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Quand le bonheur se fait chagrin
Quand le bonheur se fait chagrin
Quand le bonheur se fait chagrin
Livre électronique278 pages3 heures

Quand le bonheur se fait chagrin

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À propos de ce livre électronique

Elle se prénomme Jeanne-Isabelle, et elle est au cœur de ce roman. Tout commence par la découverte, dans la maisonnette de son père, d’une malle renfermant deux manuscrits inédits plutôt troublants. Deux textes très différents, tant par le contenu que par le style, mais entre lesquels existent des liens étroits. Deux récits qui excitent d’autant plus la curiosité de Jeanne-Isabelle que l’un d’eux s’inspire de sa propre vie. Mais le plus étonnant n’est pas là, car ce roman énigmatique nous réserve bien d’autres surprises et de multiples rebondissements. Quand le bonheur se fait chagrin est une comédie de mœurs qui fait la part belle aux sentiments, et où de fringants jumeaux occupent une place majeure. Un roman aux allures de polar, mené tambour battant, qui ne lésine pas sur les émotions. Un texte écrit dans une langue tantôt moderne, tantôt classique, tour à tour poétique et jubilatoire. Qui plus est, ce livre, subtilement construit, laisse entrevoir les dessous de l’intrigue et les ressorts de la création littéraire. Il s’ensuit une histoire passionnante avec un suspense qui ne se dément jamais. On y croise des êtres attachants et des individus déplaisants, des amours échevelées et des destins contrariés. C’est captivant jusqu’à ce funeste dénouement pas vraiment dramatique pour tout le monde.
LangueFrançais
Date de sortie23 juin 2014
ISBN9782312022840
Quand le bonheur se fait chagrin

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    Aperçu du livre

    Quand le bonheur se fait chagrin - Jean-Pierre Raison

    DU MÊME AUTEUR

    L’ÉCRITURE EST UNE DROGUE DURE

    Les Éditions du Net, 2013.

    ————

    LE QUOTIDIEN D’UN O.S. DU JOURNALISME

    ou l’édifiant témoignage d’un correspondant de presse nantais

    Éditions du Petit Pavé, 2011.

    RETROUVAILLES À L’ANSE ROUGE

    Éditions du Petit Pavé, 2009.

    LE RETOUR DE L’ABBÉ FOURNIER

    Éditions du Petit Pavé, 2007.

    AU-DELÀ DES APPARENCES

    Éditions Opéra, 2002.

    POUR QUELQUES MOTS DE TROP

    Éditions Opéra, 1997.

    L’ARLEQUINE

    Media France Éditions, 1994.

    Quand le bonheur

    se fait chagrin

    Quand le bonheur se fait chagrin,

    évoquera chez certains Il pleut sur Nantes,

    cette chanson où Barbara raconte sa venue

    dans la cité nantaise pour retrouver

    ce père disparu qui enfin la réclame :

    « Il pleut sur Nantes / Donne-moi la main /

    Le ciel de Nantes / Rend mon cœur chagrin. »

    Hélas ! ce sera un rendez-vous manqué.

    Dans le présent roman, la douleur

    familiale est d’une autre nature.

    Et si le chagrin le dispute au bonheur,

    l’espérance tient tête au désespoir.

    Illustration de couverture :

    photo de Jean-Pierre Raison ; droits réservés.

    Jean-Pierre Raison

    QUAND LE BONHEUR

    SE FAIT CHAGRIN

    roman

    LES ÉDITIONS DU NET

    22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2014

    ISBN : 978-2-312-02284-0

    Introduction

    La grande peur de l’an 2000 m’avait laissé froid, et la température de janvier, qui me paraissait conforme aux normales saisonnières, renforçait ce détachement face aux grands éléments. Ma préoccupation du moment, liée à mon activité littéraire, était d’un autre ordre. Je voulais renouveler mon style et je peinais à le faire évoluer, enlisé que j’étais dans un classicisme suranné.

