Sylvie Johnny Love Story
Par Marie Desjardins
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À propos de ce livre électronique
Du reste, les histoires d’amour ressemblent toujours un peu à des courses contre la montre. Pas question de regarder la réalité en face en début de parcours, surtout quand les histoires d'amour sont des passions intenses et inévitables. Les obstacles finissent toujours par prendre le dessus, et bien vite — de toute façon.
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Aperçu du livre
Sylvie Johnny Love Story - Marie Desjardins
1
Au début, en 1963, Johnny disait à Sylvie: «On va au Golf Drouot! On va au cinéma voir le dernier Elvis et après on va chez mon pote.» Ou alors il disait: «On va à la campagne et on ne revient pas.» Sylvie riait. Au début, dans la douceur de la passion foudroyante, les gars prennent les initiatives. Peu à peu, les filles se mettent à rechigner. L’amour n’en reste pas moins irrésistible.
Johnny traînait Sylvie n’importe où, ou presque. Il aimait sa beauté typée, sa bouche de poupée, ses yeux sombres. Il avait été touché par son histoire. Avec elle il s’agissait d’agir correctement, d’autant plus qu’Eddie, son frère qui les avait présentés, les chaperonnait la plupart du temps. Mais Johnny avait-il besoin de se dire qu’il fallait faire attention à cette perle-là?
Il l’aimait. Il se sentait comme un fils dans sa famille, comme un frère d’Eddie: Sylvie était déjà sa sœur.
— Tu es chez toi dans cet appartement Sylvie. Tu es chez toi dans cette maison.
C’était un appartement magnifique à Neuilly, une grande maison à Grosrouvre, dans la vallée de Chevreuse. Johnny faisait visiter à Sylvie l’univers qu’il avait obtenu par sa foi, son talent, son travail, son ambition et par la grâce tout court. Il était heureux. Il avait tout ça. Et, surtout, elle était là.
En traversant les pièces à son bras tout en s’extasiant sur la façon originale dont elles étaient décorées, Sylvie pensait au trois-pièces de ses parents, avenue du Général-Michel-Bizot.
— Regarde, murmurait Johnny. Ma collection de voitures, mon billard Made in England, mes soldats de plomb. Et ça… C’est pour toi.
Un gros lion en peluche – son signe astrologique. Sylvie prenait un air grave. Ce qu’elle vivait était fabuleux mais plus ou moins surprenant. À dix ans, petite immigrée allongée sur le lit d’une chambre d’hôtel de la rue Montmartre, elle avait annoncé tout haut son avenir: «Je me marierai avec quelqu’un d’extraordinaire. Son prénom commencera par un J. Il aura une grosse voiture.» Et Johnny, en effet, était venu sans que Sylvie ait eu à l’attendre.
— Le tour du propriétaire se continue par là! déclarait-il.
Il la guidait vers la cuisine.
— Tu veux une bière? demandait-il en ouvrant la porte de son frigo américain.
— Oh non!
Qu’est-ce qu’elle était mignonne… Il était très amoureux d’elle, mais quand elle disait «Oh non!», il fondait. Elle était tantôt timide et coquette, tantôt enjouée et naturelle. En une seconde un sourire envoûtant éclairait son visage, mais ses yeux étaient toujours des lacs profonds dont l’eau bougeait lentement.
Johnny aimait que Sylvie soit déterminée et qu’elle sache à la fois se faire docile pour lui plaire. Elle savait l’art de la séduction. Pour Johnny c’était grisant. Il était très excité car elle ne lui céderait pas. Pas encore.
Pourtant il insistait:
— Pourquoi?
Pourquoi…
— Parce que, tranchait-elle dans un souffle.
Alors il murmurait à son oreille: «Sylvie tu me rends fou.»
Et elle frémissait de hâte à l’idée de faire l’amour avec lui.
*
Si Staline n’avait pas existé, Sylvie aurait grandi dans son pays, en Bulgarie, dans la petite maison jaune et verte de la rue Totleben. Si Staline n’avait pas existé, elle n’aurait pas rencontré Johnny. Elle se serait fanée avant d’avoir vécu et n’aurait pas eu l’idée futile de se teindre les cheveux ou de les faire pousser pour mieux les couper. Sans Staline et sans Johnny, elle n’aurait jamais traversé de pare-brise.
