’emmerder ? Expéditeur : Constantin Graf. Kunst, tiens ? Autrement dit le seul qui en soit incapable. Pourquoi pas un SMS ? L’objet est mystérieusement « lundi soir ». Envoyé de son smartphone hier soir à 22 h 37, depuis l’hôtel parisien sans doute. Journée d’étude Schelling demainde retour à temps pour la réception à Cologny, tu sais, dont je t’avais parlé… Ce soir, donc. Il avait oublié, un peu volontairement. Qui donne une soirée un lundi ? Tu peux m’accompagner, si tu veux. Sa façon délicate de le mettre au pied du mur.

    Ce doit être en rapport avec ce programme qui l’occupait ces derniers mois. À coup sûr, on verra toute une clique de notables genevois ; qu’il le veuille ou non, Kunst est en passe d’intégrer la confrérie. L’autre jour quand lui, par jeu, l’appelait l’homme respectable, Kunst a répondu : dans ton vocabulaire, je ne pense pas que ce soit un compliment. Avec raison, il pressent la clause implicite. Respectable selon des critères tout autres que les miens. Parlant de n’importe qui, ce serait vrai ; n’importe qui, sauf Kunst. Et une pensée d’estime vers lui, alors, comme un coup de chapeau – presque titularisé avant ses quarante ans. Ma carrière, en comparaison… La fenêtre de réponse reste vide. Il s’est levé, tasse à la main, pour gagner le couloir puis la cuisine, en scandant sur un rythme de tarentelle, Stultus ego comparor fluvio labenti, Sub eodem tramite nunquam permanenti… [Fou que je suis, semblable au fleuve glissant, soumis au même cours jamais permanent]²

    Ses réflexions, de là, suivent leur cours par-dessus un fond de préparatifs matinaux, entre la chambre et la salle de bain, ce qui donne à ses gestes quelque chose de minutieux et totalement absent. Sans Kunst, qui l’empêcherait de partir à la dérive ? Sans Kunst, il mènerait encore cette vie de moine errant, en France, dans un appartement trop petit et une ville trop grande, à dilapider son temps et son énergie en lycée à Tarare ou autre Tassin-la-Demi-Lune, contre une aumône d’heures à Lyon 3. Il ne serait pas où il est, au bord du Léman, encore moins introduit dans une réception de notables…

    Et il mesure par avance le coût intérieur d’une occasion de ce genre. Il se voit un verre à la main, Jasper, enchanté, en train d’écouter poliment un quidam « respectable » l’entretenir de réalités qui pour lui n’en sont pas tellement ; s’ennuyer lui-même à répéter pour la énième fois qu’il est assistant à l’UniGe — c’est-à-dire ? — qu’il enseigne — quoi ? — la philosophie ; s’acharner à faire survivre hors de ses lèvres un discours anémié, ou (pire) passionné faussement. Si seulement je pouvais éviter de me tromper moi-même avec le premier venu… Il rentrera dénaturé, las, vide, en traînant derrière lui cette parodie sociale de lui-même comme le conjoint dont on a honte et ne peut pas divorcer. En a-t-il envie justement ce soir, au sortir des vacances, après une semaine où il n’a pas échangé cinq mots avec un être humain ? Ce sera ennuyeux, ce sera éprouvant, il peut imaginer mille choses plus gratifiantes à faire de sa soirée, flâner près du lac, lire, écrire, ou tiens, voir un opéra… A-t-il une seule raison d’y aller ? Son visage, dans le miroir, lui renvoie la réponse.

    Kunst le demande.

    En tenue et le cheveu pacifié, il revient à l’ordinateur une dernière fois ; sans s’asseoir, il pianote, dans la fenêtre en suspens, Bien sûr, je t’accompagne, en demandant et quand. Après quoi il plaque l’écran sur le clavier ; la machine restera fidèlement à l’attendre, inerte, aveugle, jusqu’à la nuit. À coup sûr, la réception s’éternisera… Trop tard pour faire demi-tour. La semaine est lancée, à présent ; dans une heure il aura retrouvé son bureau en ce matin de reprise, et plus tôt qu’à l’accoutumée – avantage d’être tombé du lit.

    L’appartement refermé derrière lui, comme un coffre, il a descendu les étages et franchi le vestibule. La porte de l’immeuble le relâche dans l’air transparent d’un matin d’avril. Un perron de quelques marches, une courte allée au milieu de l’herbe, un portail, puis la rue, les premiers pas d’un trajet familier vers la gare. Un frémissement de violons accompagne sa foulée. La pièce qu’il s’offrira en hors-d’œuvre, dans le train, s’est déjà décidée : Mozart, l’ouverture du Don Giovanni. Le grave andante balayé par ce molto allegro radieux, surabondant, une fête étincelante où l’on entre sur la pointe des pieds… On ne saurait dire si la joie s’élève contre l’angoisse, ou à partir d’elle.


    1 M. C. Escher, Nature morte à la sphère réfléchissante.

    2 Karl Orff, Carmina Burana, « Estuans interius ».

    LUNDI (soir)

    Le désordre commence

    1.

    Une calme rue de Versoix.

    Le même Jasper se présente aux abords d’une maison familière, à 20 h passées. Il attend, mains dans les poches, au portail où il vient de sonner. Même Jasper, tenue différente. Costume anthracite et chemise bleu orage, cravate lustrée ton sur ton très consciente d’elle-même, là sur son poitrail. À se demander, de l’homme ou du costume, lequel porte l’autre.

