La Radissonie
Par Pierre Turgeon
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À propos de ce livre électronique
Pierre Turgeon, a imaginé ici un roman dont le héros est un territoire: la Radissonie. Au fil de son récit, nous pénétrons ce pays neuf établi sur la plus vieille terre du monde. Remontant le temps, nous apprenons qu'il y a trois milliards d'années la vie s'accrochait déjà à ce sol rocailleux. Puis nous repérons les traces des premiers êtres humains qui y sont venus, il y a cinq mille ans. Aujourdhui, elle est la source la plus importante d'hydro-électricité pour tout le Québec. C'est de cet or bleu que les Québécois exportent jusqu'en Nouvelle-Angleterre.
Review :
«Quoi de plus américain qu'un roman dont le héros est un territoire? Quoi de plus américain que vouloir nommer le territoire – et de vouloir faire de cette nomination l'acte fondateur d'une légende, d'une fiction, d'un roman? C'est ce qui est fascinant dans cet ouvrage. Pierre Turgeon inscrit de l'épopée à la surface du vide, le poète marche derrière l'ingénieur.»Jean Larose, Spirale
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Aperçu du livre
La Radissonie - Pierre Turgeon
PIERRE TURGEON
La Radissonie
Le pays de la baie James
Essai
Table des matières
AVANT-PROPOS
Un pays neuf sur la plus vieille terre du monde
Partie 1: La Radissonie avant l’homme
CHAPITRE 1: Un pays à explorer
Partie 2: Un monde qui nous ressemble
CHAPITRE 2: Une terre vierge
CHAPITRE 3: Comme dans un grand désert
Partie 3: L’arrivée de l’homme
CHAPITRE 4: Les premiers occupants
CHAPITRE 5: À la poursuite du castor
Partie 4: La Radissonie d’aujourd’hui
CHAPITRE 6: La construction des barrages
CHAPITRE 7: Un milieu en perpétuel changement
CHAPITRE 8: La fin de l’isolement
Partie 5: Les Radissoniens modernes
CHAPITRE 9: Les Cris
CHAPITRE 10: Les Blancs
Conclusion en forme d’utopie
CONCLUSION
Vers une Radissonie des Québécois
À Jos Moses, Québécois cri d’Eastmain ; à sa femme Sonia Gosselin, Québécoise de souche français, de la ville de Buckland, ainsi qu’à leur fils Christopher, né le 28 mars 1989 en Radissonie.
AVANT-PROPOS
Un pays neuf sur la plus vieille terre du monde
Vue du haut des airs, la Radissonie coupe le souffle du visiteur par son immensité : dans toutes les directions, aussi loin que l’horizon, c’est la même toundra bosselée par de faibles collines, marbrée du miroitement des lacs et des rivières, coloriée dans les tons de sépia, de gris, de cobalt d’une végétation clairsemée et rabougrie que zèbrent souvent les raies noires laissées par les feux de forêt. Chaque rocher, chaque creux crée un microclimat particulier envahi par des espèces de plantes adaptées à ce milieu.
Parfois ce paysage ressemble à un océan dont les vagues figées par le froid porteraient une écume de lichen, de pins gris et d’épinettes noires, comme si surgissait soudain le fantôme de la mer de Tyrrel qui recouvrait tout le pays voici cinq mille ans – hier encore à l’échelle géologique. Parfois on dirait que cette coupole terrestre forme avec le ciel nordique la moitié inférieure d’une gigantesque sphère céleste.
Certains secteurs sont tellement dépourvus de traces humaines ou même de traces animales qu’on croirait survoler une autre planète, relativement éloignée du Soleil. Et alors surgit un intense sentiment de solitude qui peut procurer l’ivresse de la liberté, mais aussi l’angoisse de se savoir si loin du secours de ses semblables.
