La ballade d'un idéaliste: (récits, nouvelles et tranches de vie)
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À propos de ce livre électronique
Dans moins de quatre heures, je serais chez moi, parmi les miens, dans ma Vendée natale. Je faisais le voyage chaque mois. Le plus souvent seul. D’ordinaire, je m’intéressais peu aux passagers, pas même à la personne assise à mes côtés. Le journal Le Monde me tenait compagnie
jusqu’à Angers. Un livre de poche prenait le relais. Il m’arrivait de reluquer des femmes qui me plaisaient, plutôt des brunes puisque je suis blond. La réciproque devait être vraie. Je pensais parfois à la rencontre fatale, celle qui chamboule toute une vie. Jusqu’à aujourd’hui, rien de sensationnel ne s’était produit.
Cinq minutes après le départ, venue d’une autre voiture, une jeune femme prit place à ma gauche. Immédiatement, j’eus envie de lui adresser la parole. Elle fumait une gitane sans filtre.
Début de la nouvelle intitulée " Coup de foudre ".
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Aperçu du livre
La ballade d'un idéaliste - Jean-Pierre Raison
La ballade d’un idéaliste
DU MÊME AUTEUR
QUAND J’ÉTAIS CHÔMEUR
Les Éditions du Net, 2015.
QUAND LE BONHEUR SE FAIT CHAGRIN
Les Éditions du Net, 2014.
L’ÉCRITURE EST UNE DROGUE DURE
Les Éditions du Net, 2013.
LE QUOTIDIEN D’UN O.S.
DU JOURNALISME
ou l’édifiant témoignage
d’un correspondant de presse nantais
Éditions du Petit Pavé, 2011.
RETROUVAILLES À L’ANSE ROUGE
Éditions du Petit Pavé, 2009.
LE RETOUR DE L’ABBÉ FOURNIER
Éditions du Petit Pavé, 2007.
AU-DELÀ DES APPARENCES
Éditions Opéra, 2002.
POUR QUELQUES MOTS DE TROP
Éditions Opéra, 1997.
L’ARLEQUINE
Media France Éditions, 1994.
À tous les livres que j’ai écrits avant,
et à cette femme qui, depuis quarante ans,
malgré les aléas et les tourments,
continue de m’accompagner
dans mon aventure littéraire.
Illustrations de couverture
Photos de Jean-Pierre Raison :
« La campagne verdoyante et vallonnée
du bocage vendéen. »
Jean-Pierre Raison
LA BALLADE
D’UN
IDÉALISTE
(récits, nouvelles et tranches de vie)
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 Saint-Ouen
© Les Éditions du Net, 2017
ISBN : 978-2-312-05128-4
SOMMAIRE
PRÉSENTATION
PREMIÈRE PARTIE
La cabane de la Maha
Des étés laborieux
Les trois de Saint-Gab’
Gardien de but(s)
Drôle d’enterrement
Funeste Mai 68
Bienvenue au 5e R.M.P.
DEUXIÈME PARTIE
À moi Paris !
Coup de foudre
Mélanie d’amour
La petite annonce
Mon premier livre
Le manifeste idéaliste
TROISIÈME PARTIE
Auprès de ma brune ou le repos du guerrier voyageur
La méthode Coué d’un romancier raté
Les jeunes filles m’inspirent
Même les héros ont une fin
Ici repose Fabrice Delgadeau
Il était plus qu’un frère
Ainsi va la vie
QUATRIÈME PARTIE (bonus)
Rituelle balade de nuit
Les Vandales
L’enlèvement du vicomte
Liaisons aventureuses
Maman, Guylaine et moi
Postface
Présentation
La ballade d’un idéaliste est un recueil de textes : récits, nouvelles et tranches de vie.
Le personnage principal de ce livre, c’est l’auteur lui-même. D’inspiration autobiographique, cet ouvrage dresse un portrait en creux de Jean-Pierre Raison à différents moments de sa vie, et sous divers angles. S’y ajoutent un zeste de romanesque pour pimenter les histoires et un brin de fiction pour enjoliver la narration. Ainsi se dessine un fil conducteur qui donne un sens et une cohérence aux récits successifs.
L’auteur nous offre vingt-quatre textes d’une grande diversité, par leurs contenus et par leurs formes. Des histoires qui vont de l’adolescence à la soixantaine, en passant par les périodes sombres. Émouvant et drôle ; affable et provocant ; ironique et plaisant ; frivole et pénétrant, Jean-Pierre Raison fait appel à une large palette de sentiments pour dépeindre des personnages qui sont en vérité ses alter ego. Il se met en scène et endosse (presque) tous les rôles pour traduire ce qu’il a vécu, pour exprimer l’insouciance, la gravité, la réussite, l’échec, l’espoir, la désillusion, le bonheur, la souffrance, la joie de vivre, la mort.
