Le pion de l'internat: Roman
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEURE
Elisabeth Martinez-Bruncher est écrivaine. Elle a également enseigné la Littérature et les Lettres Classiques. Elle vit tout près de Sisteron. C'est là qu'elle tisse ses romans, ses histoires de vies un peu fêlées, souvent fragiles. Comme les nôtres. C'est dans ce milieu de lumière violente et d'ombres profondes que ses personnages vivent leur tragédie personnelle. Et la dépassent. "J’ai longtemps enseigné la littérature. Le latin et le grec aussi. J’aimais beaucoup. Depuis quelques années, j’écris. Principalement des romans. Mais pas que. Des pièces de théâtre. Et des textes courts. Voire très courts. Comme des esquisses, des croquis. Je vis en Provence et à Paris, de façon alternée. J’adore la ville. J’y trouve une stimulation permanente. Sans bouger beaucoup. C’est une vraie nourriture pour mon paysage mental. Et j’ai la chance, quand j’ai un besoin urgent de retraite et de calme, d’avoir une vieille maison en Provence. Dont le ciel est une bénédiction. M’entoure aussi ma famille. Des chiens et des chats.
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Avis sur Le pion de l'internat
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Aperçu du livre
Le pion de l'internat - MARTINEZ-BRUNCHER
d’Azur
I
Les jours rallongeaient. Dorénavant, quand il prenait son service, la lumière du soir luttait plus longtemps avec l’ombre qui reculait devant l’évidence du printemps. Sylvain arrivait toujours à l’heure, la même, à quelques secondes près : 19 heures trente. Frêle silhouette aux contours incertains débouchant du virage à l’extrémité de la rue, il devenait au rythme de ses pas réguliers, pour la grappe d’internes qui attendaient devant le portail fermé, le métronome familier de leur dimanche soir, le retour au temps canalisé, Cerbère souriant et paisible de leur descente aux enfers hebdomadaire. Car, il fallait le reconnaître, les bâtiments du lycée, sortes de cubes gris noyés de pénombre, plantés dans une cour sans arbres entourée d’une grille carcérale, auraient donné le cafard aux baroudeurs les plus endurcis. Cela expliquait en partie les crises de nerfs fréquentes au début de la nuit, surtout à l’étage des filles et les comportements aberrants ou dangereux chez leurs homologues mâles. Sylvain savait que le dimanche soir était une épreuve pour tout le monde et qu’ils devaient être particulièrement attentifs, sa collègue et lui. Arrivé à hauteur du groupe, il buta sur les gros sacs abandonnés par terre ; son rire juvénile déclencha les saluts engourdis de ceux et celles avec qui il partageait la partie nocturne de sa vie.
II
Le groupe s’ébranla à sa suite, petit troupeau docile. Sylvain maniait son passe en virtuose : d’abord le portail qui grinçait, ensuite la lourde porte du hall d’entrée. Leurs pas résonnaient lugubrement, d’autant plus que chaque fois, et c’était un fait curieux, les internes gardaient un silence total, apparemment nécessaire dans ce sas de transition entre la vie dehors et cette mise en parenthèses qui durerait jusqu’au vendredi. Même les portables restaient cois.
À neuf heures, tout le monde était casé. Les chambres prévues pour deux ou quatre ne brillaient pas par excès de raffinement, mais elles offraient un confort suffisant, quoique minimal. Chacun devait amener draps et couettes et les goûts ainsi dévoilés proposaient une palette baroque, quelquefois discordante et bariolée ; les filles surtout essayaient d’embellir leur coin de territoire, étalant posters et flacons multicolores alors que les garçons, dans leur grande majorité, se retiraient au fond de leurs écouteurs, juste posés sur leur sommier, prêts à l’envol. Sylvain devait pratiquer une sorte de langage des signes, danse absconse qui lui permettait de ne pas s’égosiller en vain quand il voulait être compris sans retard. Pourtant il ne confisquait jamais les baladeurs et autres Ipods, non pas tant pour acheter la paix sociale que parce qu’il comprenait intimement l’extraordinaire nécessité vitale de la musique, quelle qu’elle soit, dans les moments difficiles de l’existence. Lui, ce n’était pas pareil. Il était là par choix, insaisissable électron libre, oiseau de nuit pacifique.
