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Livre électronique180 pages2 heures

Fréquentations

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À propos de ce livre électronique

D'Homère à Heidegger, de la découverte de l'Amérique à Habermas, la grande aventure du roman est indissociable de la philosophie et de la narration, de la pensée discursive.

Fréquentations tient à la fois du recueil de chroniques, du carnet de réflexions détachées et de l'itinéraire d'un romancier qui se révèle, par l'originalité de son approche, un écrivain furieux d'intelligence.

LangueFrançais
ÉditeurCogito
Date de sortie24 mars 2022
ISBN9781386860914
Fréquentations

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    Aperçu du livre

    Fréquentations - Pierre Turgeon

    AVANT-PROPOS

    Lire les auteurs qui nous importent ne suffit pas. Puisque nous n’avons pas fini de nous expliquer avec eux, il faut les fréquenter. Ainsi s’établissent les affinités souvent les plus solides de notre vie. Les amis de mes quinze ans sont tous disparus, mais Michel Leiris est resté, dont L’âge d’homme m’enseignait que la poursuite de l’écriture − comme celle de la tauromachie − ne pouvait s’effectuer sans courir de risques.

    Les philosophes me semblent requérir une fréquentation plus assidue encore que les écrivains. Ils sont beaucoup moins nombreux à nous parler encore. Et penser, c’est ruminer. Wittgenstein, Habermas et Spinoza, pour ne nommer que ceux-là, vont faire route avec moi jusqu’au bout. Du moins, si j’ai la chance de conserver intactes mes capacités intellectuelles.

    Le romancier, qui aime à conter des histoires, à lui et aux autres, ne se trouve-t-il pas aux antipodes du philosophe et de ses exigences de lucidité? Je crois, au contraire, à une profonde complicité entre la narration et la pensée discursive, qui toutes deux déploient le monde dans le temps, selon un langage prosaïque et critique.

    Mes fréquentations sont en grande partie étrangères. «Un miroir qu’on promène sur une grand-route», disait Stendhal du roman. J’aime bien que cette route passe les frontières. On voyage alors vraiment, pas seulement d’un lieu à l’autre, mais dans les cœurs et les esprits. Et à travers ces paysages lointains, émerge lentement l’image d’une contrée commune à tous les hommes, celle où notre sol natal doit trouver son véritable sens.

    PREMIÈRE PARTIE

    Vitesse, mon beau souci

    Je lutte avec les mots, pour rien. Je n’ai pas créé d’œuvres, seulement laissé des traces écrites que d’autres peuvent suivre. Je crée des fictions car je préfère m’inventer à m’expliquer. Je m’attarde souvent sur des choses qui ne sont pas bonnes à dire: la passion du détail vrai s’exerce au détriment du confort intellectuel. On parle des risques de l’athlète quand il exécute un triple saut périlleux, mais l’artiste aussi peut se blesser en travaillant.

    Mon premier roman, Faire sa mort comme faire l’amour, était à la fois une note de suicide et une lettre d›insultes à la société. Il me valut non pas l’exil, mais des éloges accablants. Je me crus écrivain. J›adoptai la pose et je soignai ma prose. Mais je ne croyais pas encore assez à l›art et à l›immortalité, je n›aimais pas assez le public qui dévore les artistes pour se divertir (ce livre est ma chair; mangez-le en souvenir de moi) pour devenir véritablement littérateur. Je récidivai avec d’autres œuvres à certaines époques, parce que la lecture, la méditation, les somnifères, la philosophie, l’amour, tout me lâche, excepté ce geste conjuratoire sur du papier. J’écris pour respirer avant que mes poumons éclatent; pour ne plus souffrir, pour avoir droit à l’hébétude.

    Mes textes relèvent du roman parce qu’il s’agit d’un genre brouillon. Je n’ai pas la patience des philosophes, le délire savant des poètes, le détachement abstrait des essayistes. Je fais du roman par commodité, et j’ai arrêté chaque fois que mon asphyxie chronique a pu se guérir autrement, par la débilité, le jeu d’échecs, les affaires, les ordinateurs.

    Écrire m’arrache à l’insupportable pesanteur de l’être. Chaque livre représente une infinité de possibles parcours. On doit y virevolter suivant les caprices de l’instinct. Augmenter peu à peu la vitesse. Aligner les mots comme des balles de service pour surprendre l’adversaire, désorienter le lecteur. Coup de grâce. Inspiration. Longtemps, j’ai cru que moins on en disait, moins on souffrait.

    *

    Des romans, je n’arrêtais pas d’en trouver. Plusieurs ont fait naufrage; les boulons du navire narratif ayant sauté sous la pression des profondeurs. Dans le crépitement de la pluie, j’entendais mes personnages creuser la terre de leurs mains pour venir me retrouver, pour que je leur donne souffle et vie par des paroles qui feraient pulser l’argile.

