En accéléré
Par Pierre Turgeon
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À propos de ce livre électronique
Sept carnets tenus entre 1968 et 1991, dans lesquels Pierre Turgeon explore ses rapports à l'écriture et au réel absolu. Sept carnets rassemblés qui dépassent l'anecdote et l'état d'âme pour nous amener avec l'auteur dans les coulisses et les dessous de l'acte d'écrire, dans l'identité d'un écrivain-romancier-journaliste-scénariste-éditeur. Pierre Turgeon de l'intérieur : le secret univers de sa psyché, où le fantasme et le rêve côtoient la liberté, le coins sombres et lumineux : lieux de création, l'espace du regard intérieur, en Grèce, à Paris, au Mexique, à Berlin, à Montréal, à Philadelphie. À chaque mot, Turgeon plonge dans le connu et l'inconnu qui le définissent et qu'il explore par l'écriture de cette plongée.
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Aperçu du livre
En accéléré - Pierre Turgeon
Prologue
Avant-propos
Des moineaux sautillent dans le lierre de mes fenêtres. À gauche, la grande vague dorée du soleil levant remonte la vallée du Richelieu. À droite, seules les parois les plus abruptes du mont Saint-Hilaire restent dans l’ombre. Je m’oblige à tout faire au ralenti, à commencer par ma respiration. À laisser ce calme me dénouer et m’apaiser. Je commence à goûter la tranquillité.
Tout au long de ma vie, j’ai voué un véritable culte à la vitesse. La vérité cathodique du monde ne se découvre qu’à plus de cent à l’heure, et seule la contraction du temps produite par le cinéma peut montrer l’éclosion d’une rose. Les textes réunis ici furent écrits en accéléré. Il s’agit des carnets d’un homme pressé, des pensées et des impressions d’une existence éclatée. Nullement édifiantes ou exemplai res. Au contraire. Ces textes auront peut-être un intérêt pour celui qui - comme le disait Novalis - « se fait une joie d’observer le devenir d’une nature humaine ». La plupart d›entre eux furent écrits en voyage, fruits de ces soliloques auxquels me contraignaient les at tentes dans les gares, les aéroports et les restaurants. Pour moi, le dépaysement et l’inspiration sont les deux versants d’un même exil.
Ces voyages erratiques et essoufflant, je les referais sans hésiter. À condition qu’on me rende mes jambes de vingt ans. Mais j’aborde le deuxième versant de ma vie. Normal que je veuille freiner en descendant cette pente un peu raide.
CARNETS
1968-1978
Nous sommes des toupies. Il faut tourner pour ne pas tomber.
Établir mon dictionnaire des différentes odeurs : celle du trottoir après la pluie, des planches imbibées d’eau, des tapis dans les couloirs des grands hôtels. Ne jamais craindre d’écrire sur les sujets apparemment les plus éloignés de mon œuvre. Ils trouveront bien un jour leur emploi. Regarder le monde que je n’ai même pas commencé d’explorer.
Les sociétés ont entretenu la frayeur et la honte du suicide, qu’il faut maintenant considérer comme le seul recours de l’individu et de la liberté contre la toute-puissance de l’« Autre». Celui qui a épousé le néant ne craint rien.
Des parasites brouillent continuellement notre esprit : images et surtout sentiments. Il faut en finir avec ces sangsues qui nous font croire à une réalité extérieure. Mourir n’est pas un destin, mais un devoir.
J’écris simplement pour matérialiser ma pensée, la déspiritualiser. Pas pour communiquer. Les messa ges: quelle horreur.