PREMIÈRE PARTIE
L’enfance.
La jeunesse.
Le pensionnat.
Le football.
Les copains.
La fac.
L’armée.
La cabane de la Maha
– Vous n’allez pas tourner en rond toute la matinée !
Il fallait qu’il le dise, qu’il se soulage. Dieu sait s’il aurait pu leur adresser d’autres remarques, mais ils n’entendaient jamais que celle-là. Sous son visage impénétrable, on sentait un homme exaspéré. Ils avaient alors intérêt à trouver de l’occupation, sinon à sortir de son champ de vision. Faute de quoi, s’il ne leur tombait pas sur le poil avant, l’heure du déjeuner serait invivable. Tous les deux, sans parler de leur mère, subiraient son humeur des mauvais jours. Non, il ne céderait pas à la brutalité, hormis quelques coups de fourchette sur les doigts, mais il se dégagerait de lui une telle sévérité que le repas leur semblerait durer une éternité.
Céline et Olivier, son jumeau, allaient sur leur treize ans. Ils supportaient de moins en moins cette absence de communication entre lui et eux, surtout cette dureté vis-à-vis de leur chère maman qui était la bonté personnifiée. Alors, pour une fois, ils se sont creusé la cervelle. Ils n’ont pas cherché, sous prétexte de l’aider, à se réfugier dans le giron de leur mère, ce qui aurait aggravé leur cas. Ils ne se sont pas contentés de sortir de la maison et d’aller jouer dans le silo à blé. Ils ont pris leur vélo, et ils sont partis ramasser des champignons. Pas n’importe où. Pas dans les prairies avoisinantes. Non, dans les ravins de la Maha, sur le versant nord du célèbre mont des Alouettes. La Maha ! Nom magique, beau comme la Vierge, mais aussi lieu-dit aux consonances nippones, et justement profané par les fanatiques du motocross.
Sur ce terrain abrupt et sauvage, piqué de genêts, où affleure la roche, que pouvaient-ils dégotter d’autre que des coulemelles, ces champignons que, dans le bocage vendéen, l’on appelle des « nez de chat » ? Qui plus est, ils n’étaient pas décidés à investir coûte que coûte un domaine aussi singulier où les ronces prolifèrent comme les colchiques dans les prés humides. Au contraire, ils savaient bien qu’ils se laisseraient aspirer par les sentiers tortueux et que leur soif de mystère les mènerait jusqu’à la cabane.
La cabane de la Maha, tel était inconsciemment l’objectif de leur virée. Ah ! si, au passage, ils pouvaient s’emparer de quelques lépiotes au chapeau écaillé, ils reviendraient la tête haute, et, bien avant de les déguster, quel régal ce serait de les exposer au regard de celui qui ne voyait en eux que des paresseux. Hélas ! Hélas ! ils risquaient de ne rien rapporter, sinon une ribambelle de mousserons, glanés à l’ombre d’un taillis, qui iraient droit à la poubelle. Olivier, instinctif comme une belette, avait des chances de débusquer une poignée de girolles que leur mère mitonnerait pour garnir un poulet de grain.
– Céline ! appela Olivier qui avait dévalé un coteau escarpé à la vitesse d’un lièvre apeuré. Parvenu au fond du ravin sans avoir trébuché, il s’était vite retourné, moins pour se glorifier que par tendresse envers sa sœur : pendant sa course folle, elle avait dû se mordre les doigts en craignant le pire.
Céline avait-elle disparu ? Sa robe de cotonnade vert émeraude se confondait-elle avec la végétation ?
– Céline ! cria-t-il, à nouveau.
L’écho hésita à lui répondre. Olivier redoubla de conviction. L’écho se montra plus audacieux. Ils échangèrent quelques mots brefs. Olivier se serait amusé de ce dialogue à répétition s’il n’avait eu l’esprit accaparé par ce désir ardent : voir sa sœur réapparaître. Une ultime fois, il s’époumona. Hormis l’écho, personne ne se manifesta. Décontenancé, Olivier s’assit sur une souche. Il fixa ses pataugas, bottes de sept lieues de blondinet, et frissonna en pensant à sa Céline, Poucette aux yeux en amande, égarée dans les broussailles, ou kidnappée par un mauvais génie surpris en sa tanière.