III
Comme chaque fois après avoir refermé la porte, il se retourna lentement et passa quelques minutes à regarder le décor improbable de sa chambre de surveillant. Il nota immédiatement que Simon, qui assurait les deux nuits où il était de repos, n’avait dû avoir que le temps de sauter du lit vendredi matin, sans se soucier de remettre les lieux en ordre. Les deux couettes bleues avaient été repoussées avec violence et le drap blanc du dessous labouré par une nuit agitée. Sylvain se félicita d’avoir songé à en amener un propre, du plus beau jaune. La table et la chaise, échantillons ordinaires du mobilier de collectivité, avaient été hâtivement débarrassées des reliefs d’une nourriture sucrée dont les papiers d’emballage remplissaient la poubelle en plastique. Sur la table, un cercle parfait de couleur orangée signait l’amour immodéré de Simon pour les sodas. C’était tout ce sur quoi le regard pouvait buter. Il n’y avait rien d’autre que la porte fermée de l’armoire murale et celle, également poussée, des toilettes-lavabo. Alors Sylvain termina l’inspection par la fenêtre à la vitre sale, au store cassé et bloqué en position haute de l’enrouleur. La lumière, d’un jaune maladif, venait des lampadaires de la cour intérieure plantés à intervalles réguliers dans des blocs de béton, sentinelles prisonnières qui évoquaient irrésistiblement un alignement infini de sinistres gibets. Sylvain grimaça d’agacement et chassa cette imagerie déprimante. Si lui aussi se laissait aller avec complaisance aux idées noires, la nuit risquait d’être longue ! Il tira de son sac la bouteille thermos remplie de thé à la menthe bien sucré et en savoura une première tasse qui le réconcilia avec la chaude beauté odorante de la vie.
IV
« Monsieur, je peux entrer ? » La question timidement formulée paraissait bien inutile. Céline était déjà à l’intérieur de la pièce, maintenant pour la forme sa main sur la poignée de la porte refermée. Vêtue d’un pantalon de sport défraîchi et d’un pull en laine immense, elle paraissait minuscule, perdue dans cet océan textile qui soulignait sa maigreur. « Céline, je préférerais que tu ailles voir Mélanie. Tu sais que tu n’as pas le droit de venir dans le secteur des garçons. Imagine un peu les ragots si on te trouvait dans ma chambre. Il y a un problème ? Tu brilles par ton intelligence, pensa illico Sylvain. Non, non, c’est sûr, elle vient juste faire la causette, s’assurer que tu ne manques de rien et vérifier ton charme légendaire. Il la regarda avec attention et remarqua les cernes profonds. Cette fille-là l’intriguait. Depuis la rentrée de septembre, elle traînait sa fragile carcasse avec une telle lassitude que l’infirmière scolaire s’en était inquiétée : elle avait alerté le professeur principal qui avait maladroitement tenté de parler avec la jeune fille murée dans un silence affecté. Tout le monde avait fini par laisser tomber et on la surveillait vaguement du coin de l’œil, comme un élément instable susceptible de troubler l’apparente paix sociale de la structure scolaire. Mais sous l’eau de surface lisse, Sylvain percevait des remous inquiétants. Le personnel de surveillance était aux premières lignes, surtout à l’internat. Depuis cinq ans qu’il exerçait cette fonction qui lui permettait de poursuivre ses études, il ne comptait plus les mises en scène suicidaires, les fugues, les luttes intestines et les mythomanies de tout poil. Mais ce qui le surprenait toujours, c’était le retour à la normale, l’oubli ultra rapide de ces crises existentielles décuplées par la nuit dont la violence le saisissait toujours et qui s’évaporaient au retour de la lumière sans laisser de trace particulière, sinon une gêne passagère et un évitement de quelques jours. Comme il était sympathique et qu’on le sentait perméable à l’émotion et à la compassion, sa chambre était devenue un lieu d’asile pour les paumés occasionnels, à mi-chemin entre le confessionnal et le cabinet d’un psychiatre. Quelquefois, au petit matin, il ne savait plus si le récit qui lui tournait dans la tête était dû aux tourments réels d’un élève ou aux rêves échevelés d’une mauvaise nuit. Pour être tout à fait franc, il y avait fort heureusement des semaines de calme relatif pendant lesquelles chacun gardait son fardeau, ce qui lui permettait de tracer sans état d’âme son petit sillon d’étudiant sans histoires.
