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Vic Vogel, histoires de jazz
Vic Vogel, histoires de jazz
Vic Vogel, histoires de jazz
Livre électronique320 pages4 heures

Vic Vogel, histoires de jazz

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À propos de ce livre électronique

Hongrois d’origine, fils d’un violoniste éleveur de chevaux, Vic est l’enfant doué du jazz. Musicien, arrangeur, chef d’orchestre et compositeur, il a joué aux côtés de Miles Davis, d’Oscar Peterson, de Sammy Davis, de Michel Legrand. A accompagné Barbara, Eddie Constantine, Alys Robi, Véronique Sanson. La liste est longue. Figure célèbre du Festival de Jazz de Montréal, Vogel est une institution. Rebelle, rigoureux, flamboyant, il est le premier à avoir redonné un souffle aux créations du grand compositeur André Mathieu. Vic a été le « son » d’une kyrielle d’émissions à Radio-Canada, l’âme chérie de centaines de cabarets de Montréal, l’intouchable des nuits interlopes, séduisant par sa personnalité et son inimitable talent. Ce Lion, marginal et rompu aux principes d’une bonne éducation, a la classe des êtres uniques et incorruptibles.
Ce livre est un portrait hors du commun, dense, riche et rempli de curiosités – un regard unique sur une star sans prétention. Étayé de photographies, Vic Vogel Histoires de jazz survole toute la vie du musicien pour, parfois, s’attarder sur quelques épisodes marquants. Enfance, conquête du piano, découverte de la rue et du monde, coups de cœur et déceptions. Mais aussi les bars et les amitiés, la rencontre exaltante de Lennie Tristano, l’aventure des Jeux olympiques, la descente aux enfers – la famille – et la vision du jazz de Vogel.
LangueFrançais
Date de sortie16 oct. 2013
ISBN9782897210618
Vic Vogel, histoires de jazz

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    Aperçu du livre

    Vic Vogel, histoires de jazz - Marie Desjardins

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    M O N T R É A L

    Vic Vogel

    HISTOIRES DE JAZZ

    DU MÊME AUTEUR

    ROMANS

    La voie de l’innocence Montréal, Humanitas

    Marie Montréal, Humanitas

    ROMANS BIOGRAPHIQUES

    Jehane Benoit, le roman de la grande dame de la cuisine canadienne

    (avec Marguerite Paulin), Montréal, Les Éditeurs réunis

    Sylvie Johnny love story Montréal, Transit éditeur

    ESSAIS BIOGRAPHIQUES

    Nelly Arcan de l’autre côté du miroir

    (avec Marguerite Paulin), Montréal, Les Éditeurs réunis

    Les Forget, luthiers depuis un siècle Montréal, Éditions au Carré

    Les yeux de la comtesse (Sophie de Ségur, née Rostopchine)

    Montréal, Humanitas

    ESSAIS

    Chroniques hasardeuses Montréal-Paris, L’Étincelle éditeur

    Biograffiti, Réflexions spontanées sur la biographie Montréal, L’Étincelle éditeur

    ESSAIS EN COLLABORATION

    L’œil de la poupée Irina Ionesco, Paris, Éditions des femmes

    Geishas et prostituées Hidéko Fukumoto, Nantes, Éditions du Petit véhicule

    Femmes à l’aube du Japon moderne Hidéko Fukumoto, Paris, Éditions des femmes

    TRADUCTIONS

    Moi, Charles Manson (Marlin Marynick), Montréal, Cogito Médias

    Histoire, fables et théorie du tai chi chuan (Irving Leong), Montréal, Humanitas

    Marie Desjardins

    Vic Vogel

    HISTOIRES DE JAZZ

    38783.png 39765.png

    Les Éditions du CRAM

    1030, rue Cherrier, bureau 205

    Montréal (Québec) Canada H2L 1H9

    Téléphone : 514 598-8547

    Télécopie : 514 598-8788

    www.editionscram.com

    Conception graphique

    Alain Cournoyer

    Photo de couverture et photo de l’auteur

    © Michel Leuk

    II est illégal de reproduire une partie quelconque de ce livre sans l’autorisation de la maison d’édition.

