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Lili St-Cyr : La fleur des effeuilleuses
Lili St-Cyr : La fleur des effeuilleuses
Lili St-Cyr : La fleur des effeuilleuses
Livre électronique578 pages8 heures

Lili St-Cyr : La fleur des effeuilleuses

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À propos de ce livre électronique

Montréal, 1946. Une dame se dévêt lascivement dans un sombre cabaret. Bien qu'elle ne soit qu'une effeuilleuse, on l'admire comme une vedette. Certains voient une femme nue pour la première fois, alors que d'autres, insatiables, ne comptent plus le nombre de soirs où ils ont posé les yeux sur la ravissante Lili St-Cyr.
Au cours de son époustouflante carrière, la grande stripteaseuse aura convolé six fois en noces plus ou moins justes, aimé, embrassé et brisé des coeurs, dont le sien, si fragile. Elle aura ri, pleuré, voyagé au bout du monde, mangé du caviar et bu du champagne. Le vison, l'hermine, les peignoirs de pure soie, l'or de chez Cartier et les robes signées Dior l'auront tour à tour habillée. Danseuse, actrice et créatrice, elle aura offert des milliers de spectacles burlesques et de variétés, dessiné des vêtements érotiques et vendu de la lingerie fine. Mais surtout, elle aura dansé et se sera déshabillée, encore et encore.

Après s'être dénudée si longtemps, Lili s'est finalement emmurée de silence, de distance, en se demandant s'il aurait mieux valu mourir jeune, en martyre, comme Marilyn avant elle, Cela lui aurait évité ce sentiment d'ingratitude, d'être usée, vidée, elle qui s'était donnée tout entière à son public.

Lili St-Cyr, c'est le roman d'une vie fascinante, dévoilée à la manière d'une stripteaseuse. On y découvre l'âme d'une artiste déterminée qui incarnera toujours la jeunesse et la beauté.
LangueFrançais
Date de sortie27 févr. 2014
ISBN9782895855293
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    Aperçu du livre

    Lili St-Cyr - Marjolaine Bouchard

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    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales

    du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Bouchard, Marjolaine, 1958-

    Lili St-Cyr : la fleur des effeuilleuses

    ISBN 978-2-89585-529-3

    1. St-Cyr, Lili, 1917-1999 - Romans, nouvelles, etc.

    I. Titre. II. Titre : Fleur des effeuilleuses.

    PS8553.O774L54 2014 C843’.54 C2013-942383-4

    PS9553.O774L54 2014

    © 2014 Les Éditeurs réunis (LÉR).

    Les Éditeurs réunis bénéficient du soutien financier de la SODEC

    et du Programme de crédit d’impôt du gouvernement du Québec.

    Nous remercions le Conseil des Arts du Canada

    de l’aide accordée à notre programme de publication.

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada

    par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.

    Édition :

    LES ÉDITEURS RÉUNIS

    www.lesediteursreunis.com

    Distribution au Canada :

    PROLOGUE

    www.prologue.ca

    Distribution en Europe :

    DNM

    www.librairieduquebec.fr

    missing image file Suivez Les Éditeurs réunis sur Facebook.

    Imprimé au Canada

    Dépôt légal : 2014

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque nationale du Canada

    Bibliothèque nationale de France

    TitreLili.jpg

    De la même auteure

    Romans :

    Le géant Beaupré, Les Éditeurs réunis, 2012.

    Alexis le Trotteur ou les trois mourures du Cheval du Nord, Les Éditeurs réunis, 2011.

    L’échappée des petites maisons, Éditions de La Grenouillère, 2011.

    Romans pour la jeunesse :

    Autant en emporte le ventre, illustrations d’Émilie Jean, 2012.

    Le jeu de la mouche et du hasard, Hurtubise, 2007.

    Trilogie des Chimères :

    1. Entre l’arbre et le roc, Éditions JCL, 1997, 1998.

    2. Délire virtuel, Éditions JCL, 1998.

    3. Circée l’enchanteresse, Éditions JCL, 2000.

    Le Cheval du Nord, Éditions JCL, 1999.

    La Marquise de poussière, Éditions JCL, 1999.

    À ma sœur, la grande Estelle

    Prologue

    Los Angeles, décembre 1998

    Avant d’entrer dans la chambre, Lili pose la main sur sa poitrine, inspire en ouvrant la porte. L’oppression la tenaille un instant. Elle attend que la douleur passe. Aura-t-elle assez d’argent pour payer le médecin, cette fois ? Rien n’est moins sûr. Elle a joué tous ses atouts. Son charme et son irrésistible beauté lui ont toujours permis de tirer son épingle du jeu, mais ces cartes-là sont usées, à présent.

    Devant la psyché qu’elle incline pour se regarder en pied, elle retire son chapeau à voilette, doucement, pour ne pas ébouriffer sa coiffure. Hop ! Le chapeau, dans son carton ! Elle ne le portera plus.

