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Le GRAND MAGASIN: La chute
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Livre électronique376 pages4 heures

Le GRAND MAGASIN: La chute

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À propos de ce livre électronique

1928. Sept mois ont passé depuis la mort tragique de Caitlyn. Après avoir tout quitté pour oublier cette tragédie, Olek revient à Montréal. Mais reprendre le cours normal des choses se révèle plus ardu qu'il l'escomptait, car son départ abrupt pour l'Ouest canadien a laissé des traces.

De son côté, Victorine entreprend avec enthousiasme ses fonctions dans le rayon de la haute couture. Ce travail lui permet de mettre temporairement de côté ses échecs amoureux, mais Greg Chase occupe toujours ses pensées. Terminera-t-elle ses jours vieille fille ? C'est là une voie qu'elle souhaite bien éviter.

Grâce à son nouveau poste d'étalagiste, Laurianne renoue avec sa passion pour le dessin et se découvre un talent pour la peinture. La conceptrice de vitrines est elle-même admirée par de nombreux prétendants : Finn, de retour en ville, Jos Pageau, qui lui promet une vie confortable, et enfin Olek, qui tente de regagner sa confiance…

A l'approche de Noël, des mains s'activent pour déployer les plus beaux trésors du grand magasin. Chaque soir, elles doivent toutefois pousser les portes de cet antre lumineux pour affronter le froid extérieur. Alors que la crise économique s'installe, le microcosme lustré du Eaton saura-t-il protéger ses fidèles employés ?
LangueFrançais
Date de sortie18 nov. 2021
ISBN9782897837266
Le GRAND MAGASIN: La chute

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    Aperçu du livre

    Le GRAND MAGASIN - Marylène Pion

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    De la même auteure

    chez Les Éditeurs réunis

    Les lumières du Ritz

    1. La grande dame de la rue Sherbrooke, 2021

    2. Les heures sombres, 2021

    Le cabaret, 2020

    Rumeurs d’un village

    1. La sentence de l’Allemand, 2019

    2. L’heure des choix, 2019

    Le grand magasin

    1. La convoitise, 2017

    2. L’opulence, 2017

    3. La chute, 2018

    Les secrétaires

    1. Place Ville Marie, 2015

    2. Rue Workman, 2015

    3. Station Bonaventure, 2016

    Les infirmières de Notre-Dame

    1. Flavie, 2013

    2. Simone, 2013

    3. Évelina, 2014

    4. Les Nursing Sisters, 2014

    Flora, une femme parmi les Patriotes

    1. Les routes de la liberté, 2011

    2. Les sacrifices de l’exil, 2012

    À mon filleul Victor.

    1

    Novembre 1928

    Le wagon du train s’ébranla, tirant Olek de son sommeil agité. Le jeune homme ouvrit les yeux, regarda autour de lui, cherchant à savoir où il se trouvait, puis se calma en reconnaissant la cabine qu’il occupait avec Finn et deux étrangers. Son compagnon de voyage s’était lui aussi assoupi, la tête appuyée contre la fenêtre, et grommela dans son sommeil avant de se tourner, en quête d’une position plus confortable. Olek s’étira les jambes et demanda à son voisin d’en face de quelle gare le train venait de repartir.

    — Sudbury Junction !

    L’homme n’ajouta rien d’autre, croisa les bras et ferma les yeux, visiblement contrarié d’avoir été dérangé. Olek plaça ses mains derrière sa tête et prit une grande respiration pour calmer l’angoisse qui l’assaillait soudain. Revenir n’avait pas été une décision facile, mais l’exil avait assez duré. Il n’avait aucune idée de la façon qu’il serait reçu à Montréal. Certes, sa mère serait heureuse de le revoir, mais que diraient ses amis qu’il avait laissés sans nouvelles pendant de longs mois ? Cet exil qu’il avait voulu salvateur, pour oublier la mort de Caitlyn, lui avait révélé des forces intérieures qu’il ne soupçonnait pas.