Olivier romançait au grand galop, révélant ainsi son tempérament volcanique et son goût pour les récits fantastiques. Quel beau sujet de rédaction il tenait là, et, malgré son désespoir, il imaginait le professeur de français en train de lire sa composition devant une classe de cinquième ébahie.
Une volée de moineaux s’échappa d’une haie, qui le tira de ce songe présomptueux. Il leva la tête vers le ciel lumineux, quoique décoloré. Après quelques battements de paupières, il scruta les nuages et chercha le soleil. Une larme perla à son œil droit, puis une autre qui courut sur sa joue. À nouveau il s’abandonna à la rêverie jusqu’à ce que ses yeux se brouillent et pleurent.
Il devenait mélancolique quand un appel à l’aide le fit sursauter. C’était la voix de Céline. Olivier dressa l’oreille et cria à son tour le prénom de sa sœur. Personne ne répondit, pas même l’écho. Une brise tournoyante s’était levée qui bousculait les sons et les empêchait de communiquer. Olivier s’énervait. Il sentait Céline toute proche de lui, mais ne savait où aller dans cet espace aux multiples cachettes. Il était si avide de la dénicher que, tel un rapace, il guettait le moindre signe pour fondre sur elle.
– Olivier !
Son sang se glaça à l’écoute de cette voix implorante. En moins de vingt foulées, il atteignit la cabane d’où provenait l’appel.
– Je suis là, Céline.
– Ouvre-moi, Olivier.
La porte n’était pas fermée à clé, elle collait au chambranle ; une charnière avait été tordue. D’un furieux coup de talon, Olivier la décoinça. À peine était-il entré que Céline se jeta dans ses bras, frémissante de joie. Ses mains s’agrippèrent aux épaules de son frère. Olivier aurait aimé se taire pour goûter ce délicieux moment de tendresse. Mais, à travers son polo, les ongles de sa sœur lui griffaient la peau. La douleur était moins insupportable que son envie de savoir. À contrecœur, il la repoussa, délicatement, et l’interrogea :
– Comment as-tu fait ?
– J’ai pris un souterrain.
– Où ça ?
– Quelque part dans les fourrés, près des églantiers.
– Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?
– Tu étais déjà loin, tu venais de détaler comme un lapin.
– C’est dangereux d’entrer là-dedans, d’autant qu’on n’y voit rien !
– Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai fait vingt mètres dans le noir intégral, puis j’ai aperçu une lueur. Alors, je me suis aventurée davantage, et, en moins de deux, j’ai abouti dans la cabane.
– Pourquoi n’as-tu pas fait marche arrière ?
– J’ai essayé, mais, du coup, ne sachant plus où je me dirigeais, je me suis affolée, et j’ai fait demi-tour. Je suis revenue à la cabane d’où, emprisonnée, je t’ai appelé.
– Moi aussi, je t’ai appelée, figure-toi !
– Tu étais inquiet pour moi ?
– Ne fais pas l’enfant, Céline. Pensons plutôt à retourner à la maison.
– Quelle heure est-il ?
– Midi moins vingt.
– Si on tentait de ressortir par là, dit Céline, en montrant l’espèce de grotte percée dans la pierraille, de plain-pied avec le sol de la cabane, elle-même construite à flanc de coteau.
Olivier, pressé de quitter ce lugubre refuge, pour, à nouveau, caracoler dans la nature broussailleuse subitement ensoleillée, en resta stupéfait. Au point de répondre à côté, et de n’opposer à l’ingénue proposition de sa sœur, qu’un argument dérisoire :
– Et nos vélos !
Le temps de rassembler ses pensées, il précisa :
– Il y a sûrement plusieurs galeries dans ton souterrain. En supposant que l’on soit assez inconscient pour risquer de se perdre, mais que l’on s’en sorte, où va-t-on atterrir ?
– Ce que tu peux être trouillard !
– Ça te va bien de dire cela !
Piqué au vif, Olivier riposta :
– Écoute, Céline, j’ai une idée : on regagne l’entrée du souterrain, celle que tu as empruntée tout à l’heure, par l’extérieur, et…
– … On revient à la cabane ? ajouta-t-elle.
– C’est une solution, car avec ça – il sortit un briquet à essence de sa poche – on peut tout envisager.
– Chouette !
Céline n’avait rien compris du manège de son frère, lequel ne semblait pas trop sûr de son plan. Le fait est que ce briquet, dont elle ignorait l’existence, l’avait transfigurée.