Et la civilisation, quand elle apparaît derrière une colline, se manifeste par d’étranges monuments : pylônes, fragiles géants immobiles les uns derrière les autres, qui portent au bout de leurs bras de treillis métallique les lignes à haute tension dans lesquelles coulent 12 000 mégawatts d’électricité, tout le long d’emprises de lignes, de ces larges avenues découpées dans la taïga comme d’énigmatiques canaux martiens.
En suivant les lignes vers le sud, on aboutit au Québec industriel, et plus loin, par-delà la frontière, à ces États américains de la Nouvelle-Angleterre qui eux aussi sont branchés sur le pétrole blanc, inépuisable, de la Radissonie. Et en remontant vers le nord, on arrive à d’immenses réservoirs contenus par des digues triangulaires, pyramides dont les porches ne s’ouvrent pas sur des cryptes pharaoniques mais, au bout de kilomètres de tunnels creusés dans le granit, sur la plus grande centrale souterraine du monde.
Mais du haut des airs, on ne voit rien de ces travaux : au milieu d’un espace dénudé, un étrange jardin à la française de pylônes d’acier marque le poste de Radisson, par où transite le tiers de l’énergie du Québec; plus loin, des bungalows bas, fabriqués en série, qui s’espacent régulièrement dans des rues concentriques, indiquent la présence timide de la ville de Radisson; plus loin encore, en suivant la Grande Rivière vers la baie James, se trouve le village cri de Chisasibi, avec ses maisons neuves, regroupées non pas en fonction d’un centre commun, comme dans la capitale blanche, mais par familles, autour d’une place commune à tous les clans.
Puis l’hélicoptère vire vers le nord et, sous la bulle de verre de l’habitacle, toute trace de civilisation disparaît, comme un rêve fugitif que chasse la taïga.
Vastitude. Mieux que tout autre, ce mot décrit une région qui représente les deux tiers de la superficie de la France, et le cinquième de celle du Québec. Délimitée à l’ouest par la baie James, mais également par l’Ontario, elle s’étend au sud jusqu’au 49e parallèle, à l’est jusqu’à la ligne de partage des eaux entre les bassins de la baie James et du fleuve Saint-Laurent, et au nord jusqu’au 55e parallèle.
La Baie-James. Officialisée par le langage bureaucratique et médiatique, cette expression semble mal choisie pour désigner une région qui s’étend jusqu’à plus de 700 kilomètres à l’intérieur des terres. La réalité est bien différente de la simple bande côtière que l’appellation toponymique suggère. À cette expression, on préférera ici, autant que possible, celle de Radissonie, qui renvoie à Radisson, la capitale de cette région et la ville la plus nordique du Québec, ainsi qu’à un de ses premiers explorateurs blancs. Historiquement fondée, elle a le mérite de rester neutre sur le plan de la description géographique.
Cette expression apparaît pour la première fois en 1967, dans un texte de Louis-Edmond Hamelin qui en attribue la paternité au biologiste Roger Lejeune. Il explique qu’auparavant les spécialistes du Nord utilisaient le terme vague de « pays de la baie James ». Il ajoute avec ironie que « l’eau marine n’est pas le caractère principal de toute la région ». Mais la Radissonie d’Hamelin n’est jamais passée dans l’usage, peut-être parce qu’elle englobait des régions géographiquement et politiquement trop disparates : tout le Grand Nord du Québec et de l’Ontario, ainsi que l’Extrême-Nord fédéral. Nous espérons qu’en définissant la Radissonie comme nous le faisons ici nous obtiendrons un terme suffisamment fonctionnel et précis pour passer dans la langue commune des Québécois.
Pour quiconque y séjourne quelque peu, la Radissonie apparaît comme le pays de tous les contrastes, de tous les extrêmes. Peu de répit entre les interminables hivers avivés par les vents de la baie James, qui brisent comme de la porcelaine l’acier de la machinerie lourde, et les étés torrides, où la canicule, jointe aux fournaises de feux de forêt environnants, empêche parfois les avions de décoller dans un ciel que se disputent fumée et nuages de moustiques.