    Il n’avait pas eu le choix de partir pour trouver un peu de paix. Tout lui rappelait Caitlyn : le magasin, les trajets en tramway ; il avait l’impression de la voir partout. Dans les journaux, il n’était question que de ce crime passionnel qui avait coûté la vie à une jeune femme à l’avenir plein de promesses. Olek n’en pouvait plus d’être un témoin muet de ce drame. Caitlyn avait craint son mari pendant de longues années, s’était volontairement éloignée de lui en changeant de nom et en refaisant sa vie avec son jeune fils. Il avait fallu qu’une personne mal intentionnée telle qu’Amandine Desloges s’en mêle pour que Will O’Neil retrace sa femme et son enfant. Après la mort de Caitlyn, rongée par les regrets, Amandine avait quitté le Eaton pour aller travailler ailleurs et essayer de se faire oublier. Olek ne lui en voulait plus. Amandine, jalouse et inconsciente, n’avait pas réfléchi aux conséquences de ses actes en retrouvant Will O’Neil et en le mettant sur la piste de Caitlyn. Cette dernière avait payé de sa vie son désir d’offrir une seconde chance à son époux, et Olek s’était senti coupable pendant de longs mois de ne pas avoir été plus vigilant en tentant de la forcer à revenir sur sa décision.

    L’assassinat de Caitlyn O’Neil avait ébranlé le Eaton au grand complet. La plupart des employés gardaient un bon souvenir de cette vendeuse qui avait travaillé avec eux pendant quelques années. Ses plus proches collègues avaient amassé des fonds pour contribuer aux frais de ses funérailles. Plusieurs s’étaient rendus au cimetière pour la conduire à son dernier repos. Olek avait de vagues souvenirs de cette journée. Il y était allé avec Victorine et Laurianne et, entouré de ses amies, il avait dit adieu à cette femme qu’il avait tant aimée.

    Quelques semaines plus tard, il s’était levé un matin et avait annoncé à sa mère qu’il partait rejoindre un ami au Manitoba. Dasha n’avait pas compris immédiatement son choix, elle avait qualifié cette décision de soudaine. Pourtant, Olek avait longuement réfléchi depuis la mort de Caitlyn. M. Norton, son patron, lui avait octroyé quelques journées de congé. Lorsque Olek avait repris son poste au magasin, plus rien ne lui semblait pareil. Plusieurs de ses collègues se retournaient sur son passage, affichant tantôt de la tristesse en guise de sympathie pour le chagrin qui l’affligeait, tantôt une curiosité malsaine de voir s’il réussirait à tenir le coup. Olek faisait peu de cas des qu’en-dira-t-on, mais il se sentait fragile depuis la mort horrible de son amoureuse. Victorine, Laurianne, Jos et même Eugène l’entouraient de leur mieux, mais ce n’était pas assez pour Olek qui avait lui-même beaucoup de difficulté à mettre des mots sur ce qu’il ressentait. Personne ne pouvait comprendre l’amant déchu et en deuil qu’il était devenu.

    C’est son mentor et ami Adrien Robitaille qui lui avait suggéré de partir quelque temps. « Ça te ferait peut-être du bien. Parfois, il faut partir pour mieux revenir », lui avait-il dit. Olek ignorait où aller pour oublier Caitlyn, sachant parfaitement que, peu importe le lieu, il n’effacerait pas de sitôt de sa mémoire la jeune femme. Ses responsabilités l’empêchaient aussi de s’exiler. Il ne pouvait pas tout quitter comme ça et laisser sa mère à elle-même, malgré son envie de voir du pays. Adrien l’avait rassuré : advenant le cas, il veillerait personnellement sur Dasha comme elle l’avait fait pour lui depuis la mort de Rose-Aimée.

    C’est la réception d’une lettre de son ancien collègue Jack Finnigan qui l’avait motivé à prendre sa décision. Dans sa missive, Finn lui expliquait comment il était parvenu à trouver un sens à sa vie en partant dans l’Ouest. Il lui avait écrit que sa porte lui serait toujours ouverte, s’il lui venait l’envie un jour de faire un tour à Winnipeg. Olek avait vu cette invitation comme un signe et il l’avait pris au mot. Peut-être que l’éloignement lui permettrait de guérir cette terrible blessure du cœur dont il était affligé ? Il avait organisé son voyage en quelques jours, avait avisé M. Norton qu’il quittait le magasin et ignorait quand il reviendrait. Son patron lui avait assuré que, peu importe le temps que cela prendrait, si le poste était vacant à son retour, il le réembaucherait. « On ne trouve pas à tous les coins de rue des employés aussi dévoués que toi, Olek », lui avait-il dit.