    Grâce au ciel, ma fille adorée, qui n’avait pas vu son frère depuis de languissantes années, eut l’occasion de le rencontrer. J’aurais eu moi-même un vif plaisir à le retrouver, mais sa mère, femme rancunière, me priva de ce bonheur-là.

    Qu’importe, pour contourner l’obstacle et compenser ce manque, mon imagination se mit en branle, et cahin-caha, grâce à ce contretemps, disons cet aléa, s’entama le roman que voilà.

    Plus tôt qu’à l’ordinaire, les frimas de l’an 2000 naissant se transmuèrent en brise printanière. Et ce fut dans mon esprit comme un enchantement. Jamais je ne m’étais senti si léger, si fringant et si performant. Mon style, je le tenais, et il faudrait me tuer pour m’en déposséder.

    Je tenais plus encore entre mes mains ces enfants de naguère séparés par un destin contraire, ces créatures aimées que j’allais réinventer pour le plus grand bien de la culture livresque. Et comme un chat ne saurait faire de chien, l’un embrassa la peinture, et l’autre la littérature.

    Cela posé, qu’ils soient artistes ou chenapans ne change rien au romanesque de ce récit fictif, qui se résume en vérité à une fabuleuse histoire d’amour. D’un amour aussi fou que courtois, qui réjouira les vieux et les adolescents, les âmes sensibles et les cervelles racornies, tant mes agneaux de vingt ans sont tendres, beaux et charmants. Elle, se prénomme Irène, et l’honneur lui revient d’entamer cet ouvrage qui, nonobstant son talent, ne coule pas de source. L’acte d’écrire, qui réclame folie et fantaisie, se vit dans la joie et la souffrance, et il arrive que l’inspiration expire après de longs soupirs…

    Première Partie

    ILS ONT VINGT ANS, ET C’EST L’ÉTÉ

    … Malgré un début flamboyant, Irène, écrivaine en herbe et jeune pousse de la littérature, doute d’elle-même, et se montre insatisfaite.

    Elle s’en ouvre à Guillaume, en qui elle a une confiance absolue. Si ce dernier n’est pas un lecteur chevronné, il a une sensibilité ma foi bien aiguisée. Son jugement ne sera sans doute pas déterminant, mais, pense-t-elle, grâce à leur discussion, la mécanique inventive va s’enclencher, et le livre profiter de cette lancée. Surtout, elle sait que Guillaume ne lui mentira pas, et quoi qu’il dise, elle le croira, pour la bonne raison que Guillaume est son jumeau, l’amour de sa vie… jusqu’à aujourd’hui.

    1

    Nous avons vingt ans et nous ne pensons qu’à nous aimer.

    Nous habitons un moulin de meunier au sommet d’une colline parsemée de genêts. Autour, c’est la campagne. Par temps clair, on voit très loin. À l’ouest, au-delà de l’horizon, il y a l’océan. Le hameau le plus proche se trouve à six kilomètres. Une ferme abandonnée se meurt en bas de chez nous.

    Car le moulin est à nous. Un don du ciel : sans lui, notre histoire d’amour n’aurait jamais existé. Qu’avons-nous fait au Bon Dieu pour mériter ce grand bonheur ? Combien de temps durera cette idylle paradisiaque ?

    Ici, nous vivons comme sur une île déserte. Sans eau courante ni électricité. On s’éclaire avec des lampes-tempête, on s’abreuve et on se lave avec l’eau du puits creusé au pied de la colline. On mange aussi, mais alors on va faire nos courses chez Liliane, qui tient la supérette de Gétignac. Notre dernière acquisition : un réchaud à gaz.

    Ce matin, à onze heures, c’est la canicule. Je suis étendue dans l’herbe, nue au soleil. Nous avons fait l’amour cette nuit, et il m’en reste une secrète envie de me caresser. J’aime la chair, la mienne et celle de Guillaume.

