Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Les torrents de l’espoir
Les torrents de l’espoir
Les torrents de l’espoir
Livre électronique461 pages40 heures

Les torrents de l’espoir

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

La vallée du Richelieu, Bas-Canada, 1837. Au cours d'une escarmouche avec des soldats de l'Empire britannique, le père de Stéphane Talbot, ardent républicain, disparaît, laissant derrière lui une famille désemparée et sans le sou – le moulin familial est en ruine – et un fils animé d'une haine féroce envers les Anglais et surtout envers Henry Blake, l'officier responsable de cette destruction. Stéphane n'est donc pas heureux de la liaison entre le soldat irlandais Mervynn Parker et Catherine, sa mère. Jusqu'au jour où Mervynn a été envoyé en Chine avec son régiment. Catherine, démunie, est obligée de travailler comme bonne tandis que Stéphane s'engage sur les bateaux à vapeur du Saint-Laurent. Lors d'une escale à Montréal, il rencontre Gustave Hamelin, un ingénieur qui vient d'être engagé par Henry Blake, l'ennemi juré de Stéphane : il contrôle La Montreal Gas and Light. Les deux hommes se retrouvent face à face… Les Torrents de l'espoir est une superbe saga historique, pleine de souffle et d'exotisme, écrite par l'un des meilleurs romanciers du Québec, deux fois lauréat du Prix du Gouverneur général, le Goncourt canadienl.

LangueFrançais
ÉditeurCogito
Date de sortie13 avr. 2022
ISBN9798201121631
Les torrents de l’espoir

En savoir plus sur Pierre Turgeon

Auteurs associés

Lié à Les torrents de l’espoir

Livres électroniques liés

Mystère historique pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Les torrents de l’espoir

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Les torrents de l’espoir - Pierre Turgeon

    The_Torrents_of_Hope_(New_French).jpg

    Pierre Turgeon

    Les torrents

    de l’espoir

    Roman

    DU MÊME AUTEUR

    ROMANS

    Faire sa mort comme faire l’amour, Éditions du Jour, 1969; Quinze, 1978; collection «10/10», 1981.

    Un deux trois, Éditions du Jour, 1972; Quinze, 1978; collection «Bibliothèque Québécoise», 1992.

    Prochainement sur cet écran, Éditions du Jour, 1974; Quinze, 1980; VLB éditeur, collection «Le Courant», 1989.

    La première personne, Quinze, 1980 (Prix du Gouverneur général); collection «10/10», 1981; collection «Bibliothèque Québécoise», 1992.

    Le bateau d’Hitler, Boréal, 1988.

    Un dernier blues pour octobre, Libre Expression, 1990.

    Les torrents de l’espoir, Libre Expression, 1995

    Jour de feu, Flammarion, 1998

    ESSAIS ET ÉTUDES

    Fréquentations, l’Hexagone, 1991.

    La Radissonie: le pays de la baie James, Libre Expression, 1991 (Prix du Gouverneur général).

    CARNETS

    En accéléré, Leméac, 1991.

    THÉÂTRE

    L’interview, Leméac, 1972 (premier prix du Concours des œuvres dramatiques de Radio-Canada).

    ŒUVRES HISTORIQUES

    Les bâtisseurs du siècle, Lanctôt éditeur, 1996, (Prix Percy-Foy)

    Canada : une histoire populaire, tome 1, Des origines à la confédération (En collaboration avec Don Gilmore), Fides, 2000

    Le Canada : une histoire populaire, tome 2, de la confédération à nos jours (En collaboration avec Don Gilmore), Fides, 2000

    À mon grand-père, Joseph-Napoléon Sicard.

    Je ne sais pas, lune du fleuve, sur quels hommes tu as resplendi; Je ne vois que le fleuve dont les eaux se suivent sans trêve.

    Tchang Jo-hui (fin du VIIe siècle)

    TABLE

    DU MÊME AUTEUR

    Prologue

    Première partie

    1

    2

    3

    4

    5

    6

    7

    8

    9

    Deuxième partie

    1

    2

    3

    4

    5

    6

    7

    8

    9

    10

    Troisième partie

    1

    2

    3

    4

    5

    6

    7

    8

    9

    Prologue

    Un fleuve prenait sa source au pays d’Éden et irriguait le jardin.

    Genèse 2,10.

    La rivière Jacques-Cartier a ensorcelé les étés de mon enfance. Elle prend sa source dans les montagnes au nord de Québec, serpente à travers une vallée encombrée de blocs erratiques, creuse des fjords dans les sols friables de Pont-Rouge, puis rejoint le Saint-Laurent à Donnacona, à trente kilomètres en amont du cap Diamant.

    Il y a quelque temps, j’éprouvai le besoin de retrouver la rivière et la maison de campagne de Saint-Gabriel-de-Valcartier que ma famille avait quittées pour n’y plus revenir. J’avais cessé de croire que le bonheur exigeait qu’on fuie son passé. Après une absence de quarante ans, rien ne semblait avoir changé dans le paysage rocailleux, hérissé de grands sapins d’un autre âge. Mais les souvenirs imprécis d’un enfant de six ans ne m’aidaient guère à localiser un paradis perdu dont je ne savais même pas s’il existait encore.