    La maison qui s’est ouverte libère un Kunst fort élégant. On verrait, avec Jasper, approcher dans l’allée un grand brun à lunettes en costume sombre, chemise et cravate bleu pâle, le teint frais, les cheveux bien lissés. On le jugerait plus bourgeois et guindé qu’il ne l’est ; moins allemand, aussi, mais l’oreille saisira bientôt son léger accent. Le visage qui se précise montre un air de bonhomie, les yeux noirs s’effilent en une pointe espiègle et rusée, derrière des verres sans monture. Il a franchi et referme le portail. Devant Jasper qui l’attend, mains toujours au fond des poches :

    — I’m back.

    — Et sur ton trente-et-un…

    — J’ai l’air bien, tu trouves ?

    — Hé… Beau comme un haut fonctionnaire.

    — (sourire contenu) C’est la cravate.

    — Ça ne fait pas du tout le même effet sur moi.

    — Toi ? Tu fais très golden boy.

    Jasper incrédule s’est penché sur lui-même.

    — Si, si, fait Kunst. La cravate, l’air désinvolte, le savant décoiffé.

    — Oh, savant…

    Et il se demande quelle friche redevenue sauvage arbore le sommet de son crâne, sans oser y porter la main. « On y va ? », dit Kunst. L’hybride japonaise couleur cendre dort le long du muret. Leurs chemins se scindent, Jasper ouvre la portière du côté passager. Pour se retrouver près de Kunst dans l’habitacle feutré ; le double claquement les isole du dehors.

    — Et Martha, elle va bien ?

    — Bien, elle te passe le bonsoir, dit Kunst en démarrant.

    On entend marmonner l’autoradio.

    — Elle reste avec les filles, je suppose. (Kunst confirme, pris par sa manœuvre) Si elle préférait ma place, j’étais prêt à échanger.

    — Elle ne voulait pas te priver d’une occasion < de ridicule (a glissé Jasper) > d’exercer tes talents mondains.

    — Zéro multiplié par ce que tu veux, ça fait toujours zéro.

    — Aah, fait Kunst, il faut voir l’intérêt scientifique. (La voiture descend la rue) Prends ça comme, je ne sais pas, une expérience de sociologie en immersion.

    — Très bon plan. Je vais me poster dans un coin, et si on me demande ce que je fais là, je répondrai comme le romancier à monocle de Proust, tu sais, d’un air important et mystérieux : « J’obserrrve. » Enfin, sans le monocle. (plus bas) Et sans romans.

    — Très chic, fait Kunst, l’air de s’amuser.

    — Le monocle ?

    — Citer La recherche à la lettre.

    — Pour ce que j’en connais… Sur le temps perdu, en revanche, tu as devant toi un vrai spécialiste.

    — Selon tes standards, tu étais plutôt en avance, je dirais.

    — Il s’est conduit bizarrement, aujourd’hui. Le temps, je veux dire. D’abord il ne passait pas du tout. J’avais mon cours à préparer pour jeudi, mais tu me connais, plus c’est urgent, plus je me débine. J’ai esquivé avec du moins urgent, la conférence sur Nietzsche.

    — Ah, la Naissance de la tragédie. Tu te sers de notre traduction ?

    — (non de la tête) Trop gênant de s’autociter. Et puis je n’ai plus mon exemplaire. < Non… tu l’as perdu ?> Prêté. Oui, avec d’autres livres. C’est un étudiant, il s’intéresse à ces questions… < Lequel, d’étudiant ?> Léo… Lisek.

    Dire son nom tout haut l’a troublé.

    — J’espère que je le reverrai, fait-il (pour donner le change).

    Kunst n’a rien perçu.

    — Et c’est quand, déjà, ta conférence ?

    — Dans trois semaines pile, le 30 à 14 h. C’est toi qui l’as fixée.

    — Tu sais, moi et les dates…

    — Comme c’est parti, je n’aurai jamais fini à temps. < Chaque fois tu dis ça. > Attends, je n’ai même pas relu le texte. Je voulais, ce matin, au lieu de ça je suis tombé dans la Poétique d’Aristote. Et cet après-midi l’Esthétique de Hegel, je n’ai plus trouvé la sortie.

    — C’est normal. Il n’y a pas d’extérieur à Hegel.

    — J’ai laissé mon esprit dedans, je crois. Enfin, quand j’ai refait surface, la journée… pfft, disparue. À peine eu le temps de repasser à Lausanne pour me mettre en tenue de bal.

    — Ça explique les cheveux, dit Kunst.

    — Rien n’explique mes cheveux.

    — Le battement d’aile d’un papillon au Brésil…

    — (en riant) Je suis l’homme du chaos. Bon, mais toi, du neuf ? À part le costume. Ton séjour à Paris, le séminaire, Schelling…

    — Bien, bien, des gens de valeur. J’ai réussi à ne rien oublier à l’hôtel, je crois.

    — Ça, il est encore trop tôt pour le dire. (jette un œil par la vitre) C’est loin, Cologny ?

    — Non, dit Kunst. De l’autre côté du lac.

    — Donc on va chez un procureur.

    — Vanchenoz, oui. (sans prononcer le « z » final)

    — Tu le connais ?

    — Personnellement, non. C’est un des initiateurs, tu sais, du programme…

    — D’éthique, oui.

    Selon la rhétorique en usage, une vaste réflexion rassemblant des acteurs du monde politique, culturel et éducatif autour du problème de la perméabilité des jeunes générations aux idéologies, dans la perspective d’un renforcement de la formation à l’esprit critique.

    — C’est la réception de clôture, dit Kunst.

    — (hoche la tête) Il y aura des gens importants, j’imagine… Du genre hauts fonctionnaires.

