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Un dernier blues pour Octobre
Un dernier blues pour Octobre
Un dernier blues pour Octobre
Livre électronique391 pages5 heures

Un dernier blues pour Octobre

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À propos de ce livre électronique

Un dernier blues pour Octobre est fait d'amour, de rage, d'orgueil, de courage, de peurs et de compassion aussi. Il a la couleur des jours et l'odeur de cette fin des années soixante-dix. Cette épopée historique est d'une vérité saisissante quant aux faits et d'une efficacité exemplaire sur l'imagination du lecteur. Voici ce qu'on pourrait appeler le vrai roman d'Octobre Les personnages y sont tous y sont tous : les chasseurs, les victimes, les traqués, les témoins.

LangueFrançais
ÉditeurCogito
Date de sortie24 mars 2022
ISBN9798201970116
Un dernier blues pour Octobre

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    Aperçu du livre

    Un dernier blues pour Octobre - Pierre Turgeon

    un_dernier_blues_pour_octobre.jpg

    Pierre Turgeon

    UN DERNIER BLUES POUR OCTOBRE

    ROMAN

    DU MÊME AUTEUR

    L’Interview (Prix des œuvres dramaturgiques de Radio-Canada)

    Faire sa mort comme faire l’amour

    Un, deux, trois,

    Prochainement sur cet écran

    La Première Personne (Prix du Gouverneur général du Canada)

    Le Bateau d’Hitler

    Fréquentations

    En accéléré

    La Radissonie (Prix du Gouverneur général du Canada)

    Les torrents de l’espoir

    P.-H. le magnifique

    Les Bâtisseurs du siècle (Prix Percy-Foy)

    Jour de feu

    Le Canada : une histoire populaire tome 1 et tome 2 (Prix Ex Libris de l’Association des libraires canadiens)

    TABLE DES MATIÈRES

    AVERTISSEMENT

    Juin 1968

    1

    2

    3

    Juillet 1969

    1

    2

    3

    4

    5

    Octobre 1969

    1

    2

    3

    4

    5

    6

    7

    8

    9

    10

    Hiver 1969-1970

    1

    2

    3

    4

    5

    6

    7

    Printemps 1970

    1

    2

    3

    4

    Été 1970

    1

    2

    Septembre 1970

    1

    Octobre 1970

    1

    2

    3

    4

    5

    6

    7

    8

    9

    10

    11

    12

    13

    14

    15

    16

    17

    18

    19

    20

    21

    Hiver 1970

    1

    2

    3

    4

    AVERTISSEMENT

    Le présent roman est une œuvre d’imagination, qui s’inspire librement de la crise d’Octobre et des événements qui l’ont entourée. Comme dans toute fiction, l’auteur a modifié la réalité, situé des personnes réelles dans des lieux et des moments fictifs, inventé des actions, des dialogues et des personnages. Quoique fondé sur une multitude de témoignages et de documents, ce récit n’aspire donc pas à la vérité des historiens, mais bien davantage à une transposition dramatique et poétique d’une époque.

    À Emmanuelle et à François

    Câline de blues,

    Faut que je te jouse…

    Offenbach

    JUIN 1968

    1

    Installée sur sa chaise de jardin, Claire Rose prenait le frais dans sa cour en attendant ses invités pour l’épluchette de blé d’Inde. Elle portait des bermudas et sentait la brise du soir caresser ses jambes nues, presque aussi minces, malgré ses cinquante ans, que celles de ses filles, pensait-elle souvent avec fierté. Devant elle, l’eau bouillait dans le gros chaudron cabossé posé sur le four de briques, au fond du jardin entouré d’une clôture à claire-voie. Des assiettes de papier et des verres de plastique s’entassaient sur la grande table de pique-nique. Entre les blocs de béton disjoints du patio, des pissenlits s’entrecroisaient en touffes épaisses qu’elle défendait qu’on extirpât : elle aimait l’herbe folle, pas du tout mauvaise, mais libre.

    Les pieds croisés sur le sac d’épis de maïs comme sur un tabouret, elle respirait calmement, attentive au lent déclin de la lumière de juin sur Ville Jacques-Cartier. Les radios, les klaxons, les bébés formaient une rumeur rassurante.