    Dix fois, au détour de la route ou du haut d’une colline, je crus reconnaître la vaste maison où j’avais été si heureux. Je ne possédais qu’un point de repère: le barrage que mon grand-père avait fait construire et qui se trouvait à cinq minutes de marche de sa propriété. J’avais la certitude qu’au pied de cette redoutable muraille de béton se blottirait encore la centrale qui électrifiait autrefois la ville de Québec.

    Après des heures d’errance, je tombai enfin sur un pont ferroviaire où, enfant, j’étais souvent allé jouer avec mes cousins. À la gauche du pont, un panneau annonçait une propriété à vendre ou à louer. Je poussai la barrière qui défendait l’accès d’un chemin de gravier et je descendis une côte abrupte.

    J’espérais un miracle, mais le temps avait brisé les icônes de mon enfance. Une villa de style californien avait remplacé l’ancienne demeure aux bardeaux foncés et aux fenêtres étroites, et on cultivait un potager là où mon grand-père avait joué au croquet avec des ministres.

    Personne ne répondit à mes appels. Je dévalai la pelouse jusqu’à la rivière. Ayant relevé mes jeans, j’enlevai mes espadrilles et m’avançai un peu dans l’eau fraîche de la Jacques-Cartier. À travers le murmure de la rivière, je crus entendre des voix lointaines.

    Je me souvins du curieux visiteur que mon grand-père avait reçu à l’automne 1940. Une voiture s’était arrêtée au bas de la côte. Elle arborait l’emblème de l’armée de l’air ainsi que le sigle de la Royal Canadian Air Force. Un chauffeur ouvrait la portière à un inconnu vêtu d’une cape de tweed. Je voulus, à mon habitude, courir vers le nouvel invité, mais mon grand- père me retint par la manche pour que j’attende avec lui, près du tas de feuilles mortes que nous venions de ramasser. Sortie pour observer la scène, ma grand-mère rentra en claquant la porte de la cuisine. L’inconnu s’avançait d’un pas hésitant. Sous le rebord du chapeau, des yeux bleus et jeunes contrastaient avec le visage ridé, aussi impassible qu’un masque. Ce vieillard m’effrayait et je me tournai vers mon grand-père.

    Mais lui non plus, en cet instant, n’avait rien de rassurant. Une violence retenue contractait ses épaules et ses avant-bras.

    Les deux hommes se saluèrent par leur prénom, mais sans se serrer la main.

    «Normand.

    − Michael», répondit mon grand-père.

    Les deux hommes s’avancèrent sur le ponton où était amarré un canot à moteur. Une discussion violente s’engagea, dont la brise m’apportait parfois des mots anglais que je ne comprenais pas. L’autre menaçait et mon grand-père répliquait d’un ton dur. Des années plus tard, j’apprendrais que ce vieillard irascible contrôlait des centaines de banques, d’usines et de mines, qu’il faisait et défaisait les gouvernements. Il aimait s’entourer de mystère. On ne savait presque rien de lui, mais on le détestait. À preuve: quand on annonça sa mort, lors d’un match de base-ball au parc De Lorimier, la foule applaudit à tout rompre.

    Parker possédait presque tout, mais il voulait exercer un monopole absolu en asservissant toutes les rivières du Québec, du moins toutes celles qui pouvaient faire tourner ses turbines de façon rentable. Cette ambition, il l’avait presque réalisée au moment où il rendait visite à mon grand-père. Elle était à l’origine de sa fabuleuse richesse: dans un pays sans pétrole, sans gaz ni charbon, on dépendait de l’énergie des rivières pour se chauffer et s’éclairer.

    Depuis près d’un demi-siècle, mon grand-père, ainsi que quelques autres, luttait contre son empire. Il avait dû abandonner les marchés les plus lucratifs, dont celui de Montréal. Mais autour de Québec, avec des centrales sur la Jacques-Cartier et à la chute Montmorency, des actionnaires à Boston et à New York, il avait établi une forteresse qui résistait: la Quebec Power.

    Parker avait appris à tolérer ce corps étranger qui lui servait d’alibi chaque fois que ses adversaires évoquaient la promulgation contre lui des lois antitrust. Mais, en ce début de guerre, alors qu’il se dévouait de nouveau pour le salut de l’Empire, reprenant du service avec le grade honorifique de général de réserve, le mot de nationalisation avait recommencé à circuler au Parlement. Parker venait de découvrir que mon grand-père n’était pas étranger à cette agitation. Normand Talbot ne se contentait plus de démontrer qu’un Canadien français pouvait diriger une société hydroélectrique sans que les rivières renversent leur cours. Convoqué par une commission d’enquête, il avait osé contredire les chiffres fournis par la Montreal Light Heat and Power: à son avis, elle produisait son électricité à un coût trois fois moindre que celui qu’elle déclarait au gouvernement. Mais la rage de Parker éclata vraiment quand il tomba sur un document confidentiel qui suggérait de nommer Normand Talbot président de la future société nationale d’électricité.

    J’ignorais tout de ces événements, bien sûr, tandis que je grimpais sur le marchepied pour épier l’intérieur de la voiture, où dormait un énorme chat noir sur la banquette arrière. Je ne savais qu’une chose: mon grand-père était un dieu. Pour élever ainsi la voix contre lui, il fallait un suppôt du diable, sinon Satan lui-même.