    Des cauchemars apparaissaient entre la virgule et la lettre majuscule. Je cherchais à exister hors de la politique, de la cité, d’une façon infra-verbale, aléatoire, tissée par la respiration, les rythmes cérébraux et organiques. Je pouvais tout aimer par personnages interposés, même le froid blafard des décembres québécois. Je circulais librement sans chercher à assigner un objet et un sens précis à mon récit. Je consumais tout dans l’ardeur du regard intérieur.

    Le stylo comme un projecteur braqué sur les ombres du cerveau, je pensais par petits bonds en avant: recherche d’un mot, appréciation esthétique, évaluation logique; tout cela jouant, glissant au-dessous des mots qui, seuls, resteraient comme des produits finis, pour l’instant cailloux charriés par la fluidité bouillonnante des images. Et je n’en finissais jamais d’arracher mon univers à l’opacité du quotidien.

    Voici une phrase. Elle se dessine, s’approche, se concrétise. Elle est déjà passée. Qu’a-t-elle laissé? La trace d’une trace. Mais rien de cette perception des mécanismes mentaux ne doit subsister lors de l’écriture, sinon il devient impossible de s’abandonner au déroulement de la fiction.

    Personne ne peut dire à quoi je pense exactement, pas même moi, car cela se passe à l’écart des mots, tout près du stylo dont la pointe d’acier court sur la page. Alors le livre émerge de ce qui n’existe pas, des rêves dont on ne se souviendra jamais.

    Dans Prochainement sur cet écran, j’ai choisi une forme romanesque éclatée, sans préméditation. Je me méfiais de l’exercice de la pensée discursive. Le mysticisme renforçait alors mon attitude anti­intellectuelle. Je ne voulais voir de vérité que dans ma subjectivité, de liberté que dans le désordre. Comment donc se donner des sujets de livre? Rien ne permettait de le déduire. Ils devaient, pour moi, s’imposer brutalement. Faire le plan d’un récit suppose une idée, même vague, de l’effet d’ensemble que l’on veut produire. Cette visée téléologique me manquait.

    *

    Resserrer la forme, se concentrer, finir par mourir, par ne plus rien sentir, passer de l’autre côté. Le voisin, en ratissant sa pelouse une dernière automnale fois, a poussé le souci de l’ordre jusqu’à faire tomber, avec son râteau, les ultimes feuilles de son arbuste. Apprendre à jouir de l’écriture, à ne pas brusquer les saisons. Je me suis trop souvent lancé avec impatience, comme si j’avais un retard à rattraper. Sentiment de culpabilité qui vient peut-être de l’obligation d’écrire faite par un professeur. «Vous me copierez cent fois: je ne m’amuserai plus en classe.» Et ces dictées ponctuées de coups de règle administrés à la moindre faute. On nous a caché que tout ce que la parole peut décrire existe. Tout est vrai. Chaque moment est une naissance. Notre mémoire ne parle pas au passé, mais au présent.

    J’ai dû apprendre à ne pas me sentir coupable du mal que je causais à mes personnages. On doit se situer, comme auteur, au-delà des considérations morales. Si une scène est cruelle, tant pis, ce n’est pas «moi» qui l’ai inventée, pas plus que je ne suis responsable de mes rêves.

    Il ne s’agit pas non plus de livrer une intériorité au monde extérieur. L’écriture n’est pas une expression personnelle. Le narrateur, même s’il dit «je», n’est pas moi. Il n’est pas plus réel que les autres personnages. On a affaire ici uniquement à des noms, des prénoms et des pronoms. On n’a donc pas à se fouiller les entrailles, mais simplement à aligner un certain nombre de mots en laissant parler ce qui passe à travers cette pointe Parker de 14 carats.

    Le lecteur devient un adversaire auquel il ne faut pas laisser une seconde de répit. Que dans les meilleurs moments on finit par oublier, car on se sent alors magnifiquement seul, sans personne pour écouter, juger, espionner. Cela est d’autant plus vrai que le texte ne sera lu par personne, puisque je ne le livrerai aux autres qu’après d’innombrables ratures et remaniements.