    « Quelques-uns », dit Kunst, et il se met à lui dérouler une liste… Des personnalités de la justice et de l’administration, la Conseillère d’État au Département de l’Instruction publique et de la Culture, des directeurs d’établissement, des universitaires, peut-être un ou deux journalistes. Il a dû le voir se décomposer au fil des titoli cruscanti [titres ronflants].

    — Ne te laisse pas impressionner. Comment dit Pascal, déjà ? Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l’esprit.

    — C’est presque aussi vrai que l’inverse.

    — (un sourire) Finalement tu ne l’as pas perdu, ton esprit. Prêt à briller en société.

    — Tu parles… c’est comme un chat. Il aura disparu au premier invité. Je passerai la soirée à faire illusion, en espérant qu’il finisse par sortir de sous le lit.

    Rire indulgent de Kunst, possesseur – lui – d’un esprit et d’un chat qui ne se dérobent pas à l’exhibition mondaine. Jasper se penche vers l’autoradio.

    — Tiens, j’ai déjà entendu ça. (Il force le volume)

    — Debussy, je dirais.

    — Je te suis.

    Une voix ténorisante a chanté : Vous ne savez pas où je vous ai menée… Je viens souvent m’asseoir ici vers midi. La soprano répond : Ah, l’eau est clai-re.

    — Ah, dit Jasper. Pelléas et Mélisande, la scène de la fontaine.

    Les harmonies vaporeuses s’enfièvrent tout à coup. (soprano) Oh, oh. J’ai vu passer quelque chose au fond de l’eau. — (ténor) Prenez garde, prenez garde. Vous allez tomber. Avec quoi jouez-vous ? — Avec l’anneau qu’il m’a donné. — Ne jouez pas ainsi au-dessus d’une eau si profonde. — Mes mains ne tremblent pas… L’anneau tombe, affolement. (soprano) Qu’allons-nous dire à Golaud s’il demande où il est ? — La vérité, la vérité…

    La musique s’est tue, brève respiration, Nous écoutions un extrait du Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, au tout début du deuxième acte… Et ainsi de suite, un fond de paroles berçant. Ils ont longé le lac, depuis Versoix, sans jamais l’apercevoir. Avenue de France, il apparaît dans sa nudité luisante par la vitre de Kunst. Droit devant eux, au loin, le Salève arrondit le dos. Genève s’allume dans la douceur d’une soirée de printemps ; le vert des feuillages naissants irradie contre l’azur foncé du ciel, où les rues percent des alignées d’étoiles. Quai Wilson, à présent, l’embarcadère des Pâquis – et Debussy au piano. Se faire conduire ainsi en musique, et par Kunst… En approchant du cœur de Genève, il souhaiterait presque voir se multiplier le trafic et les feux, et que le voyage dure. J’aime cette ville, et je ne sais pas pourquoi. Déjà ils passent auprès des grands hôtels de luxe. La voiture amorce en glissant la courbe vers le pont du Mont-Blanc, avec ses hampes inclinées où flottent le drapeau suisse et le blason genevois. Dans le crépuscule, la rive en face, transpercée par la flèche vaporeuse du jet d’eau, court se perdre en un long sillage étoilé. C’est là-bas qu’ils se rendent. Sans y penser, Jasper a psalmodié tout haut :

    Wie Todesahnung, Dämm’rung deckt die Lande. [Comme un pressentiment de mort, le crépuscule recouvre la terre]³

    Coup d’œil facétieux de Kunst ; il s’excuse en riant.

    — Un peu surdramatique.

    — Ce n’est pas ça, dit Kunst. Parfois j’oublie que tu parles allemand.

    — Parfois j’oublie que l’allemand se parle. Tu te moquais de moi, tu te souviens ? Tu disais que je le pratiquais comme une langue morte.

    — (riant) J’ai dit ça, moi ?

    — Tu avais raison. Moi, les langues, en dehors de la poésie…

    Par-dessus le murmure de paroles radiophoniques, la voix de Kunst entonne en demi-teinte, sereine et veloutée, la suite du couplet de Wolfram. Da scheinest du, o lieblichster der Sterne… Und freundlich zeigst du… den Weg… aus dem Tal. [Là tu brilles, toi la plus gracieuse des étoiles, et montres, en amie, le chemin à travers la vallée]

    Quand ce dernier mot est venu expirer dans les graves, la romance à l’étoile résonne par son absence. O du, mein Holder Abenstern… Ils suivent un moment le lac, rive gauche, mais Kunst paraît hésiter ou chercher des signes.

    — Il va falloir que tu me dises où tourner.

    Les minutes qui suivent, le smartphone de Jasper les guide à travers une zone résidentielle. Quelques méandres, les voilà parvenus à bon port, et dans les temps. Kunst a rangé la voiture dans un bas-côté d’herbe, le long d’un mur austère, moussu et dévoré de lierre, qui porte haut une palissade en métal retenant une haie. Lui n’est toujours pas convaincu de devoir être là, et ce flottement intérieur ne présage rien de bon pour ses talents mondains. Claquant sa portière, il rejoint Kunst et prend de façon mentale ce qui ressemble à l’inspiration avant un plongeon.

    2.

    Sacha, si tu pouvais te magner.