    La reproduction de cette publication, par quelque

    procédé que ce soit, sera considérée comme une violation du droit d’auteur.

    Dépôt légal – 3e trimestre 2013

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque nationale du Canada

    Copyright 2013 © Les Éditions du CRAM

    Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt

    pour l’édition de livres — Gestion SODEC.

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada

    par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.

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    Catalogage avant publication de Bibliothèque et
    Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Desjardins, Marie, 1961-

    Vic Vogel : histoires de jazz

    (Portrait)

    Comprend des références bibliographiques.

    ISBN Imprimé : 978-2-89721-059-5 PDF : 978-2-89721-060-1 EPUB : 978-2-89721-061-8

    1. Vogel, Vic. 2. Pianistes - Québec (Province) - Biographies. 3. Musiciens de jazz - Québec (Province) - Biographies. I. Titre. II. Titre : Histoires de jazz.

    ML417.V63D47 2013 786.2’165092 C2013-941438-X

    Imprimé au Canada

    À mes parents, qui ont connu cette époque heureuse

    Préface :

    Le son, le génie, le destin

    La musique, c’est du son. Du son produit avec une virtuosité variable, organisé avec ou sans génie – si c’est avec, l’expérience devient sublime. Mais ce qu’on entend, et qui enthousiasme, et qui émeut parfois au plus profond de son être, c’est d’abord le son produit par des instruments et, le cas échéant, par des voix.

    Ça semble évident.

    Pourtant, dans les savantes analyses qu’on fait des performances musicales, la musique est rarement considérée sous cet angle. On intellectualise trop la musique. On l’autopsie, la découpe, la trie, la compare à l’avant et à l’après, la nomme, l’étiquette puis la dépose sur la tablette idoine. On l’entend, mais on ne l’écoute pas suffisamment. Beaucoup de cerveau, peu de cœur.

    Alors, voici une conclusion toute simple à laquelle j’en suis venu après avoir bourlingué pendant un certain nombre d’années autour des scènes de Montréal et d’ailleurs : qui n’a pas entendu le big band de Vic Vogel au Grand Café (à l’époque où, à cet endroit, on ne servait pas encore du tofu !) n’a pas une connaissance parfaite de ce qu’est la musique.

    De ce qu’est le son. Peut-être même le génie.

    En haut d’un court escalier, la salle était divisée en deux : une moitié pour le public, une moitié pour l’orchestre – j’exagère à peine : un big band, ça prend de la place. On y buvait sec, on y fumait beaucoup. Les musiciens entraient en désordre, mais respectueusement, avec leurs belles sculptures de cuivre à la main. À mon souvenir, Vogel était le dernier installé. Il était magnifique, magnétique, majestueux. Il toisait sa bande, remuait du papier, grognait un peu, allait dans un sens et dans l’autre, s’abreuvait, grognait encore, s’ébrouait. Enfin, faisant danser ses doigts, il donnait le signal. Ce qui se passait à ce moment-là échappe aux mots.

    Le son !

    Pendant plusieurs minutes, chacun demeurait pétrifié, assailli par une masse sonore d’une puissance et d’une magnificence dont on n’a pas idée si on ne l’a pas entendue.

    Une fois remis, on se mettait à goûter le rythme, irrésistible, envoûtant. Puis le délice suprême : les arrangements de Vogel, uniques, tout de suite reconnaissables. Un complexe enchevêtrement des lignes mélodiques données par chaque instrument et participant à la construction d’un édifice sonore à l’architecture toujours logique, mais parfois déroutante ; dense comme la pierre, mais pleine de fines enluminures.

    Au fil de ce que vous lirez plus loin, vous constaterez que, dans ce qui est souvent une sorte de dialogue émouvant entre Marie Desjardins et Vic Vogel, il est souvent question de Jean-Sébastien Bach. Ce n’est pas un hasard. Il y a en effet beaucoup de parallèles à établir. Bach aimait le son (c’était aussi un technicien des grandes orgues), aimait viscéralement la musique, la pensait moins qu’il la faisait vivre, élevait des monuments musicaux ciselés à partir d’une rigoureuse mathématique, mais desquels naissait, naît encore et naîtra toujours un sentiment d’élévation presque mystique.