Deux minutes plus tard, rivés l’un à l’autre, ils s’engouffraient sous terre, guidés par la mèche enflammée, lumière tremblotante qui durerait le temps que se consomme l’essence de térébenthine.
Olivier n’escomptait rien de précis. Il était partagé entre deux sentiments : d’un côté, il souhaitait percer le secret de ce souterrain ; de l’autre, il craignait de profaner un lieu sacré, voire d’être confronté à des fantômes. Était-ce l’image du Lazare des Évangiles qui habitait son imagination ? N’était-il pas plutôt hanté par les morts-vivants du dernier clip de Michael Jackson ? Olivier ne maîtrisait ni la situation ni ses émotions, mais il se sentait investi d’une responsabilité vis-à-vis de Céline.
Malgré ce déchirement intérieur, sa sœur et lui, après avoir bifurqué à gauche, puis à droite, s’orientèrent dans une improbable direction. Ils s’enfoncèrent à pas mesurés dans une sorte de couloir où ils ne voyaient quasiment rien. Ils avaient l’impression de suivre un boyau de mine qui n’en finissait pas de décrire un arc de cercle. Ils progressaient prudemment, de peur de s’abîmer les coudes sur les parois latérales rugueuses. Le sol était sec, sans ornières, il avait dû être aplani.
Ils marchèrent ainsi dans la pénombre, évitant à grand-peine, ici des madriers, là des étais servant tout autant de balises que de contreforts. Il ne faisait pas froid dans le souterrain, on n’y ressentait qu’une légère humidité : les rayons du soleil devaient se trouver à quelques dizaines de pieds au-dessus de leur tête.
Ils avaient une petite idée de la distance parcourue, mais ils étaient loin de se douter que, parallèlement à eux, l’heure avait tourné. Ils avançaient en silence, un rien excités, persuadés de déboucher bientôt ou dans une clairière, ou aux portes d’un hameau. Mi-fébriles, mi-tranquilles, ils évoluaient dans une espèce d’irréalité. Et s’ils s’étaient embarqués non plus dans une galerie, mais dans une galère ! S’ils suivaient un chemin tracé jadis par des forçats, et emprunté, après 1793, par ces paysans, leurs illustres ancêtres, qui, terrorisés par les colonnes infernales du général Turreau, avaient choisi de s’ensevelir plutôt que de mourir égorgés !
Aucune de ces supputations ne semblait les troubler. Olivier avait mis son appréhension en hibernation. Ils allaient de l’avant, grisés par le parfum de la découverte. Ils marchaient calmement, attentifs comme des apprentis spéléologues, quand, à l’approche d’un coude, un courant d’air souffla la flamme du briquet. Olivier tenta de la rallumer. En vain. Il eut beau s’acharner sur la molette, effriter le bout de la mèche consumé, agiter le réservoir et presser la ouate imbibée d’essence où s’imprégnait le mince cordon de chanvre, rien n’y fit. Subitement, ils prirent tous les deux la mesure de leur audace. L’angoisse les saisit, un frisson les secoua. Crier au secours, trépigner, sangloter, tout y passa. Aveugles désemparés, ils tâtonnèrent la paroi. Ils avaient la sensation de palper du vide tant les aspérités se répétaient à l’infini. Ils traversèrent deux minutes d’une insondable détresse avant que le miracle ne se produise : la lumière jaillit et le bocage réapparut dans la splendeur de l’été finissant. Ils se jetèrent à nouveau dans les bras l’un de l’autre, s’inondèrent de baisers, chantèrent, dansèrent, folâtrèrent dans les genêts, escaladèrent une pente rocailleuse, et l’austère chapelle des Alouettes se dressa devant eux. Les garnements ne prirent pas le temps de remercier la Vierge et n’eurent aucune pensée pour les combattants des guerres de Vendée, morts pour la Liberté, à la mémoire desquels ce monument avait été élevé. Fraîchement évadés, ils jouissaient du bonheur de vivre sans songer au père autoritaire qui, là-bas, les attendait peut-être.
Un coup de cloche retentit. L’horloge de l’église Saint-Pierre, au pied de la colline, à un kilomètre à vol d’oiseau, marquait 13 heures. Olivier tressauta. D’un geste brusque, il empoigna sa sœur et l’entraîna vers les vélos qu’ils avaient camouflés dans les buissons, à quelques enjambées d’ici, près du restaurant panoramique.
