Un, deux, trois
Par Pierre Turgeon
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À propos de ce livre électronique
Un journaliste se donne une double mission professionnelle : un journal et un article sur la fermeture du four à chaux Domtar à Saint-Maurice-des-Carrières, son village natal, et un article sur un cirque installé à Brémondville. Ces reportages sont peu à peu envahis par la fiction, par les illusions de l'enfance, les rêves, le divertissement, la drogue et la mort.
Extrait - M. Mercier a probablement décrit ce qui se passait autour de lui avec son objectivité habituelle. Je classe toutefois ce récit dans le genre romanesque, puisque les faits, même authentiques, n'appartiennent pas à ce que nous entendons par « la réalité », non pas qu'ils soient surnaturels, plus importants ou plus profonds que ceux rapportés par la presse, mais parce qu'ils échappent au langage des journaux à fort tirage.
Critiques
Le deuxième roman de Pierre Turgeon, Un, deux, trois, est un livre charnière qui liquide la pente introspective du récit autobiographique pour aboutir à la fantasmagorie du monde contemporain. Le rythme de la narration se justifie dans la mêlée vertigineuse d'une série de figures fractionnées : Le monde est gouverné par des cauchemars autonomes. – Réjean Beaudouin, Les livres d'ici
L'œuvre de Pierre Turgeon reste, ici, singulière : il faut l'aborder presque sans habitudes, un peu comme un poème non figuratif. Ces pages ont l'intensité indéfinissable de celles d'un André Pieyre de Mandiargues. – Réginald Martel, La Presse
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Aperçu du livre
Un, deux, trois - Pierre Turgeon
Sous le soleil de la nullité
Voici un roman tout entier situé dans l’espace du vertige. On ne sait pas toujours, en passant d’une phrase à la suivante, si l’information rapportée appartient au temps présent ou au souvenir le plus lointain, à la conscience lucide ou à la perception hallucinée, au monde réel ou à la suggestion du fantasme. Le récit se présente comme le manuscrit fantôme d’un journaliste disparu en pleine mission de reportage. Au lieu de livrer l’article commandé par un magazine, Paul Mercier a laissé une longue narration de circonstances plutôt confuses qui ont entouré ses dernières activités professionnelles. Ce recours au procédé classique de l’inédit trouvé au fond d’un tiroir fait contraste avec le style d’une narration qui n’a par ailleurs rien de conventionnel. L’aventure de ce rédacteur de nouvelles en train d’écrire son autobiographie illustre remarquablement le passage de la communication écrite à la liberté de l’écriture. Un, deux, trois rencontre l’obscurcissement d’une actualité délirante ressaisie sous l’angle de l’imaginaire. Deuxième roman de Pierre Turgeon, le livre parut en 1970.
Ce texte du temps court et du souffle court est entièrement dicté par la fièvre qui pulvérise la nouvelle sous les formules préfabriquées de la manchette. Tout dans la vie du pigiste semble menacé par le feu d’une urgence sans motif, surexcitation qui se suffit à elle-même dans l’atmosphère de spectacle qui rassemble les futilités du divertissement, les accidents de la vie la plus intime et les soubresauts de la sphère sociale : le soleil, la lumière diurne, la scène de la Place des Nations éclairée par des milliers de kilowatts pour montrer la culotte mouillée d’une vedette, l’embrasement soudain d’une charge d’explosifs dans une usine fermée par décision patronale... chaque page s’enlève dans cette volatilité qui place le monde à la merci d’une étincelle destructrice. « Des bandes de lumière jaune striaient le ciel. » Aux lecteurs de Faire sa mort comme faire l’amour, publié en 1969, le changement peut paraître saisissant : contrairement à Pierre Guillevic, le héros du premier roman de Pierre Turgeon, qui se débattait au milieu des images d’une mémoire ancestrale, on n’apprend presque rien des antécédents de Paul Mercier, malgré l’obsession d’une enfance qui circule librement à travers le récit. Un, deux, trois suggère d’emblée l’idée d’une certaine frénésie de mouvement : le compte de ces trois chiffres qu’on égrène les yeux bandés, pendant que quelqu’un court s’embusquer dans le décor, évoque le jeu de cache-cache que tous les enfants connaissent. Comme titre du récit dérouté de Paul Mercier, la formule chiffrée s’applique au secret rituel de traquer l’expérience du monde au moyen des mots tracés sur la page : « En réalité, je me prenais au jeu du langage bien plus que le premier fanatique venu. »