    Ce qu’il fait noir, dans ce jardin. Il ne voit même plus ses pieds maintenant. L’ombre a l’air de monter de la terre, des arbres. À force de tremper dans cette encre de nuit, la voûte encore bleue commence à révéler la carte des étoiles. Mains dans sa poche avant, style manchon, il fait la même allée et venue le long d’une balustrade en pierre à hauteur d’œil. Tournant le dos à la façade, il descend vers une mer végétale de ténèbres, que cette terrasse surplombe comme l’avancée d’un quai. Une autre aile de la maison se prolonge parallèlement, mais un massif en longueur le garde à l’abri de ses fenêtres. Il frôle des herbes de la pampa, des feuillages pointues, laurier rose ou érable du Japon. À la fin du massif, ses yeux plongent dans une ombre épaisse. Quelque part, au-delà de cette ombre, une porte creusée dans le mur : la sortie. Il a osé un pas à découvert. Une baie vitrée, au bout de l’aile opposée, allume un phare dans sa nuit. L’intervalle éclairé laisse voir un canapé, deux-trois péquins assis, l’air en marge de la soirée. Entre leur aile et la sienne, un espace en dalles blanches accueille un salon d’extérieur, des plantes en pot, et au centre, bien sûr, une piscine. L’éclairage sous l’eau fait monter de la surface un halo, un brouillard turquoise. On dirait le décor dépeuplé, spectral, des fêtes qu’il a connues au lycée. Celle qui a lieu en ce moment, c’est une autre ambiance. À l’angle où l’aile se connecte à la maison, une baie vitrée plus large affiche en grand écran des gens bien sapés qui parlent en tenant des verres. Fenêtres, piscine, les dernières zones de couleur et de lumière dans son paysage. Plutôt classe, la baraque, en tout cas. Elle fait vraiment penser à celle de son pote Timo, avec son père avocat d’affaires, tout le temps absent. C’était dans cette maison, pendant une de ces fêtes, avec cette fille dont il a oublié le visage…

    Il se replie à l’ombre du massif. Pour la mille-et-unième fois, il remonte vers la façade, le long de la balustrade et ses poteaux en amphores – il sait même combien. Les barreaux d’une prison. Son phare, de ce côté, c’est la porte-fenêtre éclairée à travers son rideau. Là où Sacha… Les yeux baissés, il compte ses pas. Les marches qui grimpent vers la terrasse se rapprochent. Coup d’œil à la porte-fenêtre, il s’enfouit dans son col à capuche comme un oiseau dans ses plumes. Encore combien de temps, merde ? L’attente est en train de glisser vers cette zone morte, genre traversée d’un bras de mer ; le rivage d’où tu viens est perdu, celui d’en face tellement loin, et tu es au bout de ta vie.

    Il s’appuie le dos à la balustrade, près de l’escalier. Putain mais à quoi il sert, là, planté comme une truffe ? « Tu restes en sentinelle. » Sacha, sans déconner. Pendant ce temps, avec sa petite meuf… En sentinelle. Comme si les emmerdes allaient venir du jardin. Et d’façon je fais quoi si quelqu’un se pointe ? Un coup de fil genre « Lionceau à Panthère noire, intrus en approche, amorcez la retraite. — Reçu, je me rhabille… Trop tard. »

    D’un autre côté, mon petit, c’est bien fait pour ta tronche. Depuis le départ il craignait, ce plan, depuis la première seconde. Enfin, plan c’est un grand mot. Sacha, sur ce coup, il y est allé au talent. Comme d’hab quoi, Sacha-style, à l’impro. Rien de bien défini à part l’objectif. Et là, question objectif, il a pas choisi la facilité. Sérieux, pourquoi celle-là ? Déjà prise, la meuf, bon ça c’est habituel, mais le père a l’air d’un mec important et tout, genre il bosse dans la justice. Aller direct vers les embrouilles s’ils se font choper. Lui, moi, ou tous les deux.

    Either thou or I, or both have to go with him. [Il faut que toi, ou moi, ou tous deux nous partions avec lui]

    Une montée de flippe soudaine. Coincé sans raison valable chez ces bourges que t’as jamais vu… ça craint, mais un truc violent. On penserait qu’il prépare un sale coup, cambrioler, espionner les gens, les buter dans leur sommeil ou va savoir quoi. Il faudrait la jouer c’est pas moi, m’sieur, c’est pas ma faute, comme ces putains de lâches et de menteurs qui n’ont pas le cran d’assumer leur connerie jusqu’au bout. Leur connerie. Mais c’est bien le problème : c’est pas la mienne. J’ai rien à foutre dans cette histoire, rien du tout. Il fait genre le larbin à la porte qui tient la bougie pendant que son maître s’envoie la fille de la maison. J’ai pas signé pour ça, putain, je suis pas un naze de figurant. Les trucs cool, c’est moi qui les fais. Une baraque comme ça, en temps normal, il y serait parce qu’on l’a invité. On le retrouverait au bord de la piscine avec le fils de la famille (s’il y en a un) et sa bande de potes (s’il en a), en train de se mettre une race, pas planqué dans le noir en mode fouine. Et s’il finissait dans un coin à l’écart, ce serait avec une meuf.

    Sacha, bordel. Tout ça c’est sa faute. Il pouvait lui raconter demain, comme d’hab, mais non, il l’embarque là-dedans, il l’oblige à rester dehors et à compter les secondes pendant qu’il… Ce malaise. Il veut quoi, sérieux ? Que je chronomètre ? Au fond de la poche avant, ses doigts tournent autour de l’anneau à sa main droite. Vas-y, faut que je me calme. Posé contre la balustrade, la maison est là, juste derrière son épaule… Il peut pas s’empêcher. Son regard, aimanté, se colle à la porte-fenêtre, sa lueur orangée, douce, genre lampion en papier. Mais non, il se passe rien là-dedans. Elle peut pas être aussi facile, cette meuf. Une vraie princesse, avait dit Sacha. Ton âge, à peine plus, fiancée à un bellâtre consensuel comme tu ne peux pas imaginer. Marrant, ses phrases, il les entend avec l’accent, l’intonation et tout.