    L’élévation que procure le contact avec la beauté.

    La musique de Vogel échappe aux mots, on l’a dit. Aussi Desjardins s’est-elle beaucoup et habilement attardée à l’homme. Ce n’est pas moins intéressant. Car on trouve deux hommes, pourrait-on dire, chez lui. L’homme modelé par une époque, un lieu, une histoire, une famille. Puis l’homme de Montréal – en fait, l’une des plus parfaites incarnations humaines de l’essence même de cette ville.

    Chacun peut passer une vie à fouiller ses propres racines – c’était un thème cher au grand romancier du xx e siècle, Georges Simenon, qui y a consacré des pages profondes et éclairantes. Les racines de Vogel – de son père, Mathias Vogl – sont plantées dans le sol de l’Empire austro-hongrois, nourries du sang d’ancêtres tziganes, formées sous influence allemande, arrachées par une des multiples crises de folie autodestructrice qu’a vécues l’Europe.

    Il est crucial de le savoir. Car il restera beaucoup de cela chez l’homme-orchestre destiné à être célèbre, né et élevé dans un petit lopin du vieux continent transplanté rue de Bullion. C’est-à-dire au cœur d’un quartier où on parle dix langues, où on trime dur, où la famille est une ancre, où les hommes « chantent, rient, jouent la musique des pays laissés derrière », écrit Desjardins.

    C’est avec ce bagage que l’enfant, puis l’adolescent, puis l’homme Vogel suivra son destin. Qu’il s’imprégnera de l’Amérique, de son rythme, de sa musique.

    Il changera, bien sûr, comme tout le monde change. Mais quiconque a la chance de le rencontrer voit tout de suite la part de lui-même venue d’un autre continent et d’un autre temps. Le regard et le port de tête. Une certaine conception de l’honneur. La foi en la noblesse de la belle ouvrage.

    La fusion réussie de l’idéalisme et du pragmatisme, de la souplesse et de l’obstination, comme on voit chez les gens qui ne tiennent rien pour acquis, savent que rien ne leur est dû, mais ont confiance en leur étoile. Les gens qui, toute leur vie, nourrissent un grand projet.

    Or, ce projet, Vogel l’a entrepris et poursuivi ici.

    A-t-on remarqué ? Dans beaucoup de biographies consacrées à des héros – heureux ou malheureux – campés dans le décor montréalais, c’est ce décor, c’est Montréal, qui vole la vedette pendant quelques pages. Telle est sans doute la puissance de la métropole. Je pense par exemple à Souvenirs de Monica, de Georges-Hébert Germain (1997) où on voyait vivre le Red Light de l’après-guerre. Il n’est pas impossible que, entre le Forum et la rue Panet, j’aie cédé aussi à la tentation dans Gerry Boulet / Avant de m’en aller (1991).

    Alors, comment Marie Desjardins aurait-elle pu y échapper ?

    Dans son Montréal à elle, qu’elle emprunte évidemment à Vic Vogel, on voit défiler les personnages, les événements et les lieux qui ont pendant trois quarts de siècle fait de la ville ce qu’elle a été et ce qu’elle est, dans sa petite comme dans sa grande histoire. André Mathieu, Vic Cotroni, Camillien Houde, Oliver Jones, Alys Robi. Expo 67, les Jeux olympiques de 1976, le Festival international de jazz. Schwartz’s, le Faisan Doré, les trottoirs de Saint-Denis et de Crescent, la Place des arts.

    On peut imaginer Vogel tenant compagnie à n’importe lequel de ces personnages, prenant part à l’un ou l’autre de ces événements, fréquentant tous et chacun de ces lieux, on estimera toujours qu’il est à sa place, qu’il est à l’aise, que cela fait partie de sa vie.

    Vic Vogel, c’est l’homme de Montréal, voilà.