« Dépêche-toi ! », hurlait Olivier qui, même en roue libre, distançait Céline moins à l’aise sur une bicyclette qu’à califourchon sur une branche de cerisier. Ils traversèrent le bourg à fond de train, se déhanchant comme des forcenés pour avaler le dernier faux plat conduisant au pavillon familial. Sur place, ils balancèrent leurs vélos dans le garage, au sous-sol. Olivier remisa son panier vide, un vieux cabas de jonc, dans un placard, Céline, en nage, se passa un mouchoir sur le front, et, tout en gravissant l’escalier qui menait au vestibule, ils s’interrogèrent mutuellement, à voix basse, elle : « Qu’est-ce qu’on va lui dire ? » – lui : « Tu crois qu’il est déjà arrivé ? ».
Ils n’étaient pas rassurés, mais ce qui les turlupinait le plus, c’était de déclencher un drame dont leur mère serait la première à en souffrir. Ils hésitèrent à entrer dans la cuisine, frappés de n’entendre aucune parole. Chez eux, on conversait peu à table, mais on ne pratiquait pas le langage des sourds-muets. Pesant silence. Si aucun mot ne montait à leurs oreilles, flottait dans l’air une senteur accueillante. La faim plus que le courage les incita à ouvrir la porte.
– Où étiez-vous passés ? s’inquiéta leur mère, une chance que votre père ait fait un détour par les Bois-Verts afin de ramasser quelques cèpes. Voyez cette belle fricassée que je vous prépare !
Cette nouvelle, écrite en 1984, a été primée
par le jury du prix littéraire organisé par la Société des écrivains de Vendée:
Des étés laborieux
Quand le collégien attardé voit venir l’été, il n’a qu’une obsession : à quoi vais-je occuper mes grandes vacances ? L’étudiant précoce est traversé par la même idée fixe, en moins angoissé, parce qu’il a eu l’intelligence de réfléchir plus tôt à ce crucial problème de job saisonnier.
On plaint beaucoup les jeunes d’aujourd’hui (et on a raison de s’apitoyer sur leur sort, les pauvres chéris) qui ont les pires difficultés à trouver un premier emploi au sortir de leurs études. Sait-on que nous, les jeunes d’autrefois, nous étions terrorisés à la pensée de rester inactifs durant juillet, août, voire septembre. Mes frères et moi nous n’aurions pas été contre un séjour de deux mois aux Sables-d’Olonne, mais, sans compter parmi les déshérités, nous n’appartenions pas à cette engeance-là, qui se dore la pilule aux frais de papa-maman. « Last but not least », comme diraient ceux qui passaient leurs holidays à fricoter avec les petites Anglaises, notre père à nous ne trimait jamais autant qu’à la belle saison, et singulièrement au moment des moissons.
J’exerçai donc durant l’été des travaux divers et variés moins pour amasser un pécule que dans le but de pouvoir regarder mon père en face, tout en luttant contre l’oisiveté, ce vice au parfum délictueux qui engendre la bêtise et la mélancolie.
Mon père était négociant en grains et engrais ; très jeune, j’eus à me coltiner des sacs. Gringalet costaud, je ne lésinais jamais à la tâche, d’autant que l’on me lançait en permanence des défis. Dès douze ans, j’ai été amené à soulever des charges de plus en plus lourdes pour les hisser toujours plus haut. Je paie aujourd’hui au prix fort cette débauche d’efforts, et cet excès de zèle : mes vertèbres sont en compote. Hormis mon frère aîné, qui travaillait avec mon père, j’étais le fiston le plus courageux de la famille. De tempérament nerveux, j’avais besoin d’exercice. Je voulais faire mentir ceux qui se moquaient de ma chétive constitution. Grâce au sport, j’ai fini par devenir un athlète longiligne et bien proportionné. Si j’avais été bagarreur, j’aurais fait un excellent boxeur à la Monzon.
Je mentionne pour la forme (physique) les sacs d’engrais de 50 kg que je manipulais avec fougue et dextérité, pour plaire à mon père. Celui-ci, qui adorait nous soustraire à nos devoirs scolaires, nous ménageait souvent de bonnes surprises : il passait ses commandes de manière que le wagon de 40 tonnes arrive à la gare de notre localité durant les vacances. Transbahuter du nitrate ou du phosphate n’a rien de rebutant, mais remuer et empiler des scories, c’est pire que de transborder de la chaux : de la besogne de mineur de fond.
Si le déchargement (puis l’entreposage de la marchandise) des wagons ou des semi-remorques d’engrais en provenance de Nantes, Bordeaux ou Marseille, nous prenait quelques jours par an, chaque été avait lieu le