    La discussion se termina aussi abruptement qu’elle avait commencé. Mon grand-père resta sur le ponton. Arrivé à ma hauteur, Parker s’arrêta, à bout de souffle. Il se pencha vers moi et murmura mon prénom en me tendant la main. J’obéis à l’injonction muette et mes doigts se retrouvèrent un instant prisonniers d’une paume géante et rugueuse. Parker sourit et je découvris dans ce visage flétri des yeux étrangement familiers. Il me posa une question, puis, devant mon incompréhension, la répéta en français: «Où est Pam?» Il me fallut un moment pour saisir qu’il parlait de ma grand-mère, que personne n’appelait ainsi, sauf parfois son mari avec une tendresse ironique. Je lui montrai la maison: un store s’abaissa, comme une paupière qui se ferme. Parker secoua la tête tristement et s’éloigna vers la voiture.

    Je crois que j’aurais oublié cette visite si elle n’était liée indissolublement pour moi à la fin de nos étés sur le bord de la Jacques-Cartier. Le soir même, mon grand-père annonça que nous rentrions à Québec. Cette décision n’avait en soi rien d’extraordinaire, car nous avancions dans l’automne. Mais quand je me retournai vers notre cottage, le lendemain matin, juste avant de monter en voiture, je le contemplai pour la dernière fois.

    Je tournai le dos à la maison californienne et je longeai la rive, en direction du barrage. Le croassement des corneilles m’accompagnait, comme si elles avaient voulu se prévenir entre elles du retour de leur ancien ennemi: autrefois, je les pourchassais avec ma fronde. J’aperçus bientôt à ma gauche un énorme tuyau d’acier: c’était la conduite forcée qui amenait l’eau de la rivière jusqu’aux turbines, plus bas. Pour retrouver la centrale, il ne me restait plus qu’à suivre ce serpent métallique. Mais, au sortir de la forêt, je ne découvris que le vide là où se dressait autrefois le «pouvoir» de béton et de briques qui, le long de ses lignes de cuivre, lançait vers Québec une foudre de vingt-quatre mille volts. On n’avait pas simplement démoli, mais soigneusement rasé, puis évacué tous les matériaux des bâtiments.

    − C’est à vous, l’auto devant chez moi?

    Je me retournai en sursaut: à l’orée du bois, un blond filiforme tapotait avec une branche morte la jambe droite de ses jeans.

    − Oui. J’aimerais louer la propriété. Je venais ici à l’époque du barrage.

    − Il y a longtemps, alors. Depuis qu’on l’a démoli, les saumons ont recommencé à remonter la rivière. Vous pêchez?

    − Non. Je construis des barrages. Il fit une grimace.

    − Oh! mais rassurez-vous. Au Brésil, en Inde, très loin d’ici.

    Il m’invita à prendre un café chez lui et se présenta: Alexandre O’Donnell, ingénieur en aéronautique à la base de Valcartier. La fin de la menace soviétique avait mis un terme aux recherches en balistique et il avait trouvé un nouvel emploi à Phoenix. Il devait partir à la fin du mois.

    Il ne me demanda mon nom qu’au moment de signer le bail.

    − Talbot? Êtes-vous parent avec les anciens propriétaires?

    − C’étaient mes grands-parents.

    − Dans ce cas, j’ai quelque chose à vous remettre.

    Je l’accompagnai au sous-sol: là, sur un établi, s’entassaient une dizaine de cartons débordant de paperasses. En démolissant l’ancien cottage, deux ans plus tôt, les ouvriers étaient tombés sur ces documents, dissimulés sous les combles. Un rapide examen avait permis à O’Donnell de constater qu’il s’agissait d’archives datant parfois du siècle précédent: lettres, journaux intimes, documents officiels, coupures de journaux.

    − J’ai fini par comprendre que cela appartenait à la famille qui avait bâti la maison. Mais personne dans le comté ne savait comment vous joindre. Alors...

    Il me proposa de laisser les documents où ils étaient: je pourrais les consulter à mon arrivée, à la fin du mois. Mais je préférai les emporter immédiatement. Je brûlais tellement de les examiner qu’au lieu de rentrer à Montréal, je louai une chambre dans un hôtel tout près.

    Je passai une semaine à lire, ne sortant de ma chambre qu’au moment des repas. Les morceaux du puzzle étaient là, devant moi; il me faudrait beaucoup de patience pour les assembler, mais, au bout du compte, je saurais enfin pourquoi Parker était devenu l’homme le plus riche du pays, comment mon grand-père lui avait résisté pendant un demi-siècle et pourquoi mon père était mort, durant l’hiver 1941, aux commandes de son Spitfire qui survolait en rase-mottes les sables du désert libyen.

    Mais c’est la rivière qui m’a décidé à raconter cette histoire. Un soir, assis devant elle, j’eus le sentiment qu’elle me disait de tout oublier, que le cours du temps est aussi irréversible que le courant. Je ne sais quelle révolte me saisit: j’éprouvai le besoin d’arrêter, ne fût-ce que quelques heures, ce courant qui nous entraîne irrésistiblement vers la chute. Je décidai de bâtir moi aussi un barrage, non pas de briques et de béton, mais de mots.