Nous sommes ici dans une sorte de prolongement de ce Labrador que Jacques Cartier avait si justement baptisé « Terre de Caïn » : une des régions les plus inhospitalières du monde, où l’être humain, pour survivre, doit faire appel à toutes ses réserves d’ingéniosité et d’efficacité. Dépouillée de son sol par les glaciers, cette terre, glaciale sauf pendant un été aussi violent que bref, n’offre plus qu’un amalgame stérile de marécages et d’affleurements rocheux. Impossible donc d’y pratiquer l’agriculture. La chasse, la cueillette et la pêche ont longtemps assuré seules la survie des Amérindiens et des Inuits.
Autre paradoxe : géologiquement, on se trouve dans un des secteurs les plus anciens de la planète ; les cours d’eau, en érodant les dépôts marins et glaciaires, ont atteint à plusieurs endroits le niveau du socle rocheux originel du continent nord-américain, vieux de trois milliards d’années, formé de gneiss et de granit précambriens. Par contraste, la vie – telle qu’elle apparaît aujourd’hui – y est toute récente, datant d’après la dernière glaciation, au moment où l’Égypte se couvrait déjà de pyramides.
Et l’acte de naissance officiel de la Radissonie remonte à juillet 1971, quand l’Assemblée nationale du Québec sanctionna la Loi du développement de la région de la baie James. Il s’agissait en fait d’inclure à l’intérieur d’une même zone administrative les différents lacs et cours d’eau que le gouvernement du Québec entendait exploiter sur le plan énergétique en y construisant l’un des plus vastes complexes de centrales hydro-électriques au monde. Baptisé « le défi du siècle », ce projet allait servir de point de ralliement à la campagne électorale du parti libéral de l’époque. Aux descendants des pionniers français, il offrait plus que la création de nouveaux emplois ; il proposait de nouvelles terres à défricher, pour y récolter non plus les produits de la ferme mais des millions de kilowattheures.
Dans le contexte actuel, on comprendra l’intérêt de cette question. Depuis qu’on a commencé à passer ainsi la Radissonie au peigne fin, les enjeux écologiques ont cessé de n’intéresser que les seuls spécialistes et préoccupent aujourd’hui l’ensemble de la population. De sorte qu’ils se retrouvent aujourd’hui au centre de discussions politiques passionnées. Entre les études et les points de vue et les objections des uns et des autres, il ne nous appartient pas de trancher. Mais d’informer, le plus honnêtement et le plus objectivement possible.
Ainsi, par une ironie de l’histoire, cette région excentrique, dont la plupart d’entre nous ignorions encore l’existence voici quelques années, est devenue le cœur du Québec de demain. Un cœur qui nous donne déjà 12 000 mégawatts d’énergie. Encore largement inviolée par la civilisation moderne, la Radissonie nous apparaît-elle aujourd’hui comme elle a toujours été ? Cette immuabilité s’avère une illusion dès que l’on recule un tant soit peu dans le passé. Pour comprendre cette région, on ne peut se contenter d’en dresser un portrait figé dans le temps, il faut en raconter l’histoire. Imaginons un roman dont le héros serait un territoire : nous aimerions que ce livre se lise comme le roman de la Radissonie.
Partie 1
La Radissonie avant l’homme
Au deuxième jour de la Création, raconte la Genèse, Dieu sépara les eaux de la terre. Certains paysages de la Radissonie entremêlent ces deux éléments de façon tellement inextricable qu’on serait tenté de croire qu’ici le Dieu de la Bible n’a pas terminé sa tâche.
CHAPITRE 1
Un pays à explorer
Par leurs multiples avances et reculs, les glaciers ont modelé le relief de la Radissonie, qui se divise en trois zones : une plaine côtière de 150 kilomètres constellée de tourbières et de dépôts d’argile ; un plateau moutonné criblé d’un grand nombre de lacs ; et, plus à l’est, les monts Otish, qui s’élèvent parfois jusqu’à une altitude de 1 100 mètres.
