ON CHERCHERAIT EN VAIN, le voudrait-on vraiment, une trace, même infime, du Dublin de James Joyce. Ici plus qu’ailleurs, l’esprit du temps, la vie liquide, s’écoule partout: elle glisse sur les grandes dalles ordonnées des boulevards comme au pied des immeubles de briques rouges, cendrées ou cognac qui longent la Liffey en direction du port. Làbas, au loin, les bâtisses géorgiennes cèdent la place aux grandes tours de verre; et les intérieurs bourgeois, qui dissimulaient jadis le luxe de leurs moulures plâtrées derrière des façades uniformes et sévères, s’exhibent dans une transparence lisse et corporate. C’est ici que les Gafam ont installé leurs sièges sociaux: grands halls vides et froids qui font de cette zone désolée, non loin du Grand Canal, le centre optimisé et abstrait de tout l’empire digital.
On peine à le croire, mais pourtant: c’est dans ce Dublin-là qu’un taxi nous emmène, à grands coups de volants frénétiques, à la rencontre de Shane MacGowan. Chanteur des Pogues dont il fut le principal parolier, MacGowan a su mêler dans ses airs de clochard céleste, troués d’illuminations poétiques, l’anarchisme punk des Sex Pistols et le répertoire traditionnel irlandais. C’est dans le chaudron thatchérien des années 1980, depuis Londres, qu’il avait opéré l’alchimie. Enfant de la petite classe moyenne, fils d’immigrés au capital culturel solide – son père était originaire de Dublin, sa mère de Tipperary