    Ça remonte à combien, leur rencontre ? Deux jours. L’anniversaire de la princesse, samedi en fin d’aprèm. Annabelle, c’est son nom. Bien content de pas y être allé, à cette fête-là. D’abord il était déjà sorti la veille (soirée du comité étudiant), et puis l’ambiance caviar-champagne, merci bien. Fierté de petit bourge moyen. Pas envie de se sentir de la plèbe face à des vrais gros bourges. Mais Sacha, va lui expliquer… Je suis pas de leur monde, ça craint, je vais faire pièce rapportée. Il voulait pas comprendre, Tu es avec moi, personne ne te dira rien. Et c’est pas le mec qui repart avec un non. Pour qu’il lâche l’affaire, il a fallu promettre à l’aveugle la prochaine sortie. Putain de traquenard.

    Hier soir (le lendemain, donc), promenade Saint-Antoine, Sacha débarque tout feu tout flamme. Leoncello [jeune lion], tu as manqué une beauté ! Vas-y, raconte. Toute la fête, bon, pas trop de marge de manœuvre à cause du fiancé, il devait jouer les bons amis. Il a quand même réussi, en douce, à lui chanter une autre chanson. Sérieux ? Oui, sous les arbres, au nez et à la barbe de son bellâtre. (chantant) Ombra mai fu Di vegetabile Cara ed amabile Soave più⁵. Il se marrait trop. Et maintenant ? Il avait repéré, dans le fond du jardin, cette petite porte. C’est par là qu’il avait glissé à la fille, ce dimanche, ses « billets doux ». Par SMS, ce serait pas plus simple ? Leoncello, où serait le jeu ? Et tu vas faire ça longtemps ? Non, il faut que je la revoie. Ce soir ? « Non » catégorique : Ce soir je suis à une autre. Une meuf rencontrée le vendredi, qui avait l’air d’hésiter. Elle ? Je croyais que c’était oublié. Sacha, scandalisé, L’oublier ? Baratin habituel, elle est trop ceci, tellement cela, j’en suis fou, etc. Ouais, on sait ce que ça veut dire. Mais tout allait se jouer ce soir avec elle, et demain, avec de la chance, il serait libre pour un nouveau chapitre. Léo : C’est ça le tempo, maintenant ? Une dimanche, une autre lundi… Non, pas lundi. — Ouais, une pause, ça me semble judicieux. — Mais non, c’est que le père de cette beauté donne une espèce de réunion sinistre. Et lui, comme un petit trouduc, au lieu de la fermer : Eh ben, pourquoi t’en profites pas ? Putain d’illumination. Sacha : Mais tu as raison, c’est l’occasion parfaite. Leoncello, qu’est-ce que je ferais sans toi ? La même chose, en silence. Tu vas te faire inviter ? Mieux que ça. Deux heures après, il allait honorer son rencart avec la première meuf. Ce soir, on joue le chapitre suivant.

    Dire que c’est moi qui ai filé l’idée. Bien sûr qu’il était daubé, ce plan. Sacha faisait trop de mystère. Il l’a cueilli à froid tout à l’heure au téléphone, Viens, tu vas voir, un coup de poker, etc. Comment il l’a survendue, sa connerie. Pas le temps de te raconter, c’est maintenant ou jamais. Et l’argument ultime : Tu me dois une soirée, rappelle-toi. Ça faisait carrément chier, le point de ralliement était à Perpète-la-Ouf, un arrêt au bord du lac route de Thonon. Une sacrée trotte à pied, ensuite, à travers un quartier résidentiel. Et Sacha qui faisait monter la sauce… Un échange de « billets doux » avec la fille, l’après-midi même, pour combiner un rendez-vous secret. Qui d’autre fait ça, sérieux ? Il a obtenu qu’elle laisse une clef sous la porte du jardin. C’est pour ça que j’ai suivi, quand j’y pense : parce que j’y croyais pas du tout. Il revoit Sacha qui se baisse, chope la clef. La porte en métal cède sous sa main, facile. Et ce gros malin : Leoncello… après toi.

    Ça m’apprendra à le sous-estimer. Bordel, ce qu’il est fort. Pourtant je le connais, hein. Je sais pas comment il fait, ou ce qu’il a… Conclusion déjà eue trente mille fois : ça peut pas être juste son physique. Et il se rebalance un flash-back, plus tôt à cet endroit précis. Sacha vient de le planter en sentinelle. Sa grande silhouette monte les trois marches, en mode félin, rejoint la porte-fenêtre – fermée. Toc-toc discret au carreau, il attend… La lumière jette des reflets dorés sur le brun de ses cheveux. Un regard de côté vers le bas de l’escalier, genre wait and see. Dix secondes, max ; la fenêtre s’ouvre, il disparaît à l’intérieur.

    Un peu mal à l’aise, il est reparti à marcher, en descente vers le jardin. OK, c’est pas le mec lambda. Il en impose, son visage a du caractère. Pas comme le mien, trop jeune et connement régulier. Non, mais c’est au-delà de ça, il a un truc. Pas une allure de beau gosse, ou quoi. « Beau », d’ailleurs, c’est pas le mot. C’est un truc impalpable. Tu peux pas le choper avec des mots, ce serait comme essayer de… de suivre les contours d’un cercle juste avec des segments… Penser devient aussi laborieux que grimper une pente de sable. Tout se dérobe, et l’impression écœurante que rien n’a de sens, que Sacha lui marche royalement dessus, qu’il fout sa vie en l’air. Pourquoi il a fallu que je le suive ? Il voulait dire ce soir, ça part en raz-de-marée. Pourquoi je l’écoute, pourquoi je rapplique comme un chien dès qu’il appelle, pourquoi je l’ai suivi la première fois, pourquoi je le suis toujours. Pourquoi, putain, mais pourquoi lui ? La sensation qui naît… comme s’approcher d’un gouffre. Le vide est là, tu le sens, tu as déjà le vertige. Et ça l’attire, un truc de malade, il doit s’arracher de force.