    Un chat vient se frôler à sa jambe. Lorsqu’elle se penche pour le caresser, son dos craque. Elle a toujours aimé la chaleur, le confort de la fourrure. En un geste langoureux, elle enlève doucement sa cape de faux vison, la retourne pour sentir la suavité du pelage dans son cou alors que le chat ronronne et s’enroule autour de ses chevilles.

    Quand l’extrémité de l’étole a quitté son épaule, elle la lance vers le lit, mais la fourrure tombe par terre. Avant, Lili ne ratait jamais sa cible. Elle entend encore les applaudissements et les encouragements de la foule.

    À quand remonte sa dernière sortie ? Elle ne sait plus. Plusieurs fois, son admirateur de longue date, Bob Bethia, lui a proposé une rencontre. Chaque fois, la même réponse : pas question. Le public n’accepte pas de voir vieillir une belle femme. Être belle, c’est une condamnation : à plus ou moins long terme, la beauté se fane et il vaut mieux s’effacer avant le déclin afin que le public conserve de vous l’image glorieuse de la jeunesse.

    Combien de fois a-t-elle placé ses costumes, ses accessoires et son maquillage dans des cartons ? Cette fois, ce ne sera pas pour les emporter. Toutes ces choses accumulées au cours des années, ces trésors précieusement conservés… aux yeux de qui auraient-ils de la valeur désormais ? Voyons ! Dans son carnet d’adresses jauni, des noms et des numéros de téléphone emplissent les pages. Pat Caroll ou Alan Hustak ? Non, depuis le temps, ceux-là l’ont sûrement oubliée. Dardy ? Non plus. Dardy, quelque part à New York, savourerait sûrement sa déchéance en allumant un grand feu avec ces effets. Lili l’a pourtant tellement aidée ! Mais, depuis, jamais cette profiteuse ne lui a manifesté la moindre sympathie.

    Bob Bethia, le cinéphile tombé par hasard sur une annonce qu’elle avait placée dans la revue Movie Star News ? Un jour, il lui a écrit pour obtenir une série de photos autographiées. Après, il a été d’une constance singulière et a tenu avec elle une correspondance fidèle. Au début, il ne savait rien d’elle et commandait ces photos sans même connaître le monde du striptease et du show-business. Simplement parce qu’il la trouvait belle… Pendant toutes ces années, ils ne se sont jamais vus. Puis elle lui avait donné son numéro de téléphone. Il avait trouvé le courage de l’appeler, avait réussi à surmonter sa timidité pour tenir, au bout d’un temps, de longues conversations téléphoniques. Elle s’était attachée à lui comme à un véritable ami ou à un bon vieux vin, tout en gardant ses distances. S’il osait s’aventurer sur le sujet du mariage, elle détournait les propos. Si, par malheur, il insistait, elle simulait une colère. Elle gardait ses secrets, préférant parler avec fierté de carrière, de performances et de costumes… Il travaillait comme coiffeur quelque part dans le sud de la Californie. Elle ne sait plus trop où exactement, mais elle se rappelle lui avoir donné bien des conseils sur la profession : un coiffeur n’est pas un barbier, c’est un artiste, un fin psychologue, un créateur qui ne tient pas que la tête des clients entre ses mains. Des trucs, aussi, pour avancer dans le métier : comment mieux se vendre, faire mousser la publicité, se démarquer. Il adorait ses encouragements.

    Oui, Bob, c’est à lui qu’elle offrira le meilleur : ses plus beaux souvenirs, qu’elle rangera dans une caisse. Même les scrapbooks. Il sera ému.

    Les mains tremblantes, elle prend dans la crédence le plus ancien de ses albums et l’ouvre en s’asseyant sur le sofa usé. Elle tourne les premières pages, et c’est une autre vie. Là, une photo d’elle, toute petite, pieds nus, un chapeau trop grand sur la tête. Elle est assise dans une cuve à laver au beau milieu d’un champ d’herbes, les bras croisés, avec un sourire de réel bonheur. Sous la photo, Maude a inscrit : « Marie à la ferme. » En ce temps-là, on l’appelait Marie. Ici, juste dessous, Idella, souriant devant le paquebot Catalina. Elle porte une étole de fourrure sur une robe noire à large col et aux manches pagodes blanches, ainsi qu’un chapeau cloche. C’était une belle femme, une séductrice, elle aussi. Idella… l’aînée de la famille que Maude avait eue d’une première union. Tout un modèle ! Sur la page suivante, Maude et papa Ben, debout devant la balancelle de leur maison de planches, sur la rue Oak, à Pasadena. Papa Ben ignore le photographe. Il a ce regard absent que Lili lui a vu pendant tant d’années.