    Première partie

    1

    À dix ans, Stéphane Talbot avait peur de la foudre produite, croyait-il, quand Belzébuth frappait de sa fourche le mont Rougemont et en arrachait des éclairs. Comme les étés sont particulièrement orageux dans la vallée du Richelieu, il courait fréquemment se cacher dans la cave du moulin familial. Un jour d’août 1837, son père décida de le guérir de ces frayeurs. Il le prit par la main et sortit sous de gros nuages noirs. Tournant le dos à la roue à godets, ils suivirent le canal du moulin jusqu’aux rapides, au bout du terrain en pente. On distinguait clairement sur l’autre rive les ruines d’un fort français, qui avait servi à verrouiller le Richelieu là où il s’élargissait pour former le bassin de Chambly.

    Cheveux et barbe blanchis par la farine, Pierre-Amédée Talbot semblait plus âgé que ses trente-deux ans, mais le vent, en lui nettoyant le visage, le rajeunissait à vue d’œil. Le tonnerre gronda au loin, comme si le ciel se raclait la gorge. L’enfant fit un pas de côté pour rentrer, mais son père le retint par la main. Loin vers l’ouest, un éclair dessina une branche de feu. Pierre-Amédée se mit à compter d’une voix forte. À cinq, une détonation sèche leur parvint.

    − Tiens, la foudre est tombée à Montréal.

    Intrigué, Stéphane demanda à son père comment il pouvait le savoir.

    − Parce que le son a mis cinq secondes à nous parvenir.

    Regarde!

    Un autre éclair venait de s’imprimer au-dessus de l’horizon, vers l’est.

    − À toi de compter!

    L’enfant avait à peine prononcé le chiffre deux qu’un roulement sourd leur déchira les tympans, obligeant Pierre-Amédée à crier:

    − Et là, c’est tombé où?

    − À Saint-Charles?

    − Non. Plus près. À Saint-Hilaire. Et à présent?

    Tandis que le bombardement continuait, Stéphane se prenait au jeu, oubliant sa frayeur et la pluie qui commençait à mitrailler. Pourtant, il ne put retenir un cri devant une boule de feu toute proche. Aveuglé, il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, il se trouva nez à nez avec son père, accroupi devant lui. Les cheveux mouillés de Pierre-Amédée lui tombaient sur le front, sa barbe dégoulinait sur son tablier de toile.

    − Si tu vois un éclair, c’est qu’il est déjà fini, comme s’il avait éclaté il y a mille ans. Il ne peut pas te toucher. Tu comprends?

    Stéphane se sentait emporté par une étrange ivresse: tant qu’il pourrait mettre la distance de quelques chiffres entre la foudre et lui, les périls du monde accuseraient un irrémédiable retard.

    L’orage s’éloignait vers la frontière américaine. À travers des éclaircies, le soleil enfonçait ici et là des piliers de lumière dans la vallée encore obscure. Au milieu du silence retrouvé, s’éleva le grincement obstiné de la meule, comme un rappel à l›ordre.

    − Rentrons! dit le père.

    Ils remontèrent vers le moulin, rectangle trapu de pierres grises qui, avec son infatigable roue hydraulique, évoquait pour Stéphane ces steamers qui venaient de faire leur apparition sur le Richelieu.

    − La rivière travaille pour nous! s’écria le père. Mais le bon roi nous a demandé quelque chose en échange de notre seigneurie.

    Ce bon roi, Stéphane le savait, n’était pas celui des Anglais qui régnait sur les Canadas, mais celui d’avant, qui parlait la même langue qu’eux.

    − Nous ne devons pas seulement moudre le blé des habitants, ce qui n’est pas très dur, parce que la rivière s’en charge. Nous devons aussi donner l’exemple du courage, et ça, il faut le faire tout seuls.

    Stéphane comprit que son père, aujourd’hui, avait tenté de le guérir d’une lâcheté qui l’aurait rendu indigne de la seigneurie ancestrale. Il l’avait fait gentiment, sans lui adresser un seul reproche ni l’humilier.

    La poitrine de l’enfant se gonfla d’amour. Il espérait prouver que la leçon avait porté ses fruits. Lors de l’orage suivant, Stéphane sortit se promener sous la pluie. Devant les supplications de sa mère qui craignait pour sa vie, il finit par rentrer, détrempé. Quand Pierre-Amédée revint du village et que sa femme lui conta cette folie, il se contenta d’esquisser un sourire complice.

    À l’automne de cette même année, le lieutenant général Colborne ordonna diverses manœuvres militaires pour calmer les rêves républicains qui risquaient de coûter à la Couronne d’Angleterre ses dernières possessions en Amérique du Nord. Ainsi, à l’aube du 20 novembre, deux détachements de vingt-cinq hommes quittèrent le fort de Saint-Jean et entreprirent de monter vers le nord. Chacun d’eux longerait une rive du Richelieu, puis ils se rejoindraient le soir à Chambly, dont ils renforceraient la garnison en attendant de nouveaux ordres de marche.