    Retour au monde, comme s’il ouvrait les yeux. Le silence du jardin l’enveloppe, calme, inhumain. Il s’est arrêté au coin de la terrasse. À la lueur diffuse des éclairages de la rue, il devine la clairière étroite au milieu des feuillages, mais très vite, plus rien, la matière végétale se fond avec l’obscurité. Ils sont passés à travers en venant, dans la tombée du soir. Un jardin à l’anglaise, des rocailles, des grottes. Il en émane un bruissement vivant, comme des légions d’êtres sans yeux. Une seconde, il a l’impression que le jardin attend avec lui, la seconde d’après, qu’il l’observe, tapi dans le noir. Entre l’indifférent et le sournois, on sait pas trop. Il s’est remis face à la maison : le monde des humains. D’où il est, à sa gauche, la terrasse avec la porte-fenêtre, en surplomb ; à sa droite, les phosphorescences bleues de la piscine et, en fond, l’autre aile et sa baie illuminée. D’un côté les gens bien, les gens sérieux, de l’autre, Sacha. Et lui, entre les deux, laissé pour compte. L’obscurité se fait plus dense autour de lui, comme si elle résorbait son corps. Dissous dans la matière de la nuit. Et se sentir juste un champ de vision qui flotte, sans rien de solide en dessous…

    Pourtant je suis là, j’existe. Il se secoue un peu, cherche ses mains. Trop tard, il les entend, ces saloperies de voix, t’es personne, t’as pas de vie, tu vas nulle part. Pas ça, pitié. Une issue, n’importe quoi. La prophétie. Poche arrière de son jean, il sort son portefeuille, en tire la feuille pliée qu’il garde là comme un talisman. Le Verbe des origines… Toucher le papier suffit. Il fait trop noir pour lire, et d’façon, il connaît les mots par cœur.

    Jamais heureux, jamais satisfait, jamais accompli… Vivre toujours au-delà de sa personne… Traverser les expériences communes à la façon d’un voyageur qui ne s’arrêtera pas… Se ménager un lieu secret où l’on puisse tout envisager, tout perdre et tout détruire sans en être atteint… Ne dire à rien d’humain ou d’inhumain ‘je te suis étranger’.

    L’incantation a marché, il a retrouvé son souffle genre voile qui prend le vent. Moi, ma vie, mes intérêts, il faut voir au-delà ces conneries. Le témoin du dieu, voilà ce qu’il est. Tout ça, le jardin, la maison, le monde tout entier, c’est juste le terrain de jeu de Sacha. Bientôt, il va ressurgir et ce sera une victoire de plus, une preuve de plus qu’il peut tout ce qu’il veut. Être dans sa vie, c’est énorme. L’ordinaire, pour lui, c’est ce dont la moyenne des gens se contente de rêver. Ou alors ils se construisent en y renonçant, et se font de ça une fierté. Devenir comme eux ? Plutôt crever. À l’instant, il est exactement où il doit être : dans l’envers du décor, dans la position de celui qui sait.

    Un éclat de voix étouffé, d’un coup, l’expulse de ses pensées. Ça vient de la porte-fenêtre. Papier replié vite fait, glissé dans sa poche arrière. Merde, merde ça craint. Aux aguets, il hésite ; se planquer vers le fond du jardin ou aller voir ?

    Il a opté pour un entre-deux, contourner la terrasse par l’extérieur pour observer. Planqué derrière la balustrade, il a une vue sur la pièce de loin, voilée par le rideau. Personne, on dirait. Si, ça vient d’une autre pièce, au fond. Un mec se tient dans l’encadrement – pas du tout la carrure de Sacha. Pas cool, il se passe quoi ? Terrasse contournée, il descend contre son mur extérieur en se rapprochant de la maison. Il s’arrête au plus près, écoute deux secondes à l’aveugle. Un échange de paroles, rien de clair, mais le ton est hostile. Il se décide à grimper, en se hissant. Il rase le mur jusqu’à la porte-fenêtre, écoute encore. Ça élève la voix (l’autre, pas Sacha), une espèce de protestation. Comment ça schlingue… Et d’un coup, le calme plat. Il se risque à pencher la tête. Par transparence, il voit Sacha en train de tirer sur la porte du fond. Il ferme à clef ? Personne d’autre, j’y vais.

    Il a traversé le voile du rideau. Un petit salon, parquet en chêne, banquette et fauteuils émeraude, tapis blanc, et sur le mur d’à côté, une cheminée qui brûle. Sacha, tout en remettant sa veste, cherche des yeux à ses pieds. Derrière lui, la poignée remue, ça cogne et ça gueule derrière la porte, (voix d’homme) ouvrez, ouvrez. « Hé, qu’est-ce que tu fous ? » Sacha lève les yeux. Wow, cette tête de sauvage. « Leoncello, sei tu… » [c’est toi] Il faut se tirer, là. Mais il reste à chercher autour de lui, en marmonnant que « le vieux a tenté d’appeler ses sbires ». Il tend l’oreille, un doigt levé. Un genou à terre, main sous la banquette, il en ramène un téléphone qui vibre, le balance dans la cheminée. Putain, mais tu fais quoi, maintenant ? Il a tiré le plaid sur la banquette à côté, le jette à moitié dans le feu. « Ça va les occuper » – il montre le détecteur de fumée, au plafond. Cette fois, il se pointe, le frôle de la main en franchissant la porte-fenêtre. Léo est resté en état d’hypnose, les yeux vers l’âtre. Les flammes, étouffées sur le coup, ont rejailli, dévalent le tissu – un « Tu viens ? » pressant, derrière le rideau – ça se met à fumer de ouf, une fumée blanche épaisse, le tissu vomit son feu sur le tapis… Heurté à l’épaule, il entend « Tu veux brûler, toi aussi ? ». Cette fois, il a suivi.