    Seul Jos avait été mis au courant de ce qu’il s’apprêtait à faire. Son ami avait tenté de le décourager, puis lui avait promis de veiller lui aussi sur Dasha pendant son absence. Eugène l’avait appris quelques heures avant son départ et lui avait souhaité la meilleure des chances dans ce voyage sans date de retour. À sa dernière journée de travail, il avait cherché les mots pour avertir Victorine et Laurianne, sans succès. Convaincu que Victorine, à l’esprit libertaire, comprendrait ce besoin de changer d’air, il craignait par-dessus tout la réaction de Laurianne. À de nombreuses reprises, il était presque parvenu à leur parler, mais s’était désisté à la dernière seconde. Faute de courage, il leur avait finalement écrit une lettre à toutes les deux leur expliquant la situation et avait laissé le soin à Eugène de la leur remettre.

    La veille de son départ, Olek s’était rendu jusqu’au domicile de Laurianne, rue Coursol, pour lui expliquer sa décision de vive voix, mais n’avait pas frappé à la porte. La jeune femme s’était beaucoup investie au cours des dernières semaines pour le consoler du mieux qu’elle le pouvait. Olek se sentait terriblement coupable de partir sans l’avertir, elle qui un an auparavant avait vécu la même situation avec Finn. Au fond de lui, Olek se doutait que Laurianne serait la seule personne capable de le retenir à Montréal. C’était cette crainte qui l’empêchait de gravir les marches conduisant au logement de son amie. Il était resté de longues minutes, debout de l’autre côté de la rue, espionnant le va-et-vient des occupants du logis, sans trouver l’audace de se manifester. Dépité de sa lâcheté, il avait tourné les talons, se sentant incapable de lui dire au revoir tout en sachant que cela risquerait de lui causer beaucoup de chagrin. Dans la lettre qu’il avait adressée à ses deux amies, il leur faisait la promesse d’un éventuel retour, et cela serait suffisant pour qu’elles comprennent que son départ n’était pas définitif.

    Olek avait donc envoyé un télégramme à Finn pour l’informer de son arrivée par le premier train à destination de Winnipeg, avait préparé sa valise et était parti. Finn l’attendait à la gare et l’avait accueilli dans son modeste logement. Les deux anciens collègues avaient fait le récit de leur dernière année, des drames vécus, des déceptions et de leurs projets d’avenir autour d’une bonne bouteille de whisky que Finn s’était spécialement procurée pour l’occasion.

    Comme s’il savait qu’Olek se remémorait ses mois passés à Winnipeg, Finn se réveilla et jeta un œil à sa montre de poche. Il s’étira en grimaçant.

    — J’avais oublié à quel point on peut être mal installé pour dormir dans un train. Rien ne vaut une bonne vieille paillasse ! Il y a longtemps que tu es réveillé ?

    — Depuis Sudbury Junction.

    — Tu devrais te rendormir, le voyage te paraîtra moins long !

    — J’aimerais bien, mais je n’arrête pas de penser à notre arrivée à Montréal.

    — Ça va bien se passer, ta mère sera heureuse de retrouver son grand garçon.

    — Je ne suis pas inquiet en ce qui concerne ma mère, ce sont les réactions des autres que je redoute.

    — Ça fait longtemps que j’ai arrêté de m’en faire avec ce que pensent les autres. Tu devrais faire pareil.

    — Tu ne crains pas la réaction de Laurianne ?

    — Elle m’a sûrement oublié avec le temps, il vaudrait mieux pour elle de toute façon. Je ne pense pas rester longtemps en ville. Je ne sais pas encore si je vais partir pour les States ou ailleurs. J’ai envie de voyager et je ne veux aucune attache à Montréal.