    La première colonne suivit la route de halage du futur canal de Chambly. Depuis l’abandon des travaux, faute de fonds, en 1834, la voie d’eau rêvée par les autorités n’était plus qu’une interminable tranchée boueuse qui avait fait prospérer des milliards de moustiques davantage que la région de Saint-Jean. La seconde expédition devait traverser le Richelieu sur ce qu’on appelait le pont blanc. Cette opération, simple en apparence, subit plus d’une heure de retard parce que le commandant du détachement, le colonel William Antony Bowering, n’arrivait pas à s’entendre avec Henry Blake, qui avait construit à ses frais le pont de bois blanchi à la chaux menant à Iberville. Par l’imposition d’un péage, Blake entendait que cette entreprise restât rentable et il n’avait pas l’intention de consentir le moindre rabais aux autorités militaires.

    Pressé par le temps, par la vue de ses hommes qui piétinaient sous la pluie, Bowering dut accepter les conditions exorbitantes du commerçant, d’autant que le gouverneur n’avait toujours pas investi l’armée de pouvoirs spéciaux. Mais Blake refusa le billet à demande qu’on lui proposait, en arguant que, ces jours-ci, les papiers du gouvernement du Bas-Canada lui servaient de torche-culs. Le colonel songea furtivement à lui brûler la cervelle, mais il finit par offrir à même son gousset la moitié de la somme, soit quatre livres et onze shillings.

    Après avoir longuement fourragé sa grande barbe noire, bouclée comme celle d’un Assyrien, Blake consentit à ce rabais, pourvu qu’il pût participer à l’expédition en sa qualité de sous-officier de réserve de l’Artillerie royale. Et il voulait emmener avec lui ses hommes et son canon, «pour montrer à ces bâtards comment on se sert d’une pièce de douze livres».

    La semaine précédente, des patriotes à qui Blake refusait le passage sur son pont s’étaient emparés du canon posté près de la guérite de l’entrée et l’avaient pointé vers leurs adversaires. Le vieil obusier n’avait pas servi sur un champ de bataille depuis la guerre de 1812 contre les Américains, mais il fonctionnait parfaitement: ses charges à blanc servaient à prévenir les clients du pont qu’on allait bientôt lever la partie mobile de la travée pour permettre le passage d’un voilier. Devant la gueule noircie, prête à cracher le gravier dont les patriotes l’avaient chargée, Blake et ses employés avaient déguerpi.

    Le commerçant brûlait de venger cette humiliation. Le colonel n’y vit pas d’inconvénient, à condition qu’on ne tirât pas sans son ordre. Le détachement put enfin traverser le Richelieu et avancer sur la route riveraine, boueuse et glissante. Un escadron de la Cavalerie volontaire ouvrait la marche devant des fantassins d’un régiment des Royaux. À l’arrière-garde, le corps d’artilleurs volontaires − six employés de Blake − traînait péniblement son canon et des caissons de munitions sous la protection de quelques dragons de la Reine.

    De la neige fondante virevoltait et brouillait la vue. «Cette saloperie est plus insidieuse que la bruine de Dublin», pensa le sous-lieutenant Mervynn Parker, qui sentait couler sur son échine le gros flocon qui lui avait éclaté sur la nuque, entre son casque de cuivre et le col rigide de sa tunique rouge chamarrée d’or. Son visage osseux, avec des yeux gris embusqués sous des arcades sourcilières fortement accusées et un nez en bec, n’offrait pas la finesse de la beauté, mais séduisait par la vivacité d’esprit et la générosité qu’il exprimait.

    Parker maudissait son affectation dans ce coin perdu de l’Empire, aussi dépourvu d’aventures que de fastes exotiques, et qui lui semblait incarner le comble de la bâtardise: ni anglais ni français, ni révolté ni soumis, le Bas-Canada n’arrivait pas plus à faire voter un budget par ses représentants élus qu’à sortir des limbes de l’inexistence. Et maintenant, la province tout entière parlait d’une guerre qui n’en serait pas une, où les soldats qui risqueraient leur vie n’obtiendraient ni gloire ni argent, mais tout au plus une terre inculte et rocailleuse à défricher près de la frontière américaine. Parker comprenait ceux de ses hommes qui désertaient et s’enfuyaient aux ÉtatsUnis. Quant à lui, il se consolait à l’idée qu’il obtiendrait, à force d’en faire la demande, d’être posté en Inde, ou n’importe où ailleurs.

    − Voilà un pays où vous, les soldats de métier, n’avez pas fini votre travail, dit d’un ton de reproche l’artilleur-chef Blake qui chevauchait à ses côtés et qui cherchait visiblement à faire sa connaissance.

    Devant l’air dubitatif de Parker, Blake ajouta:

    − Oh! vous avez battu les Français, mais en leur laissant leurs terres et leurs cours d’eau, leurs églises et leurs écoles, leurs évêques et leurs seigneurs. Peut-être eût-il mieux valu que vous perdiez? À mon départ de Manchester, mon père m’a dit que je débarquerais en pays conquis. Quelle blague! Tout reste à faire, comme en Irlande, si vous voyez ce que je veux dire.

    − Oui, tout à fait.