    Tous ces voisins faisaient partie de sa famille. Une famille pauvre, songea-t-elle en regardant les maisons voisines bâties en panneaux de contre-plaqué goudronnés, tantôt revêtues d’imitation de briques, tantôt décorées d’écriteaux publicitaires de Coca Cola, et qui au moindre accident flambaient avec leurs habitants comme des allumettes. Son bungalow à elle faisait l’envie du quartier : minuscule, mais bien charpenté, avec un toit en appentis, sous lequel on avait aménagé le grenier pour abriter les enfants, il s’ornait même de faux volets découpés au centre en forme de trèfle à quatre feuilles.

    Cette maison, Claire et son mari l’avaient d’abord dessinée dans leur taudis du faubourg à la mélasse, deux minuscules pièces sous un toit troué, qui fuyait à la moindre averse, et qui les protégeait aussi peu des chaleurs assommantes de juillet que des froids recroquevillant de mars. La crise du logement leur avait enlevé tout espoir de trouver un appartement convenable dans le Montréal d’après-guerre. Alors ils avaient déménagé de l’autre côté du Saint-Laurent, au bout de la ligne d’autobus, en même temps que des dizaines de milliers de familles d’ouvriers, en même temps aussi que les tripots et les bordels qu’une campagne d’assainissement municipal chassait vers une banlieue plus accueillante.

    Elle sentit sur sa tête les doigts légers de sa fille Marie, qui cherchait à lui enlever ses épingles pour dénouer jusqu’à terre sa lourde chevelure noire et ondulée, qu’elle avait ramassée en chignon, pour se rafraîchir la nuque. Des cheveux de sauvagesse, produit sans doute d’une goutte de sang montagnais, que Marie adorait coiffer en tresses ou en nattes, aussitôt que sa mère avait troqué son uniforme et ses grosses chaussures de serveuse pour son peignoir et des sandales. Cette fois, madame Rose lui écarta les mains.

    — Laisse faire. On attend du monde. Si tu veux m’aider, va donc faire du Kool-Aid.

    Elle l’embrassa et la regarda s’éloigner, le cœur serré. Marie était sa cadette, et sa dernière. Après elle, ç’avait été la « grande opération ». Madame Rose n’avait plus d’ovaires pour pondre d’autres enfants à expédier les uns après les autres aux instituteurs imbéciles qui brandissaient leur règle dans des classes puant le désinfectant. Quinze ans plus tôt déjà, Paul, son aîné, avait tracé en pattes de mouche dans ses cahiers ses révoltes contre le programme qui offrait comme modèles des jésuites torturés en Iroquoisie comme en Chine, à de jeunes anges québécois qui se torchaient le nez sur les manches de leur chandail troué. Et tandis que le midi, ses petits mangeaient froides des conserves de macaroni, elle servait des poutines aux clients du restaurant Astral, rue Sainte-Catherine. Mais ils avaient toujours eu à manger : des toasts de de Map-o-Spread, des rondelles de saucisson de Bologne cuites pour donner l’illusion du steak qu’elle calcinait une fois sur deux tant elles étaient minces, du beurre d’arachide qui était censé valoir son poids de viande et qu’on étendait sur tout, manne divine qui devait avoir produit, avec les tartines au beurre d’arachide, ses deux colosses de fils.

    Elle souriait à présent : ils avaient échappé à tout cela, aux scarlatines qui défiguraient, aux rougeoles qui aveuglaient, aux poumons d’acier qui rôdaient comme de gros insectes métalliques prêts à dévorer les enfants atteints de poliomyélite. Madame Rose revoyait ses batailles avec l’essoreuse pour les lessives, le bras coincé par les deux cylindres de caoutchouc, le charbon à pelleter dans le poêle au milieu de la cuisine, le parquet gondolant, avec son lino arraché ici et là, marbré de goudron, de colle.

    Contre ces maux, à l’époque, on récitait des neuvaines. Maintenant on tournait les « oreilles de lapin » de la télévision vers la croix lumineuse du mont Royal, qui permettait de repérer l’antenne érigée juste à côté. Et les prières qu’on adressait aux dieux électroniques étaient toujours exaucées, en noir et blanc bien sûr, mais dans un déferlement continuel de richesses qu’on pouvait palper – presque.

