Anthologie secrète
Par Frankétienne
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À propos de ce livre électronique
Frankétienne
Frankétienne, de son vrai nom Jean-Pierre Basilic Dantor Franck Étienne d’Argent, né le 12 avril 1936 à Ravine Sèche, village de l’actuelle section municipale Poteneau de la commune de Grande-Saline dans le département de l’Artibonite en Haïti, est poète, dramaturge, peintre, musicien, chanteur et enseignant. Il a publié une cinquantaine d’ouvrages. Il a commencé à publier de la poésie en 1964. Avec Jean-Claude Fignolé et René Philoctète, il est l’initiateur du mouvement Spiralisme. Considéré comme le plus grand créateur haïtien vivant, il a entre autres publié : Dezafi, premier roman créole ; Mûr à crever, L’oiseau schizophone, Anthologie secrète.
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Aperçu du livre
Anthologie secrète - Frankétienne
frère !
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La tourmente de la langue française
Ma fenêtre embrasée. Mon esprit chaviré. Et mon cœur paniqué. À l'évidence d'une langue qui n'était plus la mienne. À l'audition d'une phrase que je n'avais pas comprise. Au flûtage d'une musique de vertige et d'ivresse.
– Comment t'appelles-tu, petit ? me demanda plusieurs fois l'institutrice, la révérende sœur Félicienne, la religieuse à la voix douce, la blondinette aux yeux bleus.
Tendresse manuelle dans ma mémoire. Elle me caressa le visage et les cheveux. Réitéra son interrogation une dernière fois : comment t'appelles-tu, petit ?
Sourire niais. Rictus de bêgouet. Je ne répondis mot. Je ne comprenais absolument pas la question formulée dans une langue qui m'était totalement étrangère. Je vivais et grandissais dans un quartier où l'on ne parlait pas le français. Dans une famille où l'on ne pouvait s'exprimer qu'en créole. Je n'avais aucune pratique de la langue française.
Sœur Félicienne s'éloigna, l'air étonné. Choquée peut-être par mon mutisme. Intriguée d'avoir eu en face d'elle un enfant drôlement taciturne.
Exclusivement créolophone, je n'avais rien compris de la musique tulututu, modulée par la voix affectueuse de la belle religieuse. Un petit camarade de classe, lui-même bilingue, s'approcha vivement de moi pour me dicter, dans un éclat de rire moqueur, la traduction répétitive de la phrase magique.
– Kouman ou rele ? Makak, se non w yo mande w. Kijan ou rele ? Ou pa konprann franse ? On t'a demandé ton nom, petit macaque !
En ce beau matin du premier lundi de ce mois d'octobre de l'année 1941, j'avais exactement cinq ans et demi. C'était mon premier jour de classe.
Accablée de complexes, victime des préjugés de l'époque, ma malheureuse mère avait cru bon de me placer dans une institution religieuse sophistiquée. Un établissement scolaire huppé, fréquenté par des enfants de riches. Surtout des bourgeois mulâtres, des aristocrates et des fils d'étrangers.
À son avis, j'étais un authentique fils de blanc. Pour le respect des valeurs ethniques traditionnelles, c'était pour elle un devoir sacré de se saigner à blanc pour pouvoir m'inscrire dans une école de blancs, digne de mon statut de blanc. Or, moi, j'étais un blanc manant. Un petit blanc poban. Un faux blanc. Un blanc bâtard venu au monde à contre-courant des normes sociales. Par hasard. Par contrariété. Par conjonction fortuite. Par pur besoin pulsionnel physiologique. Et par nécessité biologique élémentaire. Dans un enchevêtrement de faits aléatoires et complexes.
Elle avait oublié tout ça. Ou plutôt elle n'avait pas compris. Ou refusé d'admettre que j'étais un « caca sans savon ». Je n'avais pas de père. Nous n'avions pas d'argent. Aucune garantie financière. Rien d'essentiel ne nous était acquis en matière de sécurité sociale et vitale. Sauf le pain quotidien et le gratte-pétrin à la boulangerie de mon beau-père Joseph Volcy.
– Comment t'appelles-tu, petit ?
Inoubliable phrase gravée à l'eau-forte dans ma mémoire d'enfant blessé. Je l'ai bien intériorisée cette phrase, à la fois légère et pesante, innocente et grave, qui devait être quelque part à l'origine de mes options littéraires. La langue française me fascina très tôt. J'apprenais rapidement. Fiévreusement. Passionnément. Je lisais tout ce qui me tombait sous les yeux. Peu à peu, je m'initiais aux secrètes et lumineuses beautés de cette langue terrible, maudite, envoûtante, fascinante et sacrée à l'époque dans les milieux urbains.
Je parcourais avec rage les ouvrages rangés dans les étagères de la petite bibliothèque de mon beau-père. Le livre qui m'interpella le plus a été le Dictionnaire Petit Larousse. D'abord, je l'ai feuilleté, courtisé, palpé, caressé. Avec crainte et timidité. Et puis, je fus moi-même victime de ma curiosité et de ma hardiesse. Ensorcelé par les mots. Happé par les mots. Conquis par les mots. Totalement envoûté par les mots. J'ai appris le Dictionnaire Petit Larousse par cœur. Tous les mots français avec leurs définitions respectives.
Un volcan de mots. Une irrésistible éruption de mots. Un ouragan de mots. Il y en avait de toutes les couleurs. De toutes les saveurs. De toutes les nuances. De toutes les odeurs. De toutes les formes. De toutes les sensations. Et de toutes les subtilités.
Il y en avait des mots juteux ! Des mots veloutés. Des mots mœlleux. Des mots acides. Des mots brûlants. Des mots obscurs. Des mots éclatants. Des mots parfumés. Des mots onctueux. Des mots méchants. Des mots généreux. Des mots sensuels. Des mots graves. Des mots profonds. Des mots légers. Des mots tristes. Des mots joyeux. Des mots aveuglants. Des mots bruyants. Des mots silencieux. Des mots capricieux. Des mots turbulents. Des mots audacieux. Un tourbillon de mots. Une spirale des mots. Une explosion de mots. Apogée. Mélancolie. Cramoisi. Chaussures. Se nourrir. Paroxysme. Dromadaire. Breuvage. Garniture. Ventricule. Florilèges. Amour. Tristesse. Patriotisme. Intensément. Orgie. Attitude. Éloquence. Protubérance. Tendresse. Architecture. Triangulaire. Insomnie. Recevoir. Philodendron. Jamais. Volupté. Toujours. Transhumance. Transcendance.