    Olek n’enviait aucunement cette liberté que possédait Finn, sa mère lui avait manqué ainsi que tous ses compagnons pendant ses longs mois d’absence. Malgré l’appréhension qu’il ressentait, il avait très hâte de les revoir. Malheureusement, Finn ne connaissait pas ce bonheur d’avoir une famille et des amis qui l’attendaient quelque part. Il souhaitait repartir dès qu’il aurait amassé suffisamment d’argent. Olek espérait bien que son ami changerait d’idée, une fois installé dans la métropole. Finn se cala dans son siège et ferma les yeux, laissant Olek à ses pensées. Olek ferma les yeux à son tour afin de profiter des dernières heures avant que le soleil se lève sur une nouvelle page de sa vie.

    * * *

    Dasha relut la lettre avant de la replier et de la ranger dans son enveloppe. Elle resta plusieurs minutes, la missive à la main, à regarder par la fenêtre de la cuisine. Ce moment qu’elle attendait depuis près de sept mois se concrétisait enfin ! Lorsque Olek était parti, elle avait craint qu’il ne revienne jamais, qu’il trouve un travail là-bas, rencontre une jeune femme et décide de s’établir loin d’elle. En songeant à ce départ précipité, Dasha avait encore le cœur noué. Elle se trouvait égoïste de réagir de la sorte, elle aurait dû se réjouir pour son fils qui cherchait un sens à sa vie en refusant de crouler sous le chagrin. Sa dernière lettre la soulageait tellement ! Son Oleksander serait de retour sous peu !

    Dasha n’avait pas compris tout de suite ce besoin de s’éloigner. En discutant longuement avec Adrien, elle avait réalisé qu’Olek devait prendre du recul pour guérir ses blessures. Adrien lui avait fait remarquer qu’il n’était plus ce garçon qu’elle voyait et désirait encore protéger. Elle devait se faire à l’idée qu’il était désormais un homme avec ses propres choix.

    Juste avant son départ, Olek s’était inquiété de la situation financière de sa mère, car il la privait ainsi d’un revenu. Dasha s’était montrée rassurante, elle réussirait à subvenir à ses besoins avec son salaire de la Belding-Corticelli. Ses finances étaient le dernier de ses soucis, c’était pour son fils qu’elle s’inquiétait. Pourquoi vouloir aller aussi loin alors qu’elle était là pour lui apporter du réconfort ? Le cœur en miettes, elle avait laissé partir son unique enfant pour le Manitoba où elle espérait qu’il trouve les réponses à ses questions.

    Chaque mois, Dasha avait reçu une enveloppe d’Olek contenant un petit mot et une somme d’argent pour l’aider à arrondir ses fins de mois. Elle reconnaissait bien là toute la grandeur d’âme de son fils qui pensait à elle malgré les kilomètres les séparant.

    Les mois s’étaient succédé, l’été avait fait place aux journées plus fraîches de l’automne, puis les arbres s’étaient dénudés de leurs feuilles en prévision des grands froids qui s’installeraient sur la métropole. Plus le temps passait, plus Dasha craignait qu’Olek ne revienne pas de sitôt. Adrien, qui lui rendait visite presque tous les soirs de la semaine, s’était montré rassurant, son « Russe » rentrerait au bercail, il en était convaincu. Heureusement d’ailleurs qu’Adrien avait été là pour elle durant cette absence qui se prolongeait. Les longues soirées de solitude, son ami les passait avec elle, lui-même trouvant la maison bien grande depuis la mort de sa Rose-Aimée. Les deux âmes esseulées écoulaient le temps en écoutant des émissions de radio, en jouant à la crapette – un jeu de cartes que Dasha avait pris plaisir à découvrir –, ou tout simplement en discutant. Grâce à lui, elle avait compris ce besoin d’Olek de partir, de se ressourcer loin de cette ville qui lui rappelait beaucoup trop Caitlyn.

    Au moment où elle s’apprêtait à ranger la lettre d’Olek avec les autres, Dasha reconnut le frappement discret à la porte qu’avait coutume de faire Adrien. À plusieurs reprises, elle lui avait signifié qu’il n’avait pas besoin de frapper avant d’entrer, mais l’homme s’entêtait à le faire. Elle sourit en l’entendant toussoter pour annoncer sa présence, avant de le voir arriver dans la cuisine.