    Reconnaissant l’accent de Mervynn, Blake fronça ses sourcils broussailleux: l’Empire en était-il vraiment rendu à devoir compter sur des soldats irlandais pour le défendre? En tout cas, il resterait toujours les authentiques volontaires britanniques du Doric Club pour se battre jusqu’à la mort. Ses employés et lui sacrifiaient une partie de leur repos du dimanche à promener un canon dans les campagnes pour s’initier à tous les secrets de l’artillerie moderne. Et lui, qu’on accusait de visées purement mercantiles, fournissait gratuitement à ses hommes la poudre noire nécessaire aux exercices de tir. Des esprits mesquins insinuaient que cette poudre, destinée aux travaux du canal, Blake l’aurait perdue de toute façon, puisque le chantier était fermé depuis trois ans et ne semblait pas prêt de rouvrir. L’entrepreneur sourit à l’idée qu’aujourd’hui, il aurait peut-être le bonheur de mitrailler ces patriotes du Conseil législatif qui refusaient de voter la moindre livre sterling au gouverneur et à son administration, et qui bloquaient ainsi l’achèvement de la voie d’eau qui devait assurer sa fortune.

    Derrière les deux cavaliers, le policier Paul Leclerc semblait dormir, affalé au fond de son cabriolet dont la capote noire le protégeait de la pluie et des regards indiscrets. Officiellement, il commandait cette expédition qui lui permettait, au besoin, d’utiliser la force pour effectuer les arrestations décrétées par le gouverneur. En fait, il se contenterait de montrer du doigt les patriotes de la région et, au besoin, d’agir comme interprète. Les soldats feraient le reste. Pour souligner l’insignifiance de son rôle, Leclerc se taisait obstinément et entretenait à coups de gin la profonde stupeur où il avait plongé depuis le départ de Saint-Jean.

    Les hommes dérapaient sur un tapis de feuilles mortes couvertes de givre. Le tocsin cessa, qui leur arrivait de l’église de Saint-Damien, toute proche. Quand ils pénétrèrent dans le village, ils le trouvèrent silencieux, déserté par ses habitants. Leclerc, qui ne tenait plus que d’une main très lâche les rênes de son attelage, ne put donc y arrêter aucun des rebelles. L’expédition punitive se transformait en promenade dominicale, à la satisfaction du colonel Bowering, pressé de rejoindre le fort de Chambly. Là, outre la protection des murailles, il trouverait de calmes vétérans de l’Empire.

    Le colonel considérait le flegme comme une des principales vertus militaires. S’il devait livrer bataille aux patriotes, il voulait que ce fût avec la plus faible proportion possible de ces volontaires à l’esprit échauffé qui composaient la moitié de ses effectifs actuels.

    − Alors, vous êtes catholique! dit le commerçant. Parker se tourna vers son compagnon.

    − Catholique? finit-il par dire. Je ne crois pas, non. Anglican, comme toute ma famille depuis Cromwell.

    Blake conclut que le sous-lieutenant descendait d’un de ces Casques d’acier qui avaient brisé la révolte irlandaise au XVIIe siècle. Mis en confiance, il devint bavard. On en était déjà au milieu de l’après-midi. L’armée venait de dépasser, sur sa gauche, l’île de Sainte-Thérèse, et s’approchait des rapides de Fryar, bouillonnants et caillouteux. «The Rapids are near and the daylight’s past», fredonna Parker.

    − Pour bien écraser cette révolte, dit l’artilleur-chef, il suffirait qu’une canonnière bombarde les rives. Comme toute la population s’entasse au bord de deux ou trois rivières, cela réglerait le problème.

    − C’est une solution de boucher, pas de soldat, dit Parker avec une grimace de dégoût.

    Insulté, l’autre n’ouvrit plus la bouche. Et Mervynn Parker eut bientôt le plaisir de devoir galoper, sur un signe du colonel, loin de son importun compagnon. Bowering lui montra quelques cavaliers qui les suivaient de loin, à la lisière de la forêt.

    − Ramenez-moi des prisonniers, monsieur Parker! Une fois au fort, nous procéderons à quelques interrogatoires.

    − Mais, colonel, mes hommes ne connaissent pas plus que moi la région et nous risquons de nous perdre dans ces bois.

    − Ne vous en faites pas: vous aurez un guide.

    Bowering fit un léger signe de la main et un cavalier se détacha de l’avant-garde pour les rejoindre. Vêtu d’une veste de drap vert et coiffé d’un canotier noir à très large bord, le jeune homme d’environ vingt ans regardait Mervynn droit dans les yeux, avec cette insolence particulière aux civils, accentuée par cet air de défi tranquille qu’arboraient presque tous les éclaireurs iroquois au service de l’armée britannique.

    − Cet homme nous est recommandé par le chef de Kahnawake, dit le colonel.

    Fraîchement débarqué de Grande-Bretagne, Parker n’aimait pas beaucoup l’idée de confier le sort de son peloton à un Peau-Rouge. Cruels et traîtres, voilà comment ses maîtres d’école décrivaient les Amérindiens, à l’école militaire de Westwich. Ils faisaient pourtant une exception à cette règle, justement pour les Iroquois, qui s’étaient toujours comportés en fidèles alliés de la Couronne depuis qu’ils avaient échangé le wampum de l’amitié avec George V. Leur appui était resté indéfectible, même durant les revers anglais contre la jeune république américaine.