    Derrière Sacha, il redescend les marches, longe la terrasse pour la dernière fois vers le jardin, se lance au large. La grande ombre, deux mètres devant, disparaît entre les arbres. Il s’engloutit à son tour. Noir complet, il ne sent qu’un frémissement de feuilles et d’herbe. « T’es où ? il chuchote. — Là », dit la voix toute proche. Une zone de ténèbres se condense en forme de Sacha. Moins aveugles, ses yeux captent la moindre once de clarté. Si le jardin n’a pas changé entretemps, la sortie doit être tout au fond à gauche. Mais c’est par où ? « Par là », dit la voix — « Je te suis ». Enfin, plus ou moins. Suivre une ombre dans l’ombre, amuse-toi. Il a coupé direct à travers les arbres. Il a des yeux de chat, c’est pas possible, il se faufile presque sans un bruit. Lui derrière, il peine… Racle les buissons, se fouette le visage aux branches.

    Un vide de végétation, puis sa main tâte une paroi de grandes feuilles lisses. Les lauriers qui bordent le jardin ? Suffit de longer, alors. Vachement haute, cette haie, au pied on ne voit plus rien. Et il marche, il marche… Elle est où, cette putain de porte ? Il n’entend plus Sacha devant lui. Je vais rester coincé là pour l’éternité, à suivre ce mur végétal qui n’en finit pas. Mais un grincement naît, une zone de clarté se fend trois mètres devant lui, où passe une grande ombre. Il s’y jette en courant, presque, comme si l’issue allait se refermer.

    Enfin dehors. Ça débouche dans une rue, ou plutôt une allée, moyennement éclairée. Mais vu d’où ils sortent, ça paraît le grand jour. Au lieu de trottoirs, des bas-côtés d’herbe. Sacha referme derrière eux la petite porte en métal, un tour de clef. Le mur, du dehors, paraît moins long que la haie du dedans. C’est par là qu’ils étaient venus, ils l’avaient longé. En pierre jusqu’à hauteur d’épaule, ruisselant de lierre, avec au-dessus des plaques du même métal vert qui tiennent la haie de laurier. Là-bas, avant le tournant de la rue, il reconnaît les mêmes voitures garées, en tête une Toyota grise. Putain, s’il faut repasser devant la maison… Mais Sacha dit « Pas de ce côté, viens ».

    Il a beau être bon marcheur, galère de rester à son niveau, avec ses foulées de trois kilomètres. Il le voit un peu devant, mains au fond des poches, le dos voûté. Toujours cet air flippant. Son profil, d’habitude, il le trouve altier, le front haut, le nez saillant ; marcher vite, ça l’allonge, tu dirais carrément un loup. Ses yeux, déjà, sont ceux d’un loup, hyper aigus. On se demande des fois s’il dort. Il doit s’éteindre d’un seul coup, se réveiller pareil.

    La ruelle qu’ils suivent n’est qu’une bande de bitume entre des haies, dont une emprisonnée par une ligne de lances à pointes dorées. Les grands arbres des jardins assombrissent le ciel. Ce couloir aveugle, éclairé pour personne, c’est légèrement flippant. Après un portail opaque, ils bifurquent. Même couloir, mais haies plus basses, maisons visibles, terrées derrière leurs grilles. Pas une seule voiture n’est passée, tant mieux. Ils tournent enfin dans ce qui semble une rue, avec un vrai trottoir et une ligne blanche pointillée. Le plafond mauve de la nuit n’a pas l’air si lointain, avec sa lune basse en demi-globe, fixée sur eux comme un œil de serpent. Interminable, cette rue… Pareil, des haies, des maisons. Au bout, on voit un stop. Sacha baisse un peu l’allure, ça devient respirable. Léo, à son niveau, tente un « Je me demande ce qui se passe, là-bas. » Un grognement lui répond.

    — Sérieux, t’as déconné…

    Les mains de Sacha ont jailli des poches.

    — Èè, j’étais censé faire quoi ? (doigts qui ratissent les cheveux, tout en marchant) Tout allait à merveille entre elle et moi, il a fallu que le père s’invite au milieu du tableau, lâchez ma fille. Elle, bien sûr, elle fait l’effarouchée, elle ne me connaît plus ; est-ce que je pouvais la contredire ? Et les menaces, et l’interrogatoire… Je devais attendre qu’il fasse venir ses gorilles, selon toi, pour m’embarquer comme un… un rapineur ?

    — Non. Les enfermer et foutre le feu, c’était carrément mieux comme sortie. Maintenant, bonjour les emmerdes, ils ne vont plus te lâcher le cul. Putain fallait réfléchir, avant d…

    — (pilant au milieu de la rue) Tu as fini ? (sombre) J’ai fait ce qu’il fallait.

    Sa tête, en disant ça… C’est passé, il repart à marcher. À quoi ça faisait penser ? Le front haut, les sourcils en forme d’ailes, les yeux obliques, lumineux à force d’être noirs. Une gravure de Méphistophélès que j’ai vu quelque part. Arrivé au stop, Sacha regarde d’un côté et de l’autre.