    Mais quand on éteignait l’écran, qu’on sortait prendre le frais comme elle le faisait maintenant, on se retrouvait quand même dans une des rues du fond de Jacques-Cartier, sans trottoir pour se promener. Juste des plaques mobiles en béton que les politiciens plaçaient devant les magasins des marchands qui avaient voté du bon bord. La petite pègre contrôlait tout, même l’attribution des trottoirs, que des tas de gens volaient pour construire leur cabane. Et dans les rues, toujours pas d’asphalte, mais un gravier si rare qu’il disparaissait dans la boue au printemps, et dans les fissures de la terre sèche et poussiéreuse en juillet. Mais au moins à présent ils avaient l’eau courante : plus besoin, l’hiver, de pomper l’eau du puits artésien en se faisant geler les doigts sur le bras d’acier. Et bientôt ils installeraient les toilettes dans la maison. Ils en auraient fini de grelotter dans le cabanon d’aisance, en se demandant s’il ne valait pas mieux mourir de constipation que de consomption.

    — Ouais, grogna son mari d’un ton excédé.

    Il se tenait au bout de l’allée, devant leur Dodge rouillée, et se grattait la poitrine sous sa chemise à carreaux. D’une pichenette, il expédia son mégot dans une flaque d’eau que le soleil couchant transformait en rutilante tache de sang au milieu de la rue.

    Elle se leva et le rejoignit pour le calmer. Quand Eugène se dandinait gauchement ainsi sur les talons comme un ours qui danse, en soupirant avec un regard traqué, c’est qu’il s’apprêtait à prendre le large. Ses fugues duraient des jours ou des semaines : impossible à prévoir. Un coureur, pas de jupons, mais d’espace, de bois et de villes. Ce colosse taciturne ne partait pas à l’aventure, mais s’enfuyait parce que sa peur devenait intolérable. Et il rentrait l’air penaud, sans rien dire de son équipée, quand la maison avait de nouveau pris figure de seul refuge possible contre les menaces du vaste monde.

    Cette peur, madame Rose n’aurait jamais pensé à la lui reprocher. Mais elle cherchait à tout prix à la cacher à leurs enfants. Elle leur racontait qu’il était parti chercher du travail, ou rendre visite à des parents à Sherbrooke.

    Une fois qu’ils faisaient des courses ensemble chez Eaton, elle avait coincé le talon d’une de ses chaussures entre deux marches de l’escalier roulant. Saisie de frayeur, elle avait essayé de s’arracher au piège métallique, laissant tomber ses paquets pour s’agripper à la rampe de caoutchouc noir. Arrivée à l’étage supérieur, elle se tourna vers son mari, mais tandis que, dans un grincement strident, l’escalier tirait sa chaussure et lui tordait douloureusement la cheville, elle aperçut Eugène qui lui tournait le dos et disparaissait dans la foule. Un employé du magasin arrêta l’escalier, puis lui libéra le pied en dénouant ses lacets. Elle boitait. On lui offrit des souliers neufs, puis on lui demanda s’il fallait appeler son mari pour qu’il vienne la chercher. Je suis veuve, répondit-elle spontanément, écrasée par la honte.

    Ce jour-là, elle avait décidé qu’elle aurait du courage pour deux. Et même pour six, puisqu’il y avait les enfants. À l’usine de l’Imperial Tobacco, elle avait été la première à se battre pour faire entrer le syndicat dans les chaînes d’assemblage où les ouvrières respiraient à longueur de journée la poussière des feuilles de tabac finement hachées. Un jour, son aîné, Paul, était venu lui raconter les injustices commises par les patrons, à la fabrique de confiture Raymond, où, avec une trentaine d’autres enfants de douze ans, il collait des étiquettes sur les pots. Elle lui avait conseillé de faire la grève et plus tard avait appelé une station de radio pour qu’ils envoient un reporter sur la ligne de piquetage.

    ***

    — Viens t’asseoir, murmura-t-elle en prenant son mari par la main.

    — J’ai soif.

    Il pensait à la demi-douzaine de verres que Johnny, le serveur de la taverne du chemin Chambly, disposerait en croix sur le marbre de la table circulaire, à trépied de fonte; à la bienheureuse hébétude qui le gagnerait à contempler les bulles qu’il ferait éclore dans la bière en secouant au-dessus d’elle la grosse salière de verre à couvercle de métal.

    — Te rends-tu compte qu’il vient juste pour toi?

    Il gonfla les joues et leva les yeux en signe d’incrédulité. Hébert, le chef du Parti, ne le connaissait même pas, mais il voyait en lui le père d’un de ses meilleurs militants de la rive sud.