    Incapable d’exprimer directement sa méfiance, Mervynn se rabattit sur un prétexte.

    − Nous sommes un peu loin de son village. Je doute qu’il connaisse bien ce pays-ci.

    L’éclaireur répondit lui-même, et dans un anglais fort passable.

    − Savez-vous comment les Français appelaient le Richelieu? La rivière aux Iroquois. Parce que c’était toujours par ici que nous arrivions pour leur faire la guerre. Et il se tut, comme si cette explication suffisait à réfuter les objections de l’autre.

    − Comment vous appelez-vous? demanda Parker.

    − Jean-Baptiste Téhostoseroton. Mais vous, les Anglais, vous n’êtes pas capables de prononcer ce nom. Alors, appelez-moi Big John, comme font les autres.

    − Téhostoseroton? dit Mervynn avec un sourire et sans omettre une seule syllabe. Mais pourquoi Jean-Baptiste?

    Parker ne put retenir un sourire.

    − Alors, comment devrais-je vous appeler?

    − J’ai pris l’habitude d’assommer ceux qui me désignent sous le sobriquet de La Plume.

    − Merci de me prévenir! Alors, j’ai fait mon choix. Je vous appellerai Téhostoseroton, puisque je suis apparemment le seul Anglais à pouvoir le prononcer et que celui de Big John me semble un peu trop évident.

    L’Amérindien sourit devant cette allusion à sa taille, qui était difficile à évaluer tant qu’il restait en selle, mais qui devait être gigantesque: ses mocassins, qu’il négligeait de passer dans les étriers, frôlaient presque le sol.

    − Alors, monsieur Téhostoseroton, montrez-nous pourquoi cette rivière portait jadis le nom de votre peuple.

    Parker salua le colonel et lança son escadron à la poursuite de ces paysans qui voulaient jouer aux soldats. Combien étaient-ils, en fait? Difficile à dire de cette distance. Au moins une trentaine, soit deux fois plus que son détachement, mais armés de mousquets du siècle passé, de fourches et de sabres rouillés de l’infanterie française. Pour l’instant, ces cavaliers tentaient de distancer Mervynn et son groupe en suivant la route le long de la rive, mais ce serait peine perdue avec leurs lourdes montures plus faites pour les labours que pour le galop.

    Une élévation de terrain masqua les Canadiens français. Leurs poursuivants passèrent un pont de pierre qui s’arquait au-dessus d’un affluent du Richelieu. Quand ils arrivèrent au sommet de la butte et que leur regard porta de nouveau jusqu’à l’horizon, ils constatèrent avec dépit que la troupe des fuyards avait disparu du chemin, manifestement pour s’enfoncer dans la forêt sur la droite. De sa cravache, Mervynn Parker fit signe à leur guide de s’approcher.

    − Alors, monsieur Téhostoseroton, nous allons pouvoir vérifier à présent si vous connaissez ces forêts aussi bien que les Canadiens.

    L’iroquois chevaucha lentement, les yeux baissés sur les champs de maïs fauchés au ras du sol, cherchant les indices qui lui permettraient de déterminer où exactement les patriotes avaient obliqué vers l’épaisse forêt. Des halos rouge et jaune subsistaient encore dans la masse sombre des arbres dénudés. Mervynn ordonna à ses hommes de mettre pied à terre pour donner un peu de repos aux chevaux. Lui-même s’assit sur un rocher moussu et enleva son casque dont le cuivre avait refroidi au point de le brûler là où il lui touchait la peau, sur la nuque.

    C’est alors qu’il remarqua le moulin à eau qu’ils avaient dépassé tout à l’heure, après le pont, sans qu’il lui eût accordé la moindre attention. La majestueuse roue à aubes se reposait, tout comme eux. Elle attendait déjà que le printemps, six mois plus tard, lui redonne l’impulsion de ses eaux trépidantes par le biais d’un canal de bois monté sur des pilotis, lequel faisait dériver vers elle le petit affluent du Richelieu. Prolongeant et dépassant d’un étage le moulin proprement dit, la maison du meunier dressait son épaisse façade de pierres et ses trois rangées superposées de fenêtres sous un toit d’ardoise à double pente.

    Cette demeure semblait ancrée là depuis toujours, aussi solide que le reste du paysage rocailleux dont elle se distinguait à peine. Mais aussi, paradoxalement, elle donnait l’impression d’avancer, mue de l’arrière par sa grande roue comme un vapeur, mais se déplaçant à travers le temps plutôt que dans l’espace. Celui qui possédait une telle maison ne devait pas connaître l’angoisse des nomades et éphémères cavaliers, que le moindre revers du vent ou de la fortune dissiperait à jamais de la surface de la terre, telle une brume matinale. Au contraire, cet indestructible navire permettrait au seigneur des lieux et à ses descendants de traverser les siècles, comme l’avaient fait leurs ancêtres.