Assis à mon bureau qu’une lampe jaune irrigue de teintes d’aquarium, je t’écris et j’ignore si tu liras ces lignes : exercice spirituel où dans ma solitude j’essaie de te recréer. Tu m’habites à tout instant, chant dans la gorge d’un oiseau. Soyons pratiques, buvons Pepsi et bâtissons des gratte-ciels à ne savoir qu’en faire. Ils rendent notre nuit plus noire avec leurs paroles mortes. Je tourne autour du pot, Michèle. Tu as ressuscité mes rivières étincelantes (oh ! ce bleu si pur, insoutenable), tu as accroché des guirlandes à mes étoiles. Je m’exprime gauchement, naïvement, et cela est délicieux que de ressentir des choses que l’on devine à jamais au-delà de toute parole. Imagine qu’après des années dans une caverne, tu sortes en pleine lumière : tu aurais mal aux yeux. J’ai mal à tout mon être. Jeune homme romantique, fleur à la boutonnière ? Mon amour n’emprisonne pas, il ne torture pas. Il bondit et chante. L’amour que j’ai pour toi est capable de tout, y compris de me détruire.
Malgré l’oreiller, les trompettes déchirèrent mes tympans. L’immeuble vibrait, parcouru par la bous culade des locataires. Sur la tenture tombaient lente ment des violettes. Une lumière m’aveugla derrière mes paupières closes, et je protégeai mes yeux avec mes mains. Au lever du jour, je quittai ma chambre sans refermer la porte. Dans le square, des pigeons s’envolèrent. Mes souliers s’emplissaient des gravats des ruines. Une auto avait flambé dans une vitrine fracassée. Comme je renversais la tête pour boire du gin, je vis que le soleil flamboyait au-dessus de moi, avec l’air de m’épier. Dans le cimetière, des soutiens gorge claquaient aux branches des peupliers. « Ils l’ont eue, leur résurrection de morts, pensai-je. Le divin berger a parqué ses moutons. Qu’ils broutent en paix. Seulement moi, quand je descendrai sous terre, je dormirai tranquille pour toujours. »
La pensée verbale n’est pas continue, ni conti nuelle. Parce que nous n’en sommes pas conscients, nous nous identifions à elle.
Quoi de plus rare que la pleine lune au creux de la main ; de plus léger que le souvenir du vent ; de plus insaisissable qu’un enfant sur une balançoire, sinon l’instant présent ? Des milliards de fois les chênes ont jauni, il reste une pluie infinie à recevoir. Nous nous cachons entre la vie et la mort du soleil. L’herbe que je foule se souvient du pas des cadavres. J’ouvre mon poing. Qui peut en dire autant ? Le chat tigré se tient toujours sous ma fenêtre, même mort. Les rivières ne se déversent nulle part.
Encore quelques heures perdues à chercher le « lieu et la formule » qui échappent constamment à ma pensée. J’ai allumé un cigare pour calmer mes nerfs. La radio diffuse une symphonie. Je me vois avec mes lunettes d’écaille, ma barbe hirsute, mes petits frissons poétiques qui aboutissent à des bâillements. Je me déteste. Voilà tout le problème. Je me «sens» trop. J’ai des sentiments à mon endroit, comme pour quel qu’un d’autre. Entre moi et le monde, il y a moi.
Celui qui songe au suicide voit une issue à son malheur. Le vrai désespoir n’a pas le visage de Werther, mais celui du facteur qui accomplit fidèlement sa tournée après trente ans de service.
Le serin éclate dans un trille qui le délivre. Son chant qui appelle la femelle est déclenché par le bruit de la chaudière à mazout et le grondement des autos. Je pense à ces femmes qui décorent avec un goût très sûr un appartement que jamais personne ne visitera, à toute la tendresse gaspillée. La haine fait mouche à tout coup.
De retour d’une semaine à la campagne. J’ai décidé de redonner à mon écriture son objectif de départ : détruire en moi l’être inauthentique. Heidegger : « Le langage doit découvrir ce qui ne se manifeste pas par soi-même. » On ne saurait mieux dire. Une large part de moi reste cachée, me faisant signe par différents symptômes, malaises, etc. Elle n’apparaît pas au pur regard contemplatif, qui doit s’attacher pendant la méditation à dégager le monde des phénomènes et à suspendre l’écoulement du temps. Or la méditation ne peut saisir ce qui se dessine au fil des années, par répétitions d’images, d’événements ; elle ne peut mettre en lumière mon histoire, ni celle des autres. Cette tâche appartient au langage. Les héros luttent contre le destin, qui s’écrit dans l’inconscient plutôt