    Il aura bientôt quatre-vingts ans, est-ce possible ? Est-il content de lui et de son œuvre ? Est-il serein ?... Il dit à Marie Desjardins : « La musique a toujours été ma meilleure maîtresse. Tu sais toujours tout avec la musique, où tu te situes, il n’y a pas de trahison. La musique est très spéciale. Elle n’aime pas n’importe qui…. »

    La musique a toujours aimé Viktor Istvan Vogel. Et lui l’aimera toujours en retour.

    Mario Roy, journaliste et auteur

    Avant-propos

    On pourrait dire que Vic Vogel est au jazz ce que Balzac est à la littérature, Claude Lelouch au cinéma français ou Robert Roussil à la sculpture : un créateur à part, intraitable, unique, tenant à la fois de l’intouchable et du mouton noir. Indubitablement estimé par des pairs et un public fidèle, Vic Vogel demeure en effet en marge et à la fois au centre du monde dans lequel il évolue depuis soixante ans, suscitant les éloges, mais également le mépris, l’indifférence et les critiques étriquées. À propos d’une telle situation, Adèle Hugo écrivait à Victor, son célèbre mari : « Tes ailes sont maintenant si grandes que les autres ont soudain mal à leurs moignons racornis. » Voilà tout Vic, cet être libre aux ailes déployées qui s’est pourtant volontairement ancré à Montréal, sa ville natale et d’adoption, alors que le talent, à défaut des circonstances, aurait pu l’emporter sur la route du succès partout sur cette petite planète.

    On n’écrit pas la biographie d’un être vivant. D’abord, et bien évidemment, parce qu’on n’a pas le fin mot de l’histoire. Mais aussi – et surtout – parce que la biographie est le genre le plus exigeant, bouleversant, retors et contraignant qui soit. On veut tout dire : on ne peut pas. On voit : on doit fermer les yeux. On déduit : on doit garder pour soi. Du reste, raconter que le phénoménal Einstein, ce génie, a laissé croupir un fils schizophrène dans un asile pendant que lui tirait la langue aux photographes, est possible ; le savant est mort en 1955, et la mère dudit fils sept ans plus tôt. De toute évidence, dans ce cas de figure, il y a moins de monde à blesser. Mais se lancer, par exemple, dans une description analytique de Vic et l’amour, de Vic et les femmes, ne peut, pour l’instant, se faire. Seulement s’aborder. Sans saborder… Idem pour la plupart des intrigues, des mesquineries, des retours d’ascenseur, des paroles malheureuses, des envies et des manœuvres des petits nids de crabes du milieu. Or c’est bien le plus difficile, car ce sont surtout les coulisses qui intéressent le biographe, là où tout se joue – ce qui s’est réellement produit dans la vie du personnage, ce qu’il a profondément ressenti tout au long d’une vie d’épreuves, de succès, ou des deux.

    Aussi : comment soumettre une « biographie » au biographé lui-même, c’est-à-dire au jugement des yeux verts de Vic, les yeux de la liberté, de la franchise, de la séduction, de l’innocence – car il l’est – bref, aux yeux de la lucidité ? Qui s’y risquerait sans manquer de la plus élémentaire modestie ? Et sans craindre quelque remarque à la Vic, un commentaire cinglant qui fait que l’on veut se retrouver dans un trou de souris : « C’est stupide ! » « C’est dégueulasse ! »

    Jean-Charles Guinand, propriétaire du Grand Café dans les années 1980-1990 (là où Vic répéta pendant des années, et s’amusa aussi, bien évidemment), m’avait bien prévenue. Vogel, dont j’allais faire la connaissance un soir de 1989, un des plus grands jazzmen d’Amérique, était bien plus qu’une personnalité, mais un être viscéralement intolérant à la bêtise, à la niaiserie. Exigeant, fort. Un être qui me faisait peur d’avance. « Un grand seigneur », affirmait Jean-Charles qui l’admirait et le vénérait, sans pour autant être une carpette. Car les deux hommes étaient – sont – amis. Et de préciser : « S’il t’aime, il va t’aimer ; sinon, c’est sans appel. » J’étais bien loin de pouvoir imaginer que, vingt ans plus tard, Jean-Charles me demanderait d’écrire sur la vie de ce géant…

    Lorsque le seigneur apparût enfin, je pris sur moi d’avoir l’air de tout, sauf d’une midinette. Je me souviens d’un sourire, vrai et généreux, de la lumière dans ses yeux – ça pétillait de vie et d’intelligence – ces yeux que j’observe aujourd’hui quand Vic me raconte sa vie au fur et à mesure des questions que je lui pose. Car il faut bien l’écrire, sa vie… Ou du moins raconter ce qu’il m’a raconté.