    — S’il veut tellement me convertir à son idée d’indépendance, c’est à cause de Paul.

    Derrière eux, la porte grillagée du perron claqua. Marie s’avançait dans une légère robe à bretelles.

    — Maman, veux-tu que j’épluche les blés d’Inde?

    — Non. C’est aux invités de faire ça eux-mêmes. Ça fait partie de la fête… Puis mets-toi un chandail.

    — Je m’habille comme je veux, OK! cria-t-elle en levant le menton. Regardez, les voilà!

    Ils se retournèrent. Les invités arrivaient dans une Cadillac bleu pâle, prolongée vers l’arrière de deux queues effilées et chromées, et qui tournait à présent précautionneusement dans leur rue en quittant la chaussée asphaltée de Longueuil. Ils passèrent le panneau-STOP qui marquait la frontière entre les deux villes, mais seulement pour ceux qui voulaient quitter Jacques-Cartier, comme pour narguer ceux-ci et leur rappeler qu’ils ne pouvaient pas sortir de leur misère.

    Mais la lourde voiture n’avait pas suffisamment ralenti, et les nids-de-poule la secouèrent rudement avant qu’elle s’arrête dans un nuage de poussière devant le couple Rose.

    —J’avais oublié que c’est encore la campagne ici, lança d’une voix profonde le chauffeur, Stéphane Duvernay, petit homme nerveux et costaud, qui gratta son nez crochu en soupirant avant de sortir comme un pierrot de sa boîte, et d’embrasser madame Rose sur les deux joues.

    — Comment ça va, ma belle?

    Pendant ce temps, l’homme politique, président de son parti, serrait la main en souriant à monsieur Rose. Front large et rougi par le soleil, chevelure abondante coiffée vigoureusement vers l’arrière, sourcils hirsutes, il scrutait ses hôtes de ses yeux d’un bleu délavé.

    — Alors c’est vous que j’ai juré de convaincre ce soir, dit-il avec sa diction impeccable de tribun. Vos fils ne sont pas ici?

    — Ils travaillent ce soir. Mais ils vont arriver bientôt.

    Tout le monde passa dans la cour, sous l’œil indiscret des voisins. On se mit à éplucher les blés d’Inde, ce qui alluma une lueur lubrique dans le regard de Duvernay.

    — Chaque fois que je fais ça, ça m’excite.

    Il saisit un des épis qui nageaient dans l’eau bouillante du chaudron avec une pince à spaghetti, puis le roula avec un mouvement de va-et-vient sur une motte de beurre, la marquant d’un sillon gluant.

    — Regarde ça, Marie, et dis-moi à quoi ça te fait penser? demanda-t-il à la jeune fille qui servait de la bière à tout le monde.

    — Comme c’est gros puis c’est dur, pas à toi, en tout cas!

    Tout le monde s’esclaffa, y compris Duvernay, qui secoua la tête avec une feinte incrédulité.

    — Les filles, de nos jours! Vous voyez ce que ça donne, le peace and love? Mais on n’est pas ici pour parler de cul, mais de politique.

    — C’est pareil!

    Hébert s’approcha de monsieur Rose qui venait de lancer cette phrase d’un air sombre et lui donna une tape sur l’épaule.

    — Vous avez raison. Tant qu’on ne sera pas indépendants, la politique, ça va rester juste la façon que les Anglais ont de nous soumettre… Je veux vous montrer quelque chose.

    Il sortit une liasse roulée au fond de sa poche et en extirpa un billet d’un dollar.

    — Regardez. La reine d’Angleterre. Savez-vous pourquoi ils impriment son portrait sur notre argent, à nous autres, au Québec?

    — Parce que tout l’argent, c’est les Anglais qui l’ont!

    — Exactement! Les Anglais de Westmount, de Toronto, de New York. Il faut que ça change, monsieur Rose.

    Une voix basse et feutrée retentit derrière eux.

    — Qu’est-ce que vous voulez faire, monsieur Hébert? Mettre votre portrait à la place de celui de la reine?

    Le jeune homme avait surgi sans bruit de l’obscurité et se tenait à présent parmi eux, dans le cercle de lumière jeté par un projecteur fixé sous le toit de la maison. Les yeux presque invisibles derrière la mince fente que laissaient les paupières à demi fermées, il mordait sa langue légèrement sortie qui lui recouvrait la lèvre inférieure. Les boucles noires de sa chevelure et de sa barbe tombaient en désordre sur son torse massif de bûcheron. Un hippie, aurait-on pu croire, malgré la vareuse militaire de toile brune et les bottes de commando.