    Guillaume et moi, nous sommes avides l’un de l’autre. On se regarde, on se désire, on se touche, on s’enlace et nos corps s’entrelacent. Parfois, après, on se dit « je t’aime », ou alors on s’embrasse, on se frotte, on s’enflamme, et à nouveau on s’aime. Si on s’écoutait, on se câlinerait continuellement. Mais l’on ne passe pas tout notre temps à s’écouter, on se parle. On adore converser de tout et de rien. On joue beaucoup avec les mots. Nous allons jusqu’à faire l’amour en paroles.

    Je suis belle et sensuelle, il est irrésistible. On a vingt ans, seul compte le présent. Nous vivons au jour le jour, en croquant l’instant qui s’écoule. Guillaume est à moi, je suis à lui, on s’appartient corps et âme, le reste n’est que littérature.

    La littérature ? Vaste sujet. Les livres ? Nos compagnons fidèles. Ils vivent en ménage avec nous, ils nous habitent. Que des romans. Ils sont partout dans notre moulin, mais pas n’importe où. On ne les laisse pas vagabonder, la bohème n’est pas notre genre.

    Nous ne sommes pas des rêveurs ni des contemplatifs, encore moins des idéalistes. Guillaume et moi, nous sommes heureux ensemble et vivons en harmonie avec la nature. Qu’est-ce qui nous unit en dehors de l’amour et des livres ? Peut-être une certaine sensibilité artistique : j’écris, il peint.

    ——

    Je viens de me relire et je suis mécontente de moi. Notre histoire, je n’arrive pas à l’écrire. Je ne sais pas comment la raconter. Raconter deux êtres qui s’aiment, est-ce possible ?

    – Irène ! Où es-tu ?

    – Sous le pin parasol, je relis mon début de roman.

    – Montre-moi mon ange… Oh là !

    – Oh là quoi ?

    – Pas une seule rature ! Comment tu fais ?

    – Je suis dessus depuis trois jours et j’ai recopié huit fois.

    – Pourquoi t’achètes pas un ordinateur ?

    – Parce que ça ne marche pas au gaz !

    – Faudra que j’en parle à ce Yankee de Bill.

    – Bill qui ?

    – Tu connais deux Bill aux USA ? Bill Gates, le cofondateur de Microsoft, accessoirement l’homme le plus riche du monde. [Aux yeux de Guillaume, Bill Clinton, qui était alors (en 2000) président des États-Unis, comptait donc pour du beurre.]

    – Sois sérieux, Guillaume… dis-moi ce que tu penses de ma prose.

    – Donne-moi le temps de la déguster.

    – Guillaume, lis et sois critique.

    – Je t’ai déjà menti, Irène ?

    – Lis.

    Guillaume lut, sans donner le sentiment de lire, et Irène attendit, avec l’air de s’attendre à tout et à rien :

    – Alors, qu’en dis-tu ?

    – J’en dis que je ne sais pas si j’aurais entamé le livre comme toi. Plutôt que de planter le décor, je serais entré illico dans le vif du sujet.

    – Mais mon sujet, c’est nous, et, remarque-le, j’attaque bille en tête sur nous.

    – Ta manière de procéder me semble trop théâtrale et un peu abstraite. Moi, j’aurais démarré par du concret.

    – « Nous avons vingt ans et nous ne pensons qu’à nous aimer », c’est pas concret ?

    – Pas vraiment. En revanche, quand tu dis « j’aime la chair », ça me touche.

    – Et quand je te touche, est-ce que tu aimes ?

    – Laisse-moi aller au bout… Tu ne devrais pas mêler notations objectives et appréciations personnelles.

    – Tu voudrais que je tienne un journal avec faits d’un côté, commentaires de l’autre.

    – Non. J’aimerais mieux que tu ne mélanges pas tous les plans : tu décris, tu expliques, tu suggères, tu affirmes. D’une certaine façon, ton début ressemble à une introduction. C’est une espèce de résumé qui, en plus ramassé, pourrait figurer au dos de la couverture. Encore que tu déflores le sujet au lieu de donner envie de lire.

    – Il faut bien que le lecteur s’y retrouve.