    Et pourtant… Travaillant depuis quelques années déjà sur la biographie, sur ses enjeux et sa raison d’être, je ne me leurre pas : l’entreprise est imposante, risquée comme un parcours en voiture par une tempête de verglas mais attirante comme le personnage lui-même, qui a cent, mille, dix mille histoires à raconter sur son existence et sur le jazz – sa passion. Histoires vraies, histoires embellies, histoires adaptées voire parfois fabriquées, car Vic aime s’amuser… Comment résister à la tentation de le décortiquer, de décrire sa psyché selon ses confidences et mes déductions ? Cela ne peut se faire, et pourtant cela se fait, depuis les tout premiers témoignages humains. En vérité, on ne peut écrire que « quelque chose » sur quelqu’un, c’est tout. Or, en dépit de toutes ces considérations, quand on m’a demandé si je pouvais « faire la biographie » de Vic, j’ai dit oui. Par amitié, par respect, et parce que le sujet est incontournable. Cela dit, pendant de longues semaines (des mois), je me suis heurtée à l’angoisse, trébuchant dans toutes les fleurs de l’entreprise et surtout dans les ronces et les cactus.

    Puis, un 25 janvier, au Bar Fly, rue Saint-Laurent, je suis allée entendre Vic Vogel et Le Jazz Big Band. C’était la première répétition de l’année 2010. Tout le monde était là : Vic, ses musiciens, des amis, des fans et son agent, Bob Pover. « Ça avance ? Tu as commencé ? » me demanda-t-il. Comme je ne pouvais que lui balancer des incertitudes, j’ai plutôt posé une question, histoire d’avoir une attitude positive, comme Vic en a une, fondamentalement : « Que souhaiterais-tu lire dans cette biographie ? Parce que tu sais, la biographie, c’est un genre complexe, etc. » Alors Bob m’a regardée avec un sourire, puis il a déclaré, comme s’il s’agissait de la plus grande évidence dans toute cette affaire : « C’est simple : une belle histoire sur Vic Vogel. »

    Section I

    1

    Tout commence à la fin du xix

    e siècle, au royaume d’Autriche-Hongrie, dans le village de Nagymányok, comté de Tolna. Le nom du village signifie « grand patelin ». Mathias Vogl, un tzigane sédentaire, vit confortablement avec sa famille dans une maison de quatre étages. Tout autour, la plaine. Vogl, en bon Hongrois, mais surtout en vrai gitan, a un don pour dresser les chevaux. Il en a une quarantaine. C’est un travail à la fois dur et exaltant. Élever ces bêtes, les entraîner, être à leurs côtés tous les jours de la semaine et de l’année. Une joie sans cesse renouvelée que de les admirer vivre, libres et sauvages, dans cette vaste plaine qui, pour les enfants, n’a ni début, ni fin. Vogl, dont le nom signifie oiseau en allemand, est libre. Sa nature est heureuse. Il est vaillant. Il se réjouit de son existence, régnant sur sa famille, son domaine et son troupeau, en patriarche.