    Sans attendre qu’on lui réponde, Paul Rose s’avança avec la démarche d’un ours dont il avait d’ailleurs la corpulence, jusqu’au banc où il se laissa tomber avec un soupir d’aise. Au moment où il croisait ses lourds avant-bras sur la table, Hébert lui serra le coude avec amitié, puis se tourna vers madame Rose.

    — Vous savez que le Parti n’a pas de militant plus généreux, plus dévoué que votre fils, madame. Si le Québec avait plus de patriotes comme lui…

    — Tu entends ça, Claire, qu’est-ce que tu attends pour nous en faire d’autres? demanda Duvernay.

    Elle rougit en regardant son mari.

    — Puis moi, là-dedans, je ne compte pas?

    Michel, le cadet de Paul, venait de faire son apparition en se baissant pour passer sous la porte arrière qui donnait sur le patio. Sa mère, qui lui arrivait à peine à la poitrine, se leva et serra des deux mains un de ses énormes poignets. Un sourire joyeux d’enfant sage éclaira le visage tavelé de taches de rousseur. Madame Rose le traîna jusqu’au banc où elle s’assit, entre lui et Paul.

    Ainsi réunis bras dessus, bras dessous, ces trois-là, la frêle petite femme et ses deux colosses de fils, dégageaient un tel mélange de force et de bonheur qu’Hébert en éprouva de la gêne. Il se tourna vers monsieur Rose qui se roulait une cigarette avec des doigts tremblants et reprit la suite de son exposé que tout le monde avait oublié.

    — Sur l’argent québécois, on pourrait imprimer le portrait du grand-père de Duvernay.

    — Fatigue-moi pas avec ma famille, toi! protesta celui-ci.

    — Comment ça? Tu dois au moins descendre d’un prince pour rouler en Cadillac comme ça! lança monsieur Rose d’un ton sarcastique.

    Paul leva les yeux vers son père. Celui-ci apercevait ainsi clairement la cataracte sur l’œil gauche de son fils. Il se sentait un peu responsable de cette infirmité occasionnée par l’utilisation maladroite que Paul avait faite d’un pistolet-cloueur lors de la construction de leur maison. Paul, qui pensait et lisait si vite et si juste, avait des pouces à la place des doigts!

    — Écoute papa, l’ancêtre de Stéphane était l’un des chefs des Patriotes en 1837. C’était l’un de nos commandants à la bataille de Saint-Charles.

    — Ah oui? Puis qu’est-ce qui lui est arrivé?

    — Il a perdu, puis les Anglais l’ont pendu.

    Paul avait répondu avec la passion qu’on met à décrire un tort commis contre soi. « Je n’ai pas fini d’entendre parler de ce garçon-là », pensa Hébert.

    Cependant, pour se révolter, le jeune homme n’avait pas besoin de lointains exemples historiques. Il lui suffisait d’observer comment vivait sa famille. Quatre pièces pour une famille de six personnes. Tous les enfants qui couchaient dans le grenier. Pas de cave, mais au moins un plancher. Parce que pour certains de leurs voisins, à terre, c’était la terre. Et il avait eu la chance aussi que ses parents travaillent tous les deux, sa mère comme ouvrière à l’Imperial Tobacco, puis, quand elle tomba malade des poumons, comme serveuse au restaurant Astral; et son père comme journalier à la raffinerie de sucre. Avec deux salaires, même minables, les Rose étaient des privilégiés.

    La lutte des classes, Paul ne l’avait pas apprise chez Marx, mais juste au bout de la rue, à la frontière de Ville Jacques-Cartier et Longueuil, là où il y avait un STOP placé comme un panneau frontalier entre pauvres et riches. Puis dans les grimaces suspectes de l’épicier, quand il lui demandait encore un peu de crédit et qu’il répondait : dis à ta mère de venir, qu’on en parle. Puis le fait que son pays appartenait aux Anglais, il l’avait découvert à Saint-Lambert : quand lui et des amis avaient osé s’aventurer dans cette ville cossue, ils s’étaient vite fait repérer, avec leurs culottes crasseuses, leurs jambes pleines de bleus, par les policiers qui leur criaient de retourner chez eux. Go home! Ils n’avaient pas le droit d’être là. Et quand les enfants faisaient semblant de ne pas comprendre, les agents venaient les reconduire sans aménité à la voie élevée du boulevard Taschereau, sous laquelle se trouvait un terrain boisé que les Anglais et les Français se disputaient en se battant comme dans une jungle, à la carabine à plomb.