    — Bonsoir, Adrien ! As-tu passé une belle journée ?

    — Oui ! Je me suis rendu sur les docks pour voir où en étaient les gars avec le déchargement du gros cargo de marchandises qui est arrivé. Et toi, ma chère ?

    — Toujours la même chose à la Belding ! Non pas que je me plains, je suis tellement chanceuse d’avoir ce travail, mais parfois je rentre éreintée et je me rends compte que je ne rajeunis pas !

    — Eh non ! Je suis heureux de passer moins de temps sur les quais. J’ai entièrement confiance en mon foreman, c’est une bonne chose, crois-moi !

    Dasha, qui tenait toujours la lettre d’Olek, la brandit à Adrien qui, le regard rempli de questions, la prit et mit quelques secondes pour en découvrir le contenu.

    — Quelle belle nouvelle ! Je t’avais bien dit qu’il reviendrait !

    — Je suis tellement heureuse ! Je ne pouvais pas imaginer qu’il ne soit pas ici pour le temps des fêtes. En plus, il ramène son ami Finn ! Ça veut donc dire qu’il ne repartira pas de sitôt !

    Adrien partageait le soulagement de Dasha. Il s’était toujours efforcé de se montrer optimiste sur le retour d’Olek, mais avait parfois eu peur que le jeune homme ne revienne pas. Il n’aurait pas su alors comment consoler la mère de son ancien employé.

    — Le fils prodigue rentre au bercail ! Je te comprends d’être aussi heureuse.

    — Il devrait être à Montréal ce samedi, en fait, c’est ce qu’il me dit dans sa lettre.

    — Peut-être pourrions-nous aller le chercher à la gare ? Il serait content de nous y voir !

    — Je ne sais pas si je peux m’absenter de l’usine, répondit Dasha, songeuse.

    — J’irai seul si tu ne peux pas. Je veux être là pour accueillir mon « Russe » !

    Dasha sourit à l’évocation de ce surnom qu’utilisait Adrien pour parler d’Olek. Maintes fois, il l’avait taquiné en l’affublant de ce surnom même s’il savait parfaitement que la famille était d’origine ukrainienne et non russe. Il est vrai qu’Olek, avec sa taille imposante et sa chevelure châtaine, pouvait ressembler par sa prestance aux grands tsars de Russie. Adrien ouvrit le vaisselier et saisit deux assiettes qu’il déposa sur la table. Ce geste était devenu familier depuis quelques jours. Adrien avait pris son temps pour se montrer à l’aise chez Dasha, malgré les demandes de celle-ci. Depuis le départ d’Olek, elle avait beaucoup insisté pour qu’il vienne souper tous les soirs chez elle, justifiant qu’elle avait toujours détesté manger seule. Comme Adrien trouvait aussi le temps long depuis la mort de Rose-Aimée, pourquoi passer la soirée chacun de leur côté alors qu’ils pouvaient partager un repas ? Comme s’il avait lu dans ses pensées, Adrien enchaîna en prenant place à la table :

    — C’est si agréable de venir ici, Dasha, après les heures au travail. Au lieu d’un logement vide et froid et personne pour m’accueillir à la maison, je suis avec toi et l’air embaume un repas succulent.

    — Ça me fait plaisir à moi aussi. Je vais le répéter une autre fois, il n’y a rien d’agréable à manger seule tous les soirs.

    Dasha s’assura qu’il ne manquait rien sur la table avant de s’asseoir en face de lui. Adrien l’observa discrètement pendant qu’elle beurrait une tranche de pain. Dasha, habituellement calme et posée, paraissait nerveuse. La connaissant, il savait que quelque chose la tracassait depuis qu’elle avait reçu la lettre d’Olek. Il prit une bouchée, chercha la meilleure façon d’aborder le sujet.

    — Tu es heureuse du retour d’Olek, pourtant je te sens tourmentée.

    — C’est vrai que j’attends ce moment depuis son départ. Il m’a tellement manqué ! J’espère qu’il a trouvé la paix intérieure qu’il recherchait avant de partir. Et puis, j’ai peur que les choses changent entre nous, avoua-t-elle en baissant la voix.

    — Que les choses changent ?