    Mais un roman ne peut se maintenir dans les extrêmes, il doit cultiver une infinité de nuances entre l’ennui et le sublime, il lui faut des «marquises qui sortent à cinq heures». Paulhan a raison d’insister sur la valeur rhétorique des lieux communs. Les relations entre l’image et l’écriture se perçoivent difficilement. Voici l’exemple d’un paysage d’automne, sujet de bien des compositions scolaires. On a d’une part la représentation de grands arbres multicolores − non, de taches de couleurs indéterminées − et ensuite: flaques d’eau, avec feuilles mortes à la dérive, champs boueux, haleine s’expirant en buée, désolation, tristesse, froid, humidité. Cette rêverie, fondée sur des associations d’idées, ne mène qu’à un bâillement prolongé à l’intérieur du même cercle thématique. Pour écrire au lieu de s’endormir, il faut une autre méthode: ne pas laisser les images s’exprimer autrement que par des phrases; toujours se projeter dans l’avenir, dans des objets, ailleurs que sur soi, ici et maintenant. Écrire, c’est agir. Il faut atteindre une concentration telle que le temps s’écoule à sens unique, qu’il ne reste plus la moindre nostalgie. Bondir comme un fauve dans la nuit, voilà l’attitude du véritable poète. Mais il ne faut pas oublier la proie, le vif du sujet à ramener dans la gueule, sinon les sentiers auront beau filer sous les pattes, ils vont ramener au point de départ.

    Vitesse: mon beau souci, ma véritable inspiration. La rapidité est souveraine pour échapper au langage lui-même. J’ai toujours suivi avec une rigueur fanatique certaines règles: ne pas m’arrêter entre deux phrases, ne pas me relire, enchaîner, me déchaîner. On ne sait pas encore si on obtiendra un état stabilisé à cette mouvance. Mais avec un peu de chance, l’énergie se condense, commence à émettre des signes à travers les trépidations des doigts.

    Je n’arrive à écrire que furieux, contraint et bousculé. La vue des niaiseries qui se publient me persuade que je ne devrais pas échouer dans une entreprise que tant d’imbéciles mènent à bien. Malheureusement, je suis encore plus sévère avec moi-même qu’avec les autres. Je me retrouve le nez sur la brique: c’est dur et froid. La poésie ne déplace pas les murs. Au fond, je cherche les obstacles insurmontables.

    Publier signifie perdre de vue l’expérience première, la seule qui compte, et qui se produit actuellement.

    Je reste absolument immobile, à l’écoute, sans chercher une idée, une phrase, attendant la suite. Et elle viendra, il ne peut en être autrement. Car mon visage est comme l’eau, il ne cesse de prendre les formes de ce qui l’emplit par l’imaginaire. La nuit est toujours ici, à fleur de lumière. Il faut s’ouvrir à elle, pour que la bouche en articule les mouvements les plus secrets. Ce qui parle alors, c’est peut-être autre chose que les souvenirs de la journée, que l’inconscience médiocre qui nous protège dans le monde. Il faut renoncer à être personnel, car notre moi répète mécaniquement les vieilles empreintes. Il faut parler jusqu’au bout de ses lèvres, jusqu’à la fin de la nuit.

    S’étudier à travers le langage, non pas en se décrivant minutieusement, cliniquement, mais en prenant conscience de sa façon de s’exprimer, des rythmes qui s’établissent peu à peu quand on se laisse parler. Rien de cette histoire n’aura jamais de sens, sauf celui que je lui donne actuellement. Que je disparaisse enfin dans mes livres, que je meure, et rien alors ne pourra parler, dire «je», s’effrayer.

    Tout texte est satanique. Non seulement on peut le lire à l’envers, et y découvrir ainsi une pensée luciférienne, mais à haute ou basse vitesse, suivant les grilles des palindromes, des asyndètes et de toutes les autres figures de la rhétorique. Je vais disparaître à l’instant et ne plus revenir. Cette fuite ne signifie pas l’abandon de mes erreurs, seulement la reconnaissance qu’elles ont intérêt à se déplacer ailleurs.

    Très loin de moi, ces romans qu’on a publiés forment des blocs à la dérive qui ne m’appartiennent pas, des machines à lire qui fonctionnent uniquement au profit ou au détriment des autres.

    Roman des Amériques

    L’Amérique, continent neuf! À travers ce refrain connu se cache une autre réalité. En voulant faire table rase, les colonisateurs détruisaient les cultures indigènes, ils tuaient le passé et plongeaient notre continent dans la préhistoire. Si on mesure la distance des choses dans le temps par les traces qu’elles laissent, on conviendra que le XIVe siècle, par exemple, est plus éloigné ici qu’en Europe.

    L’Amérique se présente donc paradoxalement comme le plus neuf et le plus ancien des territoires humains. Le mythe, en tant que récit fondateur des origines, nous manque parce que nos ancêtres appartenaient déjà à l’époque rationaliste, et parce que nous avons fait taire ces milliers de voix amérindiennes qui eussent pu nous apprendre le secret des lieux.

    Bien sûr, on peut remonter la lignée de ces ancêtres, mais celle-ci mène vite dans une contrée inconnue et on se retrouve confronté au silence de cette forêt, de ce fleuve. Puisque l’espace ne parle

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