    Depuis une époque lointaine, les Vogl habitent ces terres et les cultivent. Ce sont les leurs – des enfants qu’on élève et qu’on soigne. Les terres, comme les chevaux, assurent la subsistance. La famille n’est pas riche, mais personne ne manque de rien. Pendant des années – des décennies – la paix est au rendez-vous tout comme les réjouissances. Chaque occasion est bonne pour célébrer. Les gitans rangent les cravaches, sortent les archets, les violons et le vin. La musique imprègne chaque jour que Dieu apporte. On croit. On remercie. Tout va bien malgré les morts, les tempêtes et les moments difficiles. On applaudit les fils Vogl, surtout Mathias, le cadet. Il joue du violon en virtuose, aisément, puissamment, comme s’il était né avec, comme s’il en avait joué tout au long d’une autre vie. À l’image de la plupart des violonistes gitans, Mathias est gaucher. L’a-t-il toujours été ? A-t-il voulu le devenir, poussé par une fierté innée, le désir de se distinguer ? Car les violonistes gauchers ne peuvent jouer dans un orchestre aux côtés de violonistes droitiers ; ils leur donneraient des coups avec leur archet. Un violoniste gaucher est forcément soliste. Or les Vogl n’aiment pas beaucoup la concurrence. Ils sont profondément sûrs d’eux. Ils savent ce qu’ils valent. Ainsi, Mathias a du talent, il a même un don. Son violon fait partie de lui-même. Il joue, il joue, sa mère rit, son père aussi. Tout le monde bat des mains : les grands-parents, les oncles, les tantes, les religieuses de la famille et la ribambelle de cousins. On est heureux dans la grande maison de quatre étages, dans ce pays où il fait bon vivre.

    Pour l’instant.

    Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, l’Europe est plongée dans le chaos. Quatre ans de sang et d’atrocités. Fin 1918, une révolution disloque l’Autriche-Hongrie et met en place la République démocratique hongroise. En 1919, les communistes prennent le pouvoir. C’est la terreur. Juifs et dissidents sont poursuivis. Un an plus tard, avec le Traité de Trianon, le pays est tailladé. L’empire austro-hongrois a subi le sort de la sainte Russie. Une ère est révolue.

    Chez les Vogl, les chevaux protègent les hommes, comme ils l’ont toujours fait. Ils travaillent pour eux. Le père saura composer avec la période de troubles en se livrant au commerce illicite de l’alcool dans les villages avoisinants. Il a appris à ses chevaux à se coucher par terre sans bruit, en quelques secondes à peine, pour que les militaires ne s’aperçoivent pas que les bêtes transportent des tonneaux de vin. La famille survit tandis que le pays se déchire d’une crise à l’autre, que les gouvernements se succèdent et que, la plupart du temps, chacun y perd au change. Toute l’Europe fera les frais du conflit et une grande partie du continent subira le joug communiste. Un jour, la horde cruelle débarque chez les Vogl. Les quarante chevaux sont saisis, la maison et les biens confisqués. La famille bat en retraite dans un village, chez des parents. La nuit, d’un coup, est tombée.

    Le cadet continue de jouer du violon, mais les airs qu’il tire de son instrument sont plus nostalgiques. Mathias a pour lui la jeunesse, l’énergie qui vient avec et, dans le sang, l’instinct aventurier du gitan, une propension à la vie nomade. L’Amérique, ce Nouveau Monde qui a pris de l’âge, clignote à l’horizon. La propagande d’immigration canadienne répand son slogan dans les vieux pays : « Come to America. » Mathias laisse voguer son imagination en toute naïveté. Il a vu des photos, lu des journaux. Il rêve des gratte-ciels de New York, de somptueuses villas d’Hollywood, de Charlie Chaplin. Il répugne surtout à devoir vivre dans un pays où la liberté n’est plus qu’un souvenir, tout comme les richesses perdues. Dans cette nouvelle Hongrie fracassée, la pauvreté, au même titre que l’angoisse et le dépit, sont à l’ordre du jour. Comme des milliers de jeunes gens, Mathias se dit qu’il pourrait lui aussi connaître une vie meilleure. Cela signifie l’exil, car ses parents ne le suivront pas, ni personne de sa famille. Mais pour échapper à l’oppression soviétique, c’est ce prix qu’il faut payer. Le fils Vogl n’a-t-il pas son violon ? Sa langue mélodieuse qui, à elle seule, est une musique ? Et puis son père lui a enseigné l’essentiel, du moins pour survivre : la fabrication du vin. Dans ces États-Unis régis par le commerce, ce ne peut être qu’un atout.

    Une dernière fois, les Vogl sont réunis. C’est l’heure insoutenable des adieux. La question qu’on ne peut poser serre les cœurs. Se reverra-t-on ? Le son du

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