À dix-huit ans, devenue chanteuse populaire, elle gagnait déjà deux mille francs par soir, plus de quatre fois ce que, à coups de renoncement, d’obstination et de travail, son père parvenait péniblement à ramasser pour nourrir et loger sa famille dans leur pays d’exil.
À sa majorité, Sylvie roulait sur l’or.
À vingt-six ans, elle était très habituée au luxe.
— Vous avez un rêve, Sylvie?
Elle baissait les yeux.
— Une île sous les Tropiques. Me reposer. Bronzer. Lire.
Pourtant elle s’agitait sans arrêt, car Sylvie portait dans son cœur et dans son inconscient le poids du destin de millions de filles peut-être plus belles, plus douées, meilleures, mais restées là-bas, derrière le rideau de fer.
— D’une certaine façon, reconnaissait Sylvie, ce métier vous fait vivre une vie de fous. Vous séjournez dans tous les pays. Vous n’entendez jamais la même langue…
— Johnny? Qu’en pensez-vous?
— J’ai roulé en Rolls, en Ferrari, en Volkswagen, en Bugatti, en Honda, en Kawasaki, en Harley-Davidson… J’ai volé sur BOAC, American Airlines, Delta, Eastern, Pan American, Alitalia, Iberia, Air-Afrique, Aerolineas Argentinas, Aeronavez de Mexico. J’ai dormi dans les plus grands hôtels de toutes les capitales du monde. J’ai vu la mer avant même de boire mon café des centaines de fois. La Méditerranée, les Caraïbes, la baie d’Acapulco, Copacabana, l’Anse Mitan, l’océan Indien, de jour, de nuit, avec ou sans vent, bleus ou verts…
— Et vous Sylvie?
— Hum… On a fait la brousse en Jeep, des villages incas, des balades en pirogue, de la pêche en haute mer, l’escalade de l’Acropole à 35 Celsius (j’avais des bottes à talons hauts!), les montagnes russes à Disneyland. Le soir, on rentre dans une chambre climatisée, on s’allonge sur des lits moelleux, on relaxe dans un bain chaud parfumé puis on descend au bar de l’hôtel. Champagne, rhum des îles, jus de fruits exotiques, saké du Tonkin, vin de prune, tisanes les lendemains de veille. Téléphone. Limousine. Aéroport. Attente dans des salles V.I.P. Chips, bretzels, olives noires, saucissons tranchés.
Johnny interrompait Sylvie.
— J’ai loué des villas en Provence, en Californie, à Biarritz, des bateaux au Mexique, des motos aux États-Unis, des chalets à Crans-sur-Sierre. J’aime les sushis, les tacos, les hamburgers, le corned-beef. J’ai mangé des sauterelles grillées. J’aime bien dévaliser les magasins, les souks, les marchés, les bazars. Je paye en dollars, en francs, en pesos, en dinars, en livres.
— En ce qui me concerne, en yens! s’écriait Sylvie, très heureuse de son succès au Japon.
— En fait, on est assez sportifs. On skie, on patine, on se baigne, on se bronze sur les plages, on monte à cheval. Je fais de la course automobile, du rafting, du ball-trap, elle aussi, moi des collections de soldats, de guitares, de petites voitures, de badges, de colts, de toutes sortes de gadgets.
— Dont tu te lasses! s’exclamait Sylvie. Moi, j’ai acheté des maisons, des appartements, des voitures, une terrasse de restaurant aux États-Unis que j’ai fait transporter en France dans le parc de ma maison de campagne pour l’anniversaire de Johnny.
— À Loconville?
— À Loconville, dans le Vexin.
— L’essentiel, Johnny?
— L’essentiel?
Moi je pense qu’on peut mourir demain. Tout compte et rien n’est important. Avoir des chiens, des chats, des vestes indiennes, des chapeaux de cowboy, des juke-box, des bouddhas, des cadres pour mettre des photos de famille. Aller au cinéma cinq fois par jour dans des villes étrangères. S’asseoir aux meilleures tables des meilleurs restaurants ou dans un snack-bar sur des tabourets chromés. Décider un dimanche matin d’aller déjeuner chez Trois Gros. Aller-retour en train ou en Rolls, dix mille francs plus tard. S’apercevoir à peine que l’on mange sur un napperon en plastique ou sur une nappe de lin brodée aux armoiries d’une grande famille éteinte.
— Sylvie?
— L’essentiel: aimer… être heureux. Bien sûr.