Le feu de l’action s’installe entre « la fermeture du four à chaux de la Domtar » à Saint-Maurice-des-Carrières et « un cirque qui campe à Brémondville ». Il ne devait s’agir, pour le professionnel de l’information, que de sujets d’articles inspirés par une actualité capricieuse, soumise à ses trépidations habituelles, mais voici que ces deux événements vont modifier la prose et la sensibilité du journaliste, au point d’enclencher le parcours d’une introspection forcenée. On a souvent noté à juste titre que chacun des livres de Pierre Turgeon ressemble à la course folle d’une seule phrase hachurée. Le courant qui l’emporte est lui-même pressé d’impulsions, zébré d’éclairs, coupé de court-circuit. Les personnages haletants de Un, deux, trois ne sont pas d’abord retenus dans les mailles d’une intrigue fortement dessinée. Ils naissent dans un bain d’acide qui fait apparaître leur image sur la pellicule photographique ou ils sourdent directement du papier blanc sous la pensée d’un narrateur aux abois. On dirait en effet que ces êtres furtifs, flamboyants, elliptiques n’existent qu’en vertu de la phrase hâtive qui les crée pour les replonger aussitôt dans un néant sans appel. Sortis du cirque ou de quelque coulisse encore plus mystérieuse, ils demandent le peu de certitude à laquelle ils aspirent au journaliste capable de projeter leur histoire à la une. Le halo de leur existence reste toujours tremblant, puisque celui qui tient la plume se tourne vers les spectres de son passé tout en interrogeant, en bon reporter, les sujets divers que lui propose une réalité équivoque : « Les deux miroirs à charnières renvoyaient mon image à l’infini. Je n’échapperais pas à ce regard qui s’enfonçait vertigineusement en lui-même. Il était le soleil de ma nullité... » Tout est mirage et dédoublement dans les constructions de cette fabulation : « Je n’étais pas né voici trente ans, je ne mourrais pas tout à l’heure : cela s’accomplissait maintenant... », de sorte qu’après cent soixante pages bien tassées, Paul Mercier constate tranquillement : « Quand je songeai aux événements des derniers jours, je compris que rien ne s’était passé. »
Ce « rien » n’est pourtant pas aussi indifférent qu’on pourrait le croire. L’énigme non résolue de sa disparition fait du héros l’égal des créatures étranges qui l’entourent ou qu’il invente à moitié – bien malin qui pourrait le dire, car elles s’évanouissent au fil du texte qui les porte. Ne faut-il pas étendre à tous ces personnages le commentaire d’un policier parlant des cadavres non identifiés qui reposent à la morgue : « Ceux-ci, dit-il, nous les avons perdus à jamais. Nous les baptisons les personnages
tant ils manquent de réalité. Ils ont emprunté un ascenseur, tourné le coin d’une rue, et, depuis ce jour, personne ne les a revus. » À la suite de Paul Mercier, il nous faut convenir que l’invention du roman-reportage est la forme qui adhère le mieux à ce monde où comprendre oblige à disparaître, parce que telle est la loi de la nature fictive dont foisonne le peu de réalité de toute existence.
Si tous les romans de Pierre Turgeon explorent un lieu imaginaire qui reste difficile à circonscrire, ce n’est certainement pas parce que le romancier manque de précision. Son style cultive au contraire tous les effets de réel dont le métier de journaliste figure ici l’énorme fascination : bref, « M. Mercier a probablement décrit ce qui se passait autour de lui avec son objectivité habituelle », prévient le détenteur du manuscrit, dans une lettre à l’éditeur qui sert de prologue à l’histoire qu’on va lire. Les péripéties que tâche de démêler Paul Mercier mettent à l’épreuve la résistance du langage dans sa capacité de contenir la dérive des lieux, des circonstances et des images. Que peuvent l’accélération et le dérapage des mots contre la périlleuse dissolution que semble finalement confirmer l’absence du narrateur ? C’est peut-être à la rencontre de sa vie personnelle et du rythme infernal du monde médiatisé que succombe l’écrivain-journaliste, comme si la complexité du texte qu’il rédige ne lui laissait d’autre issue que de consentir à une mort vainement tenue en sursis, le temps d’une fuite désespérée sur la page.
Tout est affaire de vitesse, bien sûr. Après l’intrigue médiatique de Un, deux, trois, Pierre Turgeon explorera bientôt la fiction cinématographique avec Prochainement sur cet écran (l973), puis la fiction informatique dans La Première Personne (1980). Lecteur, retiens ton souffle. Le vaisseau sur lequel tu t’embarques coule au fond du présent.
Réjean Beaudoin
À Michèle
Ils ne le sauront pas les rocs
Qu’on parle d’eux.
(Guillevic)
Monsieur l’éditeur,
Je doute qu’on puisse reconnaître dans les pages ci-jointes l’article que ma revue avait commandé à M. Paul Mercier sur la fermeture d’une usine de chaux dans son village natal : Saint-Maurice-des-Carrières. La longueur du texte, les allusions à des événements de la vie privée, le manque d’unité logique nous interdisaient de publier ce reportage ; peut-être le trouverez-vous contourné, exagéré, en un mot littéraire. Avec raison. Mais pour défendre M. Mercier, j’invoquerai l’aspect littéraire de cela même qu’il devait conter. Ce n’est pas