    – Tu n’as pas à le mener par le bout du nez, tu dois prendre davantage de distance par rapport à lui, et donc par rapport à ton texte.

    – Un peu intello, non ? Et mon style, il est comment mon style ?

    – Il est composite et glacial.

    – Charmant !

    – Tu voulais une critique honnête et constructive, tu l’auras… Tu devrais adopter un seul et même ton dès le début. D’où la question : quel type de roman veux-tu écrire ?

    – Un roman d’amour.

    – Alors, montre-nous deux êtres qui s’aiment.

    – Comme nous ?

    – Nous, on ne s’aime pas, on s’adore.

    – Waouh ! J’adore ta sincérité mon Guillaume. Je vais te faire une confidence, ce début, il ne me plaît pas non plus. Plus exactement, il ne me plaisait pas avant que nous en parlions. Mais en y ajoutant notre dialogue, il prend tout son sens et devient bon, non ?

    – Subtile ton idée… Et tu comptes m’utiliser ainsi jusqu’à la fin de ton livre ?

    – Non, ce roman je vais l’écrire toute seule, comme une grande.

    – Tu crois vraiment réussir à le faire toute seule ton bébé ?

    Irène fixa les lèvres de Guillaume, comme hypnotisée par cette réplique, puis lui tendit la main :

    – Déshabille-toi et viens m’enlacer !

    Ils se roulèrent dans l’herbe, bouche contre bouche, sous les ailes protectrices du vieux moulin.

    *

    La gérante de la supérette de Gétignac est une mère pour nous. Nous allons la voir tous les vendredis. Du moulin à son magasin, il y a huit kilomètres. À vélo, il nous faut une demi-heure ; beaucoup plus si l’on musarde en chemin.

    Les bicyclettes, on les a trouvées dans une cahute à proximité du puits. Elles faisaient peur à voir. Guillaume, très adroit de ses mains, les a remises en état. Les pneus étaient fendillés et les chambres à air poreuses, les câbles de frein grippés et les patins usés, Guillaume a tout réparé. Cela nous est revenu à deux cents francs, et encore Liliane nous a-t-elle prêté une boîte à outils et offert une burette d’huile Singer… Singer, l’huile qui ne s’use que si l’on s’en sert !

    Mais aujourd’hui, quelle joie d’avoir redonné vie à ces objets inanimés qui sillonnent la campagne sous l’impulsion de nos jambes musclées ! La mienne, de bicyclette, est équipée de sacoches. Ce n’est pas un vélo de femme d’origine : un forgeron a dû trafiquer le cadre pour qu’une paysanne d’ici puisse s’en servir, par exemple pour se rendre au marché de Châteaumont, le chef-lieu du canton. Avant l’implantation de la supérette, il n’y avait aucun commerce à Gétignac ; boulanger, boucher et épicier de Châteaumont assuraient le ravitaillement du patelin et des villages environnants ; des artisans subsistent, mais ils n’ont plus qu’un intérêt ethnologique dans cet endroit perdu où les touristes se font rares. Liliane a du mal à joindre les deux bouts. Quand on lui demande pourquoi elle s’est lancée dans cette affaire vouée à la disparition, elle met en cause l’ancien député du coin, un radical de droite, dont l’idée maîtresse était de régénérer les localités malades de l’exode rural. Battu aux dernières élections par un apolitique du centre, l’ex-grand visionnaire vit aujourd’hui reclus dans son manoir où il passe ses journées à rédiger ses mémoires. « Vous qui écrivez si bien, ma petite Irène, vous devriez lui prêter votre plume, sinon il mourra avant même de terminer son premier chapitre. » N’ai-je pas raison de dire que Liliane est une mère pour nous, et d’abord pour moi dont elle vante les qualités stylistiques alors qu’elle n’a lu qu’un poème de ma composition, une ode triste comme une banlieue surpeuplée ?

