Fidèle aux Editions de Minuit, laboratoire jadis animé par Beckett, Duras ou Simon, Jean Echenoz est un inventeur de formes qui, livre après livre, sans cesse se remet en cause. Chez Echenoz, on pratique tous les genres littéraires imaginables; on croise indifféremment des musiciens, des détectives privés, des sportifs; on subit des tremblements de terre ou accompagne des vols interplanétaires; on visite les confins du Pérou, des Indes ou de la Malaisie. Preuves ou illusions à l'appui, peu importe. Au bout du compte, seul compte l’élégance du texte et l'inattendu du propos.
Pablo Picasso renâclait dès qu'on lui demandait d'expliquer le pourquoi et le comment de ses tableaux. A première vue, vous-même appartenez à la catégorie des artistes qui rechignent à révéler leurs secrets de fabrication. Par goût du secret? Par désintérêt?
Parce qu'il n'y a pas grand-chose à dire, tout simplement. Il n'y a aucun secret de fabrication, seulement le désir de construire un roman ou un récit, même si la façon de le construire change sans doute d'un livre à l'autre. C'est une affaire de plaisir et d'obstination, un voyage aléatoire, sans itinéraire contraignant mais non sans ligne générale.
Doit-on admettre qu’à l'inverse d'un marchand, un artiste n'a pas de service après-vente à assumer?
Les signatures en librairie, les salons du livre, les invitations à la radio ou à la télévision font partie de ce service. Il faut bien aider un livre à vivre quand il paraît, même s'il devrait se suffire à lui-même. Je le fais quand c'est nécessaire, sans beaucoup de goût ni de talent pour ces exercices. Ma maison d’édition le sait, donc on ne m'en demande pas trop.
Il n'empêche, vous avez, chemin faisant, fait l'objet de multiples colloques, thèses, études. Le Centre Beaubourg vous a même consacré une exposition («roman, rotor, stator», 2017-2018). Comment expliquer ce besoin de mieux vous comprendre et, accessoirement, de mieux vous connaître?
Je crois bien être le dernier à pouvoir l'expliquer. Je suis très touché qu'on puisse s'intéresser à mon travail, même si ça ne le fait pas avancer pour autant.
Comment imaginez-vous votre lecteur? Seriez-vous capable d'en dresser un portrait-robot?
Je n'en ai aucune idée non plus. Quand il m'arrive d'en croiser, ce qui n'arrive pas souvent, ce peut être un jeune homme ou une vieille dame.
Recevez-vous du «courrier de lecteur»?
J'en reçois quelquefois, je réponds quand j'ai l'impression de pouvoir dire quelque chose d'utile selon le commentaire ou la question qu'on me pose. Il arrive quand même que ces courriers prennent une dimension romanesque. Je me souviens par exemple que dans , il y a un personnage que j'avais nommé Nicole Fischer, un nom assez banal et que j'avais inventé je ne sais plus comment. Or, après la sortie du livre, j'ai reçu deux lettres de femmes m'informant chacune qu'elles portaient le même nom et qu'elles s’étaient reconnues dans l'histoire, ce qui était évidemment impossible. Je ne sais plus très bien comment j'ai procédé pour les détromper, je ne suis même pas sûr de l'avoir fait, mais c’était comme si le roman se poursuivait dans une autre dimension, comme s'il jouait les prolongations. Quand la vie emboîte le pas de la fiction, c'est toujours intéressant.