    Réalisant ce qu’elle venait de dire, Dasha sentit son visage s’empourprer. Elle essaya maladroitement de se rattraper.

    — Tu viens souper tous les soirs depuis le départ d’Olek, je ne voudrais pas que cela change avec son retour. Tu es un ami précieux, Adrien.

    — Je suis soulagé que tu me dises cela ! J’avais peur que tu me demandes de rester chez moi et de me priver de tes excellents plats ! blagua-t-il.

    — Tu seras toujours le bienvenu, même quand Olek sera là ! Tant mieux si ma cuisine te convient !

    Dasha coupa sa viande et plongea son regard dans son assiette pour se donner une contenance. Elle ne voulait pas que le retour de son fils éloigne Adrien. Au fil des mois, une profonde amitié s’était développée entre eux et, pour la première fois depuis la mort d’Ivan, elle réalisait qu’elle pourrait peut-être refaire sa vie avec un autre homme. Des sentiments contradictoires s’emparaient d’elle lorsqu’elle y songeait. Se remettre en couple à son âge était insensé ! Pourtant, la vie était si imprévisible qu’il valait la peine de profiter de chaque moment. Elle n’avait pas osé révéler ses sentiments à Adrien, mais elle souhaitait qu’il reste près d’elle au retour d’Olek. Elle ne pourrait accepter que quelqu’un qu’elle chérissait de plus en plus s’éloigne d’elle une nouvelle fois.

    * * *

    Laurianne noua le foulard sur le mannequin devant elle et recula de quelques pas pour juger de son effet. Ça irait pour aujourd’hui. Elle n’était pas fâchée que cette journée se termine. La famille de mannequins – un homme, une femme et deux bambins – ferait bonne impression lundi matin, à l’ouverture du Eaton. Chaque membre portait des vêtements chauds de la nouvelle collection hivernale qui arriverait sous peu. La porte intérieure de la vitrine s’ouvrit sur Rosa, qui tenait des accessoires que Laurianne lui avait demandé d’aller chercher de longues minutes plus tôt. Rosa Simoneau avait été assignée pour l’aider dans la création des vitrines, et Laurianne s’ennuyait sincèrement du temps où elle travaillait avec Charlotte. Son amie devait aussi former l’assistante qu’elle s’était vu attribuer. Charlotte l’avait avertie en blaguant ; le jour où Laurianne surpasserait le maître – en l’occurrence Charlotte –, les deux jeunes femmes ne pourraient plus travailler ensemble. En effet, la direction du magasin préférait que ses deux meilleures étalagistes ne fassent plus équipe pour rentabiliser la décoration des vitrines en créant deux duos au lieu d’un seul. Rosa tendit maladroitement les gants que Laurianne voulait suspendre autour des personnages de bois.

    — Ce n’est pas trop tôt, murmura Laurianne malgré elle.

    — Je n’arrivais pas à faire mon choix pour les couleurs, j’ai décidé de prendre seulement ceux de tons neutres.

    — Je t’avais dit d’apporter des gants de chevreau de toutes les teintes que nous possédions.

    Rosa allait repartir chercher ce que Laurianne réclamait, mais celle-ci l’arrêta.

    — Nous nous contenterons de placer ceux-là. Il est déjà tard et le magasin va fermer ses portes dans moins de quinze minutes. Je veux que cette vitrine soit prête pour lundi matin. La prochaine fois, fais ce que je te demande, s’il te plaît.

    Rosa hocha la tête et tendit les gants à Laurianne, grimpée dans l’escabeau. Laurianne s’en voulut de son ton impatient et s’en excusa.

    — Je suis fatiguée et j’ai hâte que la journée se termine, dit-elle simplement.

    — Oh, je comprends, ne t’en fais pas. C’est vrai que j’aurais dû suivre tes conseils. Je suis heureuse de t’assister dans la conception des vitrines. Ça fait longtemps que je rêve de faire ça !

    — La tâche est difficile et il est vraiment important que nous travaillions en équipe pour faire les plus belles présentations de la métropole ! plaisanta Laurianne pour détendre l’atmosphère.

