Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

L' HEURE HYBRIDE: Prix Senghor de la Création littéraire 2006
L' HEURE HYBRIDE: Prix Senghor de la Création littéraire 2006
L' HEURE HYBRIDE: Prix Senghor de la Création littéraire 2006
Livre électronique111 pages3 heures

L' HEURE HYBRIDE: Prix Senghor de la Création littéraire 2006

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Une plongée dans un Port-au-Prince interlope, peuplé d'êtres égarés dans les brumes de l'alcool et de la solitude, brossant avec force tous les paradoxes d'Haïti vécu au quotidien.

Une écriture incisive, directe, qui percute nos esprits et trouble nos sens dans un tempo syncopé où se mêlent sexualité, mensonge et pureté.


Port-au-Prince - Rico L’Hermitte, profession gigolo, beau gosse des quartiers pauvres, vend son corps. Comme le goût des fruits défendus, L’heure hybride dresse le portrait d’un monde qui se bat entre luxure et survie.
LangueFrançais
Date de sortie1 nov. 2018
ISBN9782897125721
L' HEURE HYBRIDE: Prix Senghor de la Création littéraire 2006
Auteur

Kettly Mars

Romancière, poète et nouvelliste, Kettly Mars est née à Port-au-Prince. Elle travaille, en collaboration avec l’auteure Paulette Poujol Oriol à l’élaboration d’une anthologie couvrant deux siècles d’écriture féminine en Haïti. Elle a publié entre autres titres les romans Fado (2008) et Saisons sauvages (2010) aux éditions Mercure.

Auteurs associés

Lié à L' HEURE HYBRIDE

Livres électroniques liés

Articles associés

Catégories liées

Avis sur L' HEURE HYBRIDE

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    L' HEURE HYBRIDE - Kettly Mars

    Cinq heures trente-cinq. Je soulève lentement les paupières. Je prends toujours soin d’éviter à mes rétines l’agression d’un passage trop brusque à la lumière. L’horloge sur le mur en face me regarde de son gros œil impassible. Il est temps de secouer ma carcasse. Comme chaque jour, à ce moment de l’après-midi, le crachotement du transistor de Félix m’a tiré de ma léthargie. Étranges, tous ces bruits, ces odeurs, ces nuances de lumière qui ponctuent ma journée, règlent ma vie et me connectent au monde extérieur. Chaque heure a sa bruyance, ses modulations et sa luminosité. Dans ma chambre arrivent à longueur de journée des bouffées de son, des pulsions rythmées qui me renseignent sur le temps mieux que les aiguilles d’une montre. Il y a le chant impulsif des pneus sur l’asphalte, les klaxons nerveux des taxis, le bourdonnement des voix qui gagne en acuité avec le soleil, le froissement des feuilles, le souffle blanc de la chaleur, celui rose du désir naissant. Me parviennent aussi parfois des murmures aux couleurs indécises ou bien des chuchotements enrobés de nuit. Mais ceux-là s’échappent peut-être de mon enfance ou de mes insomnies, je ne sais plus.

    Plus que deux petites heures de repos avant de me mettre en branle. Il a fait horriblement chaud aujourd’hui. J’ai passé la journée sur mon lit tiède, nu comme un ver, les yeux fermés, à fumer une cigarette après l’autre, économisant mes moindres gestes pour ne pas exacerber ma gueule de bois. Des traînées de cendre maculent mes draps. Les mégots qui jonchent le parquet attendent en vain un coup de balai. La serviette mouillée posée en travers de mon front a dessiné une grande tache sombre en dégoulinant sur la taie d’oreiller, comme si tout le sang de ma tête s’était vidé. Je suis rentré à l’aube. Je ne dois pas être beau à voir. D’une semaine à l’autre, les jeudis soirs chez Patrice prennent une tournure carrément orgiaque. Alcools… fumées… corps mélangés… sens confondus. Je devrais arrêter de fréquenter Patrice et sa clique d’artistes, au moins pour un temps. Tout ce beau monde est pourri jusqu’à l’os. Je sombre lentement dans la déliquescence. Je ne veux plus jamais refaire l’expérience d’hier soir, plus jamais. Mon Dieu ! Je ne me serais jamais cru capable de cette charge de violence. Je refuse même d’y penser. M’arrêter… m’arrêter… oui… mais… plus facile à dire qu’à faire. Le salon de Patrice est le terrain de chasse par excellence de la ville, le gibier abonde et les rencontres y sont souvent très lucratives. Bon. On verra… encore six jours jusqu’à jeudi prochain. J’ai encore du temps pour me décider.