    Malgré tout, à l’Halloween, Paul et sa petite bande passaient dans les rues de Saint-Lambert. C’est là qu’ils pouvaient espérer trouver les plus belles friandises. Il avait appris assez d’anglais pour dire : « Candies, please! » Mais avec un accent. Et quand les autres s’apercevaient qu’ils avaient affaire, sous ces déguisements de flibustiers, à des French Canadians, souvent ils refermaient la porte sans rien leur donner.

    Sa véritable leçon sur la condition inférieure des francophones dans leur propre pays, ce n’était pas à Saint-Lambert, mais rue Sherbrooke qu’il l’avait reçue, et non de quelques Westmountais aux allures de Rhodésiens, mais d’un groupe d’adolescents italiens. Ceux-ci l’avaient entouré alors qu’il attendait l’autobus avec un camarade de classe et le plus grand, le plus ivre aussi, lui avait demandé en le bousculant : « Why are YOU French? » Interloqué, Paul avait froncé les sourcils avant de répondre – en anglais, ce qui lui laissait encore un sentiment de honte : « I don’t know. » Les jeunes immigrants s’esclaffèrent. Le compagnon de Paul détala. « If you’re French, you’re stupid! » conclut le chef de ses bourreaux, avec un accent italien aussi fort que son haleine empestée par le vin.

    Paul décocha un coup de poing qui le surprit autant que son adversaire. Il sentit sous ses jointures droites la chair molle des joues, puis les molaires supérieures. L’action lui avait redonné corps et vie. Le reste, la raclée qui le laissa à demi inconscient sur le trottoir, n’avait pas tellement d’importance, car la souffrance physique n’était rien comparée à la honte qu’il avait ressentie.

    Sa révolte aurait pu le tourner vers la délinquance, à l’exemple de beaucoup de ses amis de la rive sud qui chapardaient, traficotaient et s’intégraient peu à peu à la petite pègre. Mais curieusement, la politique lui était venue à cause du clou qu’il s’était enfoncé dans l’œil. Il lui fallut des années de rééducation avant d’arriver simplement à attraper une balle. Malgré sa grande force physique, la dextérité lui manquait désormais pour qu’il devienne ouvrier. Ses yeux, qui saisissaient mal le monde réel, s’ouvrirent à celui des idées. Il se réfugia dans les livres. À défaut de démonter les moteurs comme son frère Michel qui voulait devenir mécanicien, Paul jouait avec les mots. Ne pouvant se concentrer dans leur grenier où s’entassait la marmaille, il prit l’habitude d’aller travailler à la bibliothèque de Montréal. Et un jour il s’inscrivit au collège Sainte-Marie où, à sa grande surprise, il fut accepté : premier dans l’histoire de sa famille à accéder au niveau collégial.

    Pour rattraper son retard sur les fils de notaires et d’avocats, il devait se taper neuf heures de français par semaine. Mais possédé par la fièvre d’apprendre, il bûchait. Et le soir, quand il retournait chez lui, il racontait aux autres ce qu’on lui avait enseigné : la lutte des classes, les Patriotes de 37, la révolution socialiste. Tout ce qu’il avait appris en classe ressortait, et comme il savait vulgariser avec passion, son frère, sa mère, ses amis du quartier l’écoutaient : il donnait un sens à leur frustration. Seul son père avait résisté à son éloquence. Paul aurait pu envisager une brillante carrière, mais s’en sortir sans les autres lui aurait semblé une trahison. Il écoutait Hébert respirer dans la pénombre. Ce souffle, que pouvait-il dire, dans sa solitude individuelle, sinon le poids absolu de la mort?

    ***

    Marie Rose avait apporté des friandises à la pâte de guimauve dans un sac de plastique. On les fixait à l’extrémité de branches mortes et on les rôtissait au-dessus du feu. Des étincelles montaient dans la nuit.

    — L’indépendance va se faire, monsieur Rose. Si vous ne me croyez pas, moi, faites confiance au général de Gaulle. L’année dernière, il a traversé l’océan juste pour venir nous dire ça.