D’une certaine façon, la Radissonie peut agir comme une machine à voyager dans le temps et nous donner un aperçu d’une époque fabuleusement lointaine, voici près de quatre milliards d’années. Car le rabotage des glaces y a exposé le noyau du continent nord-américain, la plus grande surface à découvert de roches précambriennes, 2,5 millions de milles carrés d’une strate géologique qui se trouve en général cachée sous une couche de rocs plus jeunes.
C’est là, mieux que partout ailleurs, qu’on trouve des témoignages sur les conditions de la croûte terrestre et de l’atmosphère à une époque où la planète était encore jeune. Et tout près, dans la baie d’Hudson, des chercheurs ont découvert récemment des fossiles de bactéries datant de deux milliards d’années, des bactéries qui ressemblent à certaines bactéries vivant encore aujourd’hui.
Davantage que toute autre réalité physique, les continents semblent incarner la stabilité et la permanence dans le temps et dans l’espace. Rien n’a semblé affecter ces immenses territoires pendant que des civilisations entières se succédaient à leur surface. Mais si nous remplaçons le calendrier de l’histoire humaine par celui de la géologie, où nous comptons en millions d’années plutôt qu’en siècles, nous découvrons que les continents eux-mêmes ont été découpés, fusionnés, éventuellement détruits par les forces primitives à l’œuvre au centre de notre planète.
Les Amérindiens se représentaient le monde porté sur le dos d’une tortue. La science nous offre une vision encore plus fantastique : imaginons une douzaine de tortues nageant dans le magma originel qui entoure le noyau dur de la planète, chacune d’elles portant un ou plusieurs continents sur son dos. Ces tortues – ou plaques tectoniques, comme les appellent les géologues – se livrent à un ballet compliqué : parfois elles s’éloignent les unes des autres, parfois elles se frôlent, parfois elles se heurtent de front.
Quand les plaques se déplacent, les continents suivent. Elles constituent les véritables divisions de la croûte terrestre, mais on n’a découvert leur existence que récemment, parce que leurs frontières, les fissures où elles se rencontrent en se frottant les unes aux autres, se situent en général dans les abîmes les plus profonds des océans, entre autres au milieu de l’Atlantique et du Pacifique. De ces plaies béantes dans la croûte terrestre s’échappe en permanence une matière en fusion qui se solidifie en se refroidissant au contact des océans et qui est peu à peu repoussée jusqu’aux littoraux des continents.
On trouve partout les traces de ce formidable ballet qui s’exécute depuis des milliards d’années. Ainsi l’Inde, pourtant soudée à l’Asie, n’appartient pas à la même plaque qu’elle, mais à celle de l’Australie. Depuis quarante millions d’années, les deux plaques sont entrées en collision, et le résultat de cet affrontement – qui continue à la vitesse de cinq centimètres par année – se voit dans l’Himalaya, là où la violence du choc a propulsé le mont Everest – autrefois recouvert par un profond océan – au sommet du monde.
Les chocs entre les plaques sont à l’origine de la plupart des tremblements de terre, ainsi que peuvent en témoigner les Japonais, qui vivent au bord d’un gouffre de 6 000 mètres de profondeur qui marque la frontière entre la plaque asiatique et celle du Pacifique ; ou encore les Californiens, qui campent de part et d’autre de la fameuse faille de San Andreas, qui sépare la plaque nord-américaine de celle du Pacifique.
Et la Radissonie ? Eh bien, comme toutes les autres parties du monde, elle a beaucoup voyagé. Il y a cinq cents millions d’années, elle se trouvait, avec le reste de l’Amérique du Nord et ce qu’on appelle aujourd’hui la Sibérie, non loin de l’équateur. Dans l’hémisphère Sud, l’Inde, l’Australie, l’Amérique du Sud, l’Afrique et l’Antarctique étaient rassemblés en un seul supercontinent, le Gondwana, qui s’est déplacé à un certain moment au-dessus du