    Liliane est veuve. Elle ne fait pas ses quarante ans. Une fois par semaine, elle va à Châteaumont pour voir où en est la mode. Liliane a une faiblesse : elle voudrait toujours être habillée du dernier cri. Elle arbore parfois des tenues qui affolent tout Gétignac. Au lieu de tempérer ses ardeurs, je l’incite à jouer les originales. En ferais-je autant avec ma mère… si, à l’heure qu’il est, je savais où se trouve ma mère ?

    Notre mère nous a abandonnés un jour d’été sur la plage de Saint-Jean-de-Monts. C’était à marée basse. Sur l’esplanade, le cadran de l’horloge indiquait 18 heures 15. Je donne cette précision parce que je l’ai fournie des dizaines de fois à tous ceux qui nous ont interrogés à la suite de la disparition de maman. Le marchand de glaces venait d’actionner sa sono – un petit air de manège – et, forcément, j’ai tourné la tête en direction du remblai. Mon frère jumeau aussi. Puis, dans un même réflexe, on a voulu s’adresser à maman qui aurait dû être allongée à côté de nous sur sa serviette de bain. La serviette était là, mais point de maman. Éclipsée. D’habitude sur les plages, ce sont les enfants qui se perdent, sans parler de ceux qui pourraient se faire enlever tant les parents s’en préoccupent peu. Maman, elle, n’avait pas de raison de se faire kidnapper, c’est donc qu’elle était partie de son plein gré.

    Sept ans après, je n’en suis plus à me demander pourquoi notre mère nous a abandonnés, mais j’aimerais bien savoir où elle est, ce qu’elle fait et comment elle va. Peut-être se pose-t-elle les mêmes questions ? Pour ma part, j’en aurais à lui raconter !

    L’épicière de Gétignac ne ressemble pas à maman qui avait la splendeur d’un mannequin de haute couture, quoique issue d’un milieu très modeste. Liliane, dont j’ignore les origines, a l’allure d’une sportive. Guillaume va jusqu’à dire qu’elle a un côté masculin… qui ne lui déplaît pas. Je ne suis pas de son avis, moi je la trouve prévenante et douce, qualités rares chez un homme. Guillaume est tendre, attentif à mes désirs, mais c’est différent. Il lui arrive de s’emporter. Je n’imagine pas Liliane en colère. Elle a néanmoins un gros défaut : elle ironise. Dans sa supérette, hormis ses tenues excentriques, voire provocantes, il n’y a rien à lui reprocher. Dans l’intimité, je préfère me taire.

    L’autre soir, nous dînions chez elle. Elle avait invité Chamouleau pour faire le quatrième. Car, sous ses dehors farfelus, Liliane est cartésienne. Elle aime les choses équilibrées. Les situations bancales du genre ménage à trois ou partie de cartes à cinq la perturbent. Quand on la taquine sur sa phobie des chiffres impairs, elle prétend que cela remonte à son instituteur. Pour ce qui est de Chamouleau, elle le reçoit à sa table pour « se ficher de sa poire ». C’est son expression. Elle en a beaucoup comme ça. Certains diraient « se moquer de lui », d’autres « se foutre de sa gueule ». Non, Liliane, elle, donne dans la demi-mesure, le pas de deux, l’entrechat. Sa langue se veut juste frétillante. Chamouleau est moins compliquée. Il n’appelle pas un imbécile, un idiot, mais tout bêtement un con. Il serait d’une ignorance crasse et d’un ennui mortel s’il ne passait pour le plus grand raconteur d’histoires du canton. Sa dernière : c’est l’histoire d’un paysan qui va à confesse avec sa femme. Guillaume, qui déteste ce genre de types et ce type de plaisanteries, était plié en deux. Chamouleau en a aligné dix comme ça. Si bien qu’on est restés dormir chez Liliane, Guillaume avait trop mal aux abdominaux pour revenir au moulin à bicyclette. Qui plus est, la lune manquait au rendez-vous. On a beau connaître le chemin comme le moindre repli de nos anatomies, il y aurait eu danger à sillonner la campagne dans le noir. Le coin n’est pas maudit, mais je connais des légendes qui défriseraient un caniche. Oui, oui, des contes à vous flanquer la chair de poule. Ce soir-là, je n’étais pas d’humeur à badiner avec la sorcellerie. Puis, je craignais pour mon Guillaume qui se tordait de douleur après avoir pleuré toutes les larmes de son corps en écoutant cet abruti de représentant en lingerie fine.