*
Sylvie et Johnny n’ont jamais dit ça. Mais ils auraient pu.
Lors de leur passage à la Place des Nations, à Montréal, ils avaient déjà accordé huit mille huit cents interviews au cours de leur carrière.
2
Les fans les plus fous suivaient Johnny et Sylvie à la trace. Ils passaient des nuits sous une pluie battante, au pas de la porte de leur immeuble, juste pour les apercevoir un quart de seconde derrière les vitres teintées de leur Rolls, de leur Triumph ou de leur Bugatti, ça dépendait des années. D’une tournée à l’autre ils se frayaient un chemin dans la cohue des spectateurs, atteignaient les coulisses, distinguaient enfin une silhouette derrière une barrière de sécurité.
— Elle est là!
Scintillement.
— Où?
— Là!…
Cliquetis de bracelets.
— Là!
Forme allongée sur un tréteau, éclat d’un visage de porcelaine dans un bois dormant.
— Qu’est-ce qu’elle fait?
— Elle fume, elle fume!
Rires et paroles étouffés.
Lorsqu’ils se croyaient aperçus, les fans réprimaient un cri mais souhaitaient désespérément être invités à lui parler. Cela n’arrivait jamais. Celle qu’ils épiaient dans le noir entendait ces chuchotements de fouines depuis ses débuts et se redressait avec indifférence dans les mille feux de sa robe de lamé. Elle toussait. Certains osaient dire:
— Qu’est-ce que je me la ferais, si elle voulait!
Sylvie était horrifiée et Johnny, qui ne supportait pas qu’on lui manque de respect, se battait pour elle. Quand ils s’en allaient à la fin du spectacle, main dans la main, l’un contre l’autre jusqu’à disparaître dans un camion, une voiture de police ou une caravane, les ombres qui les épiaient continuaient de renifler les barrières comme les bêtes dans leurs cages quand les portes du zoo se ferment, que la nuit tombe et que les enfants s’en vont.
Du reste, comme toutes les stars qui viennent, passent et déchaînent les foules, Johnny et Sylvie suscitaient une critique sévère. On les disait sans grand talent, et surtout pas très intelligents. Pourtant, à la terrasse d’un snack-bar de Sunset Boulevard, malgré ses cheveux décolorés et son look de Barbie, Sylvie lisait Proust dans La Pléiade. Suie, tapage et milk-shake à la recherche du temps perdu… En effet, Sylvie avait besoin de se souvenir de son enfance, de sa rivière perdue, et de verser des larmes sur son exil pour chanter La Maritza.
De son côté, Johnny devait régulièrement s’en tenir aux conseils du manager qui travaillait son image.
— N’oublie pas, Johnny: ce soir, à la télé…
— Mmm.
— À la télé, dis-en le moins possible.
Sous les spots du plateau de télévision, Johnny transpirait, incapable de sourire, attendant la question.
— Aimez-vous Brahms?
— Je n’ai pas vu le film.
Après l’émission, il retrouvait ses copains et il foutait le bordel de bar en bar, toute la nuit. Le matin, il se réveillait dans un panier à salade. Au bout de quelques heures, on le relâchait. Après tout, c’est de Johnny qu’il s’agissait!
De son côté, Sylvie aussi était sur un plateau de télévision, au milieu d’acteurs, d’écrivains, de vedettes du moment. Il arrivait souvent qu’on l’observe d’un œil condescendant, comme si de toute évidence une chanteuse de variétés ne pouvait pas avoir de cerveau.
Elle croisait les jambes, se tenait une cheville de ses deux mains et, d’un mouvement nerveux de son cou, rejetait la tête en arrière en tendant presque les lèvres. À la voir de près (surtout dans les années 1970), on remarquait le nez un peu fort, les paupières tirées, les couronnes – un visage extrêmement fardé, comme si un dessin, avec ses ombres et ses tracés, l’avait recouvert.
Tandis qu’elle écoutait poliment les questions de l’animateur, elle sentait les autres mesurer son intelligence aux réponses qu’elle fournissait de son mieux. Ces gens l’intimidaient et la faisaient souffrir. Jamais elle ne s’habituerait à leur mépris.
Enfin l’émission s’achevait. Sylvie se levait. Un écrivain en profitait pour s’approcher.
— Mademoiselle… Puis-je vous dire que vous êtes très belle?
Elle en aurait pleuré.
— Vous savez, mon prochain roman se passera en partie à Iskretz, votre