    — Tu sais pas où on est ?

    Pss, dit Sacha sans le regarder. C’est ça, tu as un GPS intégré dans le cerveau. Loin en arrière, on entend une sirène. Ils en ont mis du temps, la maison aurait pu cramer dix fois. Tout haut, il a murmuré « Pourvu qu’ils nettoient ce bordel. » Geste de Sacha pour dire not my problem anymore. De la tête il montre la droite.

    — Par là, tu trouveras un arrêt de bus.

    Ça rejoint une route plutôt passante. Mouais, pas trop chaud sur ce coup-là.

    — Toi, tu vas où ?

    Il montre l’autre côté, en disant « Le lac ».

    — Et tu me lâches comme ça, au milieu de nulle part ?

    C’est non négociable, on dirait. « Va tuer la nuit où tu veux », et il tourne les talons. Planté encore une fois, double truffe. Il peut juste regarder Sacha s’éloigner comme le navire qui vient de te tèj sur l’île déserte. Plus qu’à le chercher, cet arrêt de bus, s’il existe.

    Quelle merde, cette soirée. Tout va de travers. Normalement, Sacha, c’est le mec jamais de mauvaise humeur, toujours à se marrer. Et d’un coup, ça y est, il percute. Il a pas eu la meuf qu’il voulait. Le truc impensable… Non, mais c’est pas si grave, il va se remettre en chasse, s’en envoyer une autre à la place histoire de se calmer les nerfs. Comme ce héros celte, là, trop bourrin, avec ses furies guerrières. Cúchulainn, c’est ça. Une fois, tellement sa rage est violente, il faut lui montrer un cortège de petites meufs, lui tremper la tête dans un chaudron d’eau froide – qui explose – dans un deuxième – qui bout. Au troisième, c’est bon, il est calmé.

    L’arrêt de bus est bien là, le long de la route. Pas du tout par là que j’étais venu, mais bon… Il avait pris un bus qui longeait le lac, vers où est parti Sacha. Gros bâtard, sur ce coup. « Chemin des Princes », c’est le nom de l’arrêt. Juste un poteau, moyennement rassurant. Prochain bus vers Genève dans… quinze minutes. Ça peut l’emmener jusqu’à Rive, pas plus loin. Putain, encore attendre… Le leitmotiv de la soirée. Et encore, il a eu du bol, s’il loupait celui-là, c’était une heure à poireauter.

    Il part en allées et venues le long du trottoir. Ses yeux retombent sur une affichette, autour du poteau, un signe bleu sur fond blanc, genre symbole de l’euro incliné en arrière, avec une seule barre. Ça l’intrigue deux secondes, et il n’y pense plus.

    3.

    Dehors, une sirène d’ambulance.

    Jasper, à la grande baie vitrée du salon, regarde vers le jardin dans un état de semi-rêverie. Sous ses yeux, un espace en dalles claires accueillant une piscine, et barré au fond par un long massif ; là-bas, l’autre aile de la maison, où s’affairent les pompiers. De la fumée s’échappe d’une fenêtre qu’il ne voit pas. C’est le procureur que les secours sont venus chercher, et sa fille avec lui.

    Dans son dos, le salon est plongé dans une consternation refroidie. La police est occupée à recueillir les témoignages, et il attend que son tour vienne, car il viendra ; mais alcool ou fatigue, il ne parvient pas à surmonter une impression d’irréalité. Pendant que ses yeux divaguent entre les ombres du jardin, il entend avec obstination (aligné sur les notes de la sirène) un certain lamento funèbre à trois voix entremêlées, sur un battement de triolets oppressés. Ah soccorso… son tradito, l’assassino m’ha ferito… Qual misfatto, Qual eccesso… Ah già cade il sciagurato… Affannosa e agonizzante, veggo l’anima partir.

    La soirée ne s’annonçait pourtant pas si mal. Kunst et lui sont venus se présenter à leur hôte, le procureur Vanchenoz. Proche de la soixantaine, visage rude ; il se tenait vers l’entrée du salon. De ce premier contact, Jasper ne remportait qu’une impression d’autorité. En chemin vers le buffet, dressé dans une salle à manger mitoyenne, Kunst a salué quelques connaissances, avant qu’un directeur d’école privée ne l’accapare pendant qu’ils mangeaient. Lui peinait toujours, après deux verres, à se défaire de son mutisme. Son troisième à la main, il est parti en escapade à travers le salon, d’ailleurs somptueux – une pièce en longueur, pierre apparente, axe vertébral de poutres, meubles massifs en bois sombre, quelque chose de chaleureux dans le rustique. À l’extrémité, une arche en pierre isole la dernière section de la pièce. Il entrevoyait là-bas un coin avec tapis, fauteuils et canapé, moelleusement attirant, près d’une baie vitrée. Mais le procureur est venu l’intercepter avant l’arche.

    De conversation facile, parce qu’aimant s’écouter parler ; assez paternaliste et imbu de soi, au reste, sans être désagréable. Passés d’inévitables propos sur la philosophie (ce besoin qu’ont les gens de vous expliquer leur position vis-à-vis d’elle), il s’est mis à l’entretenir de tout autre chose. Un phénomène récemment porté à sa connaissance par une journaliste, indiquée du menton à l’autre bout de la pièce. Une sacrée fouilleuse de poubelles. Elle travaille pour un journal proche de la gauche anticapitaliste, la Brèche ou un nom ressemblant. À ce stade, il avait toute l’attention de Jasper. Cette journaliste (dont le nom lui échappe) suivrait l’émergence d’une sorte de groupe contestataire, qu’elle a nommé les Éveilleurs. Déjà plusieurs articles

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