    Effectivement, la semaine avait été longue pour Laurianne, qui avait hâte de rentrer chez elle et de profiter d’une journée de congé bien méritée le lendemain. Une raison supplémentaire s’ajoutait à son impatience envers Rosa : elle avait rendez-vous en soirée avec Joseph Pageau. Ils devaient aller au cinéma et elle ne voulait pas être en retard. Il était donc hors de question qu’elle termine sa vitrine plus tard, elle devait rentrer et se changer en vitesse puisque Jos viendrait la chercher vers dix-huit heures. Avec le trajet en tramway, elle n’avait pas de temps à perdre.

    C’était Émilien qui lui avait présenté officiellement Joseph, qu’elle connaissait vaguement pour l’avoir croisé quelques fois lorsqu’elle sortait avec Olek et ses collègues. Émilien fréquentait de plus en plus assidûment Anne, la sœur de Jos, et il avait pensé que Laurianne pourrait elle aussi fréquenter un membre de la famille Pageau. Laurianne était sortie à quelques reprises avec Émilien et Anne, et chaque fois Jos les accompagnait. Lentement, elle apprenait à le connaître un peu mieux, au grand bonheur d’Émilien qui prédisait un mariage double d’ici la prochaine année.

    Laurianne considérait Jos seulement comme un ami et imaginait mal se marier dans les mois à venir. Elle aimait beaucoup trop son travail chez Eaton pour tout abandonner et devenir une femme au foyer comme tant d’autres. Le départ d’Olek les avait rapprochés ; Jos comprenait difficilement l’exil de son meilleur ami et avait tout fait pour le retenir, Laurianne acceptait mal qu’Olek soit parti sans l’avertir de vive voix, lui laissant une simple lettre en guise d’explication. Jos était quelqu’un d’agréable à côtoyer et Laurianne prenait de plus en plus de plaisir à accepter ses invitations. Ce divertissement tombait à point dans sa vie occupée. Depuis qu’elle s’était fait offrir officiellement un poste d’étalagiste, elle travaillait fort pour prouver à ses employeurs qu’ils avaient fait le bon choix. Elle se sentait tout de même comme un imposteur, elle manquait de confiance en elle. Charlotte s’efforçait de lui dire qu’elle avait tout pour réussir et que, si on lui avait offert cet emploi, c’était justement parce qu’elle était capable d’en assumer la responsabilité. Laurianne en doutait parfois lorsqu’elle perdait patience avec Rosa. Son assistante n’était pas toujours attentive à ses demandes et semblait prendre à la légère leur travail que Laurianne considérait comme crucial puisque les passants regardaient les vitrines avant même de franchir les portes tournantes.

    Laurianne termina d’accrocher les gants et descendit de son escabeau pour voir l’effet de ces décorations supplémentaires.

    — Ça ira pour aujourd’hui, Rosa. Pourrais-tu rapporter l’escabeau à l’entrepôt pendant que je ramasse les accessoires qui ne nous sont pas nécessaires ?

    Rosa s’exécuta et sortit. Laurianne, heureuse de se retrouver seule, récupéra les éléments à ranger, puis jeta un œil en direction des mannequins avant de sortir aussi. Se dépêchant d’aller porter les accessoires à leur endroit respectif, elle croisa Charlotte, qui se dirigeait vers l’entrepôt.

    — Vitrine terminée ! déclara celle-ci en s’arrêtant devant elle.

    — La mienne aussi ! Cela n’a pas été une tâche facile, mais nous y sommes arrivées, Rosa et moi !

    — Ah, ces assistantes ! Elles veulent toujours faire à leur tête ! Ça demande une grande adaptation ! J’en ai déjà eu une qui avait tellement de bonnes idées qu’un jour elle m’a surpassée. Désormais, elle travaille seule ! plaisanta Charlotte à l’endroit de Laurianne.

    — J’aimais beaucoup travailler avec toi ! Je regrette cette époque !

    — Moi aussi ! C’était si simple ! Es-tu fière de ta vitrine ?

    — Oui, tout de même ! Ma famille de mannequins met bien en valeur la nouvelle collection de vêtements d’hiver.

    — De mon côté, c’est la collection de bottes qui meublent ma vitrine ! Les Montréalais vont avoir les pieds au chaud cet

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