    Je respire mieux maintenant. J’ai attendu des heures la petite brise coulant enfin par la fenêtre de ma chambre. Elle m’apporte, avec un peu de fraîcheur, les notes trébuchantes de la chaude mérengué que Félix savoure. Comme pour me rappeler que l’instant bascule. La journée change de cap. Une autre vie va commencer. La lumière du jour est encore vive mais mon œil exercé perçoit déjà sa fêlure. Comme pour un félin, ma vision devient meilleure avec la clarté qui se fane. En fait, souvent je sens plus que je ne vois l’approche du soir. L’ombre adoucie des choses me semble alors fécondée de promesses. L’heure a atteint sa cime et, saturée de soleil, commence sa descente vers la nuit. Je connais bien cette cassure du jour. Je la sais à toutes les saisons, aux jours pressés de décembre comme aux longs soleils du plein été, même quand il pleut. À cet appel de la nuit perçu de moi seul, je me réveille peu à peu. Mes malaises disparaissent comme par enchantement. Toutes les parts de moi dissoutes par l’alcool, les veilles et la canicule réintègrent leur place. Je ramasse mes miettes, me reconstitue. Le moment approche où je vais commencer à vivre, à courir les avenues de la nuit. J’existe la nuit. Dans un espace où les frontières deviennent floues, dans la pénombre qui atténue les défauts, maquille les imperfections, dissimule les troubles. Je fonctionne dans la partie sombre du jour, avec la complicité de l’ombre. Je m’y noie, je m’y retrouve. J’aime la nuit, elle rend plus belles et plus chaudes les femmes. Dormir à l’heure où les étoiles me font des clins d’œil serait un crime.

    Dans la lumière fissurée, je pense à ma mère. Elle aussi renaissait à la vie vers cette heure, tel un bouton de fleur crépusculaire dont les pétales se descellent un à un. C’était l’instant du rituel de sa toilette dans le cabinet étroit, avec deux seaux d’eau chauffés toute la journée au soleil. Toujours avec la savonnette rose Camay qui porte en médaillon une femme à la beauté de madone. Aussi belle que Maman. Je revois encore les gouttes d’eau, petites étoiles d’avant la nuit, perlant sur sa peau fraîche. J’ai dans les narines la délicate fragrance du talc dont elle parfumait son corps. Un corps aux rondeurs fermes, avec assez d’embonpoint pour plaire aux hommes de son temps. Je me souviens de nos soupers hâtifs, avant l’arrivée de ses amis. C’était l’heure où je mourais un peu de la perdre. L’heure où l’ombre me prenant à la gorge m’engageait dans une lutte inégale contre ma peur. Mais tout cela est bien loin déjà. Je n’ai plus de mère, il ne me reste que la nuit pour exorciser cette part d’elle dont le manque habite encore mes jours.

    Après sa toilette, Félix a endossé son dolman de majordome. Je l’ai suivi dans ma demi-conscience à travers la traînée de bruits attachée à ses pas : le giclement de l’eau envoyée à grands godets sur son corps nu, derrière le manguier touffu au fond de la cour, le lapement feutré de la terre buvant l’eau retombée, le flop-flop visqueux de ses pieds mouillés dans les sandales de caoutchouc suivi du grincement des gonds de la porte. Là, je l’ai perdu un instant, pour le retrouver quand il a refermé la porte de sa chambrette dont la serrure se verrouille à trois tours bruyants.

    Chaque après-midi sur le coup de cinq heures trente, Félix prend ses quartiers sous ma fenêtre, son vieux transistor sur les genoux. C’est son moment de détente, après les tâches de la journée. Il se balade sur l’écran de sa petite radio, glanant d’une station à l’autre les nouvelles du temps. Jusqu’à six heures quarante-cinq, heure à laquelle il regagne la maison pour balayer la salle à manger, essuyer les meubles et dresser le couvert sur l’immense table en chêne, avant de commencer, raide et muet, le service du souper à huit heures précises. Je m’amuse toujours de ce protocole désuet auquel tient tellement la patronne de la pension. Les murs de la vieille gingerbread se lézardent, les moulures de plâtre des plafonds craquent, les termites mangent le bois des planchers, mais madame tient à son prestige de veuve de magistrat obligée de tenir pension pour vivre.

    Pendant plus d’une heure, au gré des caprices de la brise et de l’humeur de Félix, me parviennent mezza voce bulletins d’information, publicités pour boissons gazeuses, crèmes éclaircissantes pour la peau ou derniers modèles de voitures japonaises. Félix a aussi un faible pour la musique de l’orchestre Tropicana et les roucoulements des chanteurs mexicains de ranchera. Le tout entrecoupé des silences, des halètements de la rue et des parasites de l’appareil. Ce programme vespéral m’a agacé au début. J’ai pensé en parler à Félix et lui demander de trouver un autre coin pour sa balade sur les ondes. Mais il est un bon vieux bougre, Félix. Ma proximité a sûrement motivé le choix de son lieu de détente et sa radio renouvelle notre tacite complicité. Il m’aime bien. J’apprécie aussi sa perspicacité et sa taciturne sagesse. On se comprend des yeux. Félix fait celui qui ne voit pas quand des amies se faufilent en douce dans ma

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1