LE GRAND ENTRETIEN PAR ALEXIS BROCAS
Dans les bureaux de son éditeur, Hervé Le Corre la ramène si peu que l’on retient les compliments qu’on voudrait lui adresser. Sait-il, cet homme qui n’hésite jamais à parler des doutes qui le traversent en cours d’écriture, qu’il compte à nos yeux parmi les meilleurs prosateurs en activité? Que sa magistrale exploration de l’inframonde criminel bordelais dans (2017) nous a marqués durablement? Que l’on n’a pas oublié le policier adulte et le petit orphelin des (2009) ni l’assassin converti en soldat de la Commune de (2019)? Là où d’autres pavoiseraient en jouant les faux modestes, Le Corre se contente d’un mince sourire et d’un haussement d’épaules. Disons-le tout de suite: son dernier roman, , est éblouissant. Au sens métaphorique comme au sens propre puisqu’il inscrit un humanisme lumineux sur le fond noir d’une apocalypse à venir. met en scène trois générations de femmes: Rebecca, qui un beau jour de l’an 2040 et des poussières, voit les lumières s’éteindre, l’eau se couper, la civilisation mourir et le monde s’ensauvager. Alice, fille de Rebecca, que l’on retrouve adulte, prisonnière d’une microtyrannie militaro-religieuse et mariée de force. Et Nour, fille d’Alice et mère de Clara, qui a reconstitué avec Marceau et son fils Leo ce qui ressemble à une famille: une communauté d’individus liés par des douleurs jumelles et un amour réciproque. Et dans ce monde en ruine, leur petit groupe de survivants va, fuyant les bandes de pillards, mangeant et buvant à l’occasion, cherchant un lieu, une communauté où s’enraciner. Le récit alterne entre les histoires de ces trois femmes, en commençant par Nour. Une manière de nous raconter, en trois temps et dans le désordre, l’histoire du monde qui vient. Et de nous montrer, en peu de mots soigneusement choisis, ce que c’est que de tenir debout grâce à l’amour dans un univers où toutes les atrocités sont possibles, surtout quand elles visent des femmes. Il faut bien du talent, et sans doute beaucoup de travail, pour produire avec deCorre va bien au-delà: avec son goût du réalisme et son absence de cynisme, ses personnages si proches et si crédibles, sa poésie maîtrisée, est pour nous l’un des meilleurs romans postapocalyptiques jamais écrits, toutes langues confondues.