    — Vive le Québec libre! dit Michel en imitant le ton solennel du président français et en formant avec ses doigts le V de la victoire.

    — Ah ben si le général l’a dit! s’écria monsieur Rose. Passez-moi vos formulaires, monsieur Hébert. Je m’inscris tout de suite!

    Tout le monde rit.

    — Alors, la semaine prochaine, vous allez venir avec vos fils au défilé de la Saint-Jean-Baptiste?

    — Vous savez, moi, la foule…

    — C’est important qu’on soit nombreux, insista Hébert. Il faut faire comprendre à quelqu’un, sur la tribune d’honneur, qu’il n’a pas d’affaire là!

    — Qui ça?

    — Ben Lui, voyons!

    — Quand même, c’est le premier ministre du Canada…

    — Justement. Le 24 juin, c’est la fête du Québec, pas du Canada.

    Michel abattit son poing avec colère sur la table de pique-nique, renversant les légers gobelets de plastique.

    — Réveille, papa! Ce gars-là a pas arrêté de cracher sur nous autres! Puis le temps où les Québécois se laissaient manger la laine sur le dos, c’est fini.

    Sans un mot, monsieur Rose se leva et quitta le jardin familial : un de ses fils venait encore de l’humilier devant des étrangers.

    — Michel, dit Paul en secouant la tête.

    Il se lança à la poursuite de son père qu’il rattrapa au milieu de la rue. Les deux hommes s’entretinrent à voix basse, puis revinrent lentement vers la maison. Madame Rose se tourna vers son cadet qui, l’air penaud, baissait la tête.

    — Ta colère, mon petit gars, je la comprends. Mais garde-la donc pour les fédéralistes, au lieu de la passer sur ton père.

    2

    Ils jouirent pendant que le dynamitage du pâté de maisons couvrait leurs cris. Cela leur laissa, à lui et à Monique, trente secondes de sourdes détonations à la chaîne, suivies des hurlements d’horreur des habitants du quartier, puis des jappements suraigus des sirènes d’ambulance. Mais, comme à cette scène en succédait une autre de silence absolu, funèbre, pendant laquelle apparaissait l’étendue des dégâts, Jacques dut appliquer gentiment sa paume contre la bouche de sa femme qui n’en finissait pas de gémir et qui risquait ainsi d’attirer l’attention des spectateurs sur ce que le projectionniste se permettait dans sa cabine, entre deux changements de bobine, pendant la présentation de La Bataille d’Alger. Se redressant du coude sur le divan, il alluma un joint.

    — Mon chéri, gémit Monique. Elle aspira une grosse bouffée.

    Sautillant sur une jambe puis sur l’autre, il enfila son jean et se prépara à changer de bobine. Dans la pénombre, elle admirait son torse musclé, tandis qu’il se penchait à la fenêtre pour scruter l’écran de ses yeux noirs et vifs. Malgré la bruyante soufflerie d’aération, la lampe incandescente du projecteur transformait la petite pièce en sauna, et la sueur inondait le visage osseux et anguleux de Jacques, plaquait sa chevelure de jais sur sa nuque mince, presque féminine. De sa bouche sensuelle, sur laquelle flottait continuellement un sourire ironique, il lui envoya un baiser.

    — Viens voir!

    Monique se leva à son tour et vint se blottir contre Jacques, en boutonnant sa robe de haut en bas. D’un geste, il l’arrêta pour poser la main sur son ventre moite et rebondi. Cinq mois de grossesse. Il espérait surprendre un tressaillement de l’enfant. Maintenant arrivait son passage préféré du film : au lieu d’appeler la prière du haut des minarets de leur mosquée, les muezzins d’Alger criaient leur joie de voir leur ville enfin libérée. Et tandis qu’un vol d’hirondelles filait vers le couchant, comme pour signifier la légèreté reconquise de l’espace natal, Jacques sentit sous ses doigts la brusque pulsation d’un être encore animal et comme impatient de les rejoindre. Tandis que la foule arabe en liesse envahissait les rues sous le mot fin, il actionna la fermeture des rideaux et, se penchant vers Monique, lui dit :

    — Montréal, dans cinq ans!

    Elle se dressa sur la pointe des pieds pour lui offrir ses lèvres. Ses cheveux noirs, crêpés follement à la Janis

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