    Sans même y penser, Mervynn sortit un carnet de la poche de sa vareuse et se mit à dessiner un croquis rapide et précis, mais sans grande valeur artistique. L’armée britannique encourageait ses officiers à produire ainsi, au hasard de leurs expéditions, des dessins qui, joints aux innombrables relevés topographiques, permettaient à l’état-major, à Londres, de planifier ses campagnes à l’étranger avec une excellente connaissance du terrain.

    Au moment où le sous-lieutenant refermait son carnet et s’apprêtait à donner l’ordre de remonter en selle, une des fenêtres du bas s’éclaira et une femme y apparut. Tenant une lampe à la main, elle s’approcha de la vitre, sans doute pour regarder au-delà de son propre reflet, vers le point d’origine des cris et des hennissements qui avaient attiré son attention. Son haleine formait de la buée sur un des carreaux et cachait ainsi, à chaque expiration, une partie de son visage, aussi serein et beau que celui des Madones du Moyen Âge que Mervynn, élevé dans les images viriles et bibliques du protestantisme, enviait secrètement aux catholiques quand il entrait dans une de leurs églises, à Dublin. Jamais il ne devait oublier cette demeure, ni surtout l’impression singulière qu’elle lui fit, avec son inconnue aux longs cheveux noirs. Peut-être était-il possible, malgré tout ce qu’il avait cru jusque-là, d’échapper à la cavalcade commune, bride abattue, vers la mort.

    − Tout le monde en selle! hurla-t-il après que Téhostoseroton, d’un grand geste du bras, eut indiqué où commençait la piste des rebelles à travers champs.

    2

    Pendant ce temps, sous la direction du colonel Bowering, les fantassins avaient poursuivi leur chemin sur la route qui s’éloignait quelque peu du Richelieu. Là où elle se resserrait entre deux rochers, on avait renversé une énorme charrette pleine de blocs de pierre. Cet obstacle barrait le chemin au canon et au cabriolet de Leclerc. Bowering laissa quelques hommes derrière, pour aider Blake et les artilleurs à nettoyer la route, et il continua avec le gros des effectifs.

    Quand on se fut frayé un chemin, le jour commençait à tomber et on était encore à une heure de Chambly. L’humeur de la troupe et de son plus haut gradé, Blake, se faisait massacrante. Bientôt un cavalier les rejoignit. Il ne s’arrêta qu’un moment, pour leur demander où se trouvait le colonel. Il annonça qu’à Saint-Denis les rebelles avaient tué un officier qui tentait de leur échapper. Puis il repartit à bride abattue.

    À cette nouvelle, une forte émotion s’empara de Blake. Il crut d’abord qu’il bouillait de rage, mais, les genoux faibles et la bouche sèche, il dut s’avouer qu’il tremblait de peur. Il en voulut à Bowering de l’avoir privé de tout soutien de cavalerie, mais surtout à cet incapable de Leclerc dont les ronflements grotesques, au fond du cabriolet, suffiraient presque à les faire repérer.

    La petite troupe entreprit de gravir une colline, du haut de laquelle l’artilleur espérait apercevoir, sur l’autre rive, la masse noire et hexagonale de la forteresse de Chambly. Mais une seule habitation se détachait, à un demi-kilomètre de là, contre le ciel nuageux que pâlissait la pleine lune. Son enceinte de pierres barrait presque la route, de l’autre côté d’un pont étroit qui enjambait un ravin. Pas de fenêtres, mais des meurtrières qui permettraient de tirer presque à bout portant sur la petite troupe quand elle serait engagée au-dessus de l’abîme.

    Blake craignait un traquenard des patriotes. Il donna le signal d’une halte, descendit de cheval et monta dans la calèche, où il entreprit de secouer sans ménagement le constable Leclerc. L’ivrogne finit par ouvrir les yeux.

    − Déjà chez les Talbot! Il faut que j’aille arrêter Pierre-Amédée.

    Blake se fit traduire ces paroles et en conclut qu’il se trouvait devant un des quartiers généraux de la rébellion. L’idée de rentrer à Saint-Jean lui effleura l’esprit, mais il la repoussa, non par crainte de désobéir aux ordres, mais parce qu’il lui faudrait alors marcher toute la nuit. En revanche, il n’arrivait pas à se résoudre à franchir ce pont où il se voyait déjà tomber, criblé de balles.

    Durant des mois, le gargouillis de l’eau, le craquement des rouages de bois, le frottement des meules avaient enveloppé et bercé Stéphane Talbot. Mais tout ce tumulte s’était arrêté brusquement, deux semaines plus tôt, quand son père avait fermé les vannes du canal, à l’approche de l’hiver. Le moulin et l’habitation qui le prolongeait ne vivaient plus comme un vaisseau en haute mer mais reposaient en cale sèche, dans une lugubre fin d’automne où l’on espérait désormais l’hiver. Pendant quelques jours, le vacarme des hommes qui emplissaient la maison et parlaient fort en fourbissant leurs armes avait dissimulé le silence ambiant qui, ce soir-là, resserrait son étau.

    Le feu ronflait dans l’âtre, où les fagots secs craquaient comme des pétards. L’enfant suivait, à la table de la cuisine, l’index de sa mère sous une phrase de l’abécédaire dans lequel il apprenait à lire, mais il ne pensait qu’à son père, parti à l’aube avec son fusil de chasse après avoir embrassé sa famille d’un

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1