    Ce soir-là, il y a aussi quelque chose que j’ai mal vécu, c’est le comportement de Liliane. Sous prétexte qu’elle avait dans son rayon parapharmaceutique un baume aussi miraculeux que la Jouvence de l’abbé Sourit, elle a risqué de ruiner notre amitié. Que dis-je ! Elle a failli me pousser à commettre une gravissime transgression. Oui, écoutez bien, sous couvert de répandre cet onguent bienfaisant avec la plus extrême dextérité, elle a palpé et repalpé le ventre de mon Guillaume pour soulager ses contractures. Bien que sûre à deux mille pour cent de mon amour chéri, j’étais à cran. Liliane massait avec un zèle diabolique, en décrivant des cercles concentriques autour du nombril. Elle avait desserré la ceinture et entrouvert le pantalon de Guillaume. De temps à autre, ses doigts frôlaient la toison du bas-ventre. J’aurais voulu faire une réflexion à Liliane, fût-ce avec délicatesse, mais je n’osais pas. Je cherchais vainement le regard de Guillaume qui gardait les yeux fermés sous les attouchements rédempteurs de sa guérisseuse.

    J’ai lu des piles de livres érotiques, et expérimenté les caresses les plus cachottières, mais, ce soir-là, j’ai pris conscience des ravages de la jalousie. J’ai éprouvé ce je ne sais quoi de bestial qui fait que l’on tuerait quelqu’un par haine de la trahison, par crainte d’être dépossédé de l’âme sœur, de l’être aimé, de sa raison de vivre.

    2

    Près du puits, Irène et Guillaume barbotaient dans l’abreuvoir où, naguère, se désaltéraient les animaux de la ferme. Nus sous le bain moussant (une nouveauté de Liliane) qui se répandait dans le pré, ils admiraient leur moulin – monument enraciné dans la pierraille – que le soleil de midi illuminait. Coups de chaud, coups de froid, coups de vent, bourrasques de pluie, son enduit grisâtre, par endroits tavelé, voire recouvert de lichen, jurait avec le blanc nacré de ces constructions d’opérette que les touristes immortalisent en kodakolor : ici, patine des ans, âme tourmentée ; là, ravalement croquignolet, profil gnangnan.

    Ce moulin, qui leur était tombé du ciel comme un louis d’or dans une escarcelle, aurait enflammé Don Quichotte. Guillaume l’avait immortalisé sur un morceau de contreplaqué.

    – Je ne t’ai pas montré ma dernière création, dit-il à Irène.

    – Non, mais j’ai constaté qu’une étagère manquait dans le petit meuble de la chambre.

    – Il faut que je me procure des toiles.

    – Que tu paieras comment ?

    – Comment ça comment ?

    – Avec quel argent ?

    – Ne sois pas vulgaire, mon ange immaculé.

    – Pardonne-moi, chéri, nous vendrons l’amour, l’eau fraîche et l’air pur dont nous regorgeons pour acheter des toiles.

    – Tu es divine.

    Guillaume s’échappa de la baignoire et courut dans le pré en criant « elle est divine », « elle est divine », « elle est divine ». Des éponges de mousse parsemaient son corps.

    ——

    J’ai suivi le conseil de Guillaume : au lieu de raconter notre histoire en me mettant moi-même en scène, j’ai endossé la tunique de la narratrice. Mais cette distance me brime. J’aime m’impliquer, rapporter me navre, relater m’ennuie, décrire me barbe, narrer ne me fait pas marrer… tant pis, c’est écrit. La faute à ma professeur(e) de l’école primaire, qui avait inscrit sur mon carnet de notes : « Irène a beaucoup de facilités. » Douze après, j’en ai cent fois plus, c’est pourquoi je donne si facilement

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