V
Pendant qu’elle parlait, elle était secouée de petits tremblements imperceptibles qui agitaient les coins de sa bouche et la base de ses paupières. Sylvain pensa qu’elle fumait trop et que cela lui pompait tout son magnésium. Il essaya de se rappeler les premières fois où il l’avait vue, à quelle occasion ils s’étaient parlé. On était en mars et il avait l’impression de la connaître depuis longtemps, comme les autres d’ailleurs, dans cette relation bizarre de fausse proximité que donnent tant d’heures passées ensemble à des moments fragiles et crépusculaires, quand on s’est dépouillé de toute posture et qu’on se retrouve seul pour aborder la nuit, sans le secours d’un environnement tendrement familier. Il y avait des visages oubliés qui n’avaient fait que passer et qui se brouillaient dans sa tête et puis d’autres, moins nombreux, qui avaient laissé leur empreinte, souriante ou mélancolique. Quatre ou cinq élèves partis depuis des années maintenant étaient restés en relation avec Sylvain. Quelques coups de fil, deux ou trois soirées, le lien n’était pas vraiment rompu. Ils rentraient tout doucement eux aussi dans l’âge adulte. Difficile, en revanche, de donner un âge précis à Céline. Ses yeux déjà redoutablement cernés portaient toute la fatigue du monde, mais sa bouche, ses joues pleines et fraîches appartenaient à l’enfance. Il fallait la regarder avec attention pour apprécier le délicat modelé de ses traits, la forme très particulière de son nez, un peu épaté et tout arrondi à son bout et la sombre profondeur de son regard. Le cou gracile se perdait dans la triple épaisseur des pulls enfilés et le corps disparaissait entièrement, avalé par une carapace textile sans faille. Aucune courbe, aucune rondeur. Sylvain se demanda combien elle pesait, eut une seconde la tentation de le lui demander, mais se ravisa à temps. Assise sur le lit spartiate du jeune homme, elle jouait à lisser machinalement de la main gauche la couette négligemment rabattue. Ses pieds bougeaient sans arrêt. « Tu sais, Sylvain, j’ai deux petites sœurs. Elles ont trois et cinq ans. En fait, on n’a pas le même père, mais ça n’a aucune importance. Moi, le mien, je ne l’ai jamais connu. Il a laissé tomber ma mère quand il a su qu’elle était enceinte. Elle le connaissait à peine et elle n’aime pas en parler. De toute façon, il est parti sans laisser d’adresse et ma mère dit que c’est mieux comme ça, qu’ils ne se seraient jamais entendus. J’en sais rien, mais à partir de là ma mère s’est retrouvée dans la galère, avec moi et une famille qui l’a quasiment foutue à la porte. Obligée de faire trente-six métiers. Tous plus débiles les uns que les autres. Le dernier, elle l’a depuis un bon bout de temps. Elle est devenue spécialiste du ménage des entreprises
, y en a pas tant, paraît-il. Des enfilades de couloirs, des bureaux immenses, des salles d’attente cradingues. Au début, elle m’a dit, elle avait des malaises, des envies de fuir. Remarque, à quatre heures et demie du matin ou à neuf heures du soir, ça doit être glauque, les entreprises ! maintenant, ce sont les horaires qu’elle préfère... elle dit qu’elle est bien toute seule, qu’elle se sent libre. Moi, ce que je vois, c’est qu’elle est toujours crevée, même le dimanche, même quand il nous arrive de rigoler toutes les deux, il y a ces plis autour de sa bouche, ses yeux froissés et ses mains souvent gercées et rugueuses. À la maison, pas moyen de souffler : il y a les petites à lever, à préparer, à emmener à l’école. Pour l’instant on ne lui dit rien pour leurs retards continuels, mais l’année prochaine, quand Myriam sera au C.P., comment elle va faire ? Moi, je ne peux pas être là tout le temps et de toute façon, pour ce que ça change ! je reste dans la chambre à crever de haine pour l’épave qui est vautrée devant la télé et qu’elle traîne comme un boulet. Ce type, je le tuerai. Il vit à ses crochets, il supporte à peine ses deux petites... monsieur travaille quinze jours et ne fout rien pendant trois mois, mais quand je dis rien, Sylvain, c’est rien ! Pas un repas, pas un coup de balai, pas un bain aux