    Partie 1

    1

    La cape

    Ben Klarquist

    Sur la photo, Ben portait un nœud papillon, mais pas de veston. La chaleur. Maude avait posé sa main sur son épaule comme elle le faisait souvent pour le guider. C’était quelques mois après l’accident.

    — Regarde le photographe, Ben. Droit devant. Souris.

    Il avait tourné la tête vers la droite, vers un souvenir heureux, pour aider à l’expression de bonheur : le jour de l’arrivée de la petite, chez eux.

    C’était la fin de juin 1917, à Minneapolis. Maude était rentrée de l’hôpital, avec, dans les bras, ce petit paquet de vie timide, si fragile. Ben avait soulevé la couverture pour observer le visage à peine plus gros qu’une balle de baseball. Une fille. Elle dormait, mais ses lèvres fines remuaient tout le temps. Lorsqu’il lui avait effleuré la joue du doigt, elle avait ouvert les yeux pour le fixer d’un regard outremer, encore vide, un regard qui n’attendait qu’à être rempli. Il s’en chargerait.

    En 1917, Maude et lui n’étaient plus très jeunes. Maude avait déjà deux enfants d’un premier mariage, Idella et William, devenus adultes, ou presque. Mais Ben lui avait promis de l’épouser et de prendre soin de ce poupon ; la petite ne manquerait de rien. Croix sur son cœur, la mort s’il mentait.

    Idella, la fille aînée de Maude, avait tenu à participer : elle voulait que le bébé s’appelle Marie Frances. Frances, en souvenir de ses deux grands-pères : Frank Van Schaack et Cedric Francis Peseau. Lui préférait Marie. La petite Marie, son soleil, sa joie de vivre, s’épanouirait dans la spacieuse maison de briques qu’il avait achetée à Minneapolis. Maude avait décoré l’intérieur de ses fantaisies. Il gagnait assez pour gâter les deux femmes de sa vie, ses deux fleurs. Dans cette confortable demeure, elles disposeraient d’un vaste espace pour déployer leurs corolles pendant qu’il travaillerait aux contrats d’architecture confiés par la ville pour la construction d’immeubles.

    Elle l’appelait papa Ben. Elle courait vers lui lorsqu’il rentrait du travail, elle lui sautait au cou. Il la prenait dans ses bras, la couvrait de baisers avant de l’entraîner vers le salon en tournoyant. Ils atterrissaient sur le sofa, un trajet ponctué de rires. Il s’asseyait dans le fauteuil de cuir clouté et, après avoir étendu ses jambes sur le pouf, il tirait de sa poche un paquet de cigarettes, en allumait une qu’il se coinçait dans la bouche. Pendant que Maude préparait le repas, il passait un moment magique avec sa petite Marie. Du paquet de cigarettes, il extirpait les papiers argentés qu’il tortillait pour en faire des œuvres d’art – coupes à spiritueux, petits avions, oiseaux en vol – et il tendait ses créations miniatures à Marie.

    — Et voilà ! Une autre merveille pour ma princesse.

    Elle écarquillait les yeux comme s’il avait posé un trésor dans sa main. Chaque fois, l’émerveillement de la petite le ravissait. Elle grandissait vite, mais il voulait toujours provoquer en elle cette merveilleuse surprise.

    — Un jour, je te construirai un manoir, un vrai, à partir des plus beaux plans d’architecte du monde.

    Sur la table à café, il prenait sa tablette à dessins pour esquisser les croquis d’un formidable projet : un château comme ceux qu’on voyait dans les contes. Fascinée, Marie le regardait ajouter chaque jour des détails à la structure principale : tourelles, créneaux, portes ouvragées, dentelles de fenêtres.

    — Tu es un grand architecte, papa Ben, le meilleur de toute la ville.

    Il tiendrait promesse, il la construirait de ses mains, cette forteresse, pour protéger sa petite fleur, il taillerait les pierres une à une avec ses ongles s’il le fallait, il polirait le marbre des parquets pour qu’elle y danse à loisir sous les puits de lumière, dans le chant des fontaines.

    Minneapolis, 1923

    Marie Klarquist

    À l’heure du souper, papa Ben n’était toujours pas là. Habituellement ponctuel, il arrivait, souriant, lâchait un sonore « Chérie, je suis de retour ! » en déposant son chapeau sur la patère. Il passait au salon, chaussait ses pantoufles et enfilait un smoking. Il était beau, papa Ben, derrière ses volutes de fumée bleue, avec ses cheveux gris, ses lèvres pleines et son sourire charmeur. Mais ce soir, pas de papa Ben. Marie avait terminé ses devoirs et ses leçons, avait écrit des lignes de p, de q et de r, bien propres, et elle avait hâte de montrer sa note en dictée. Elle surveillait à la fenêtre depuis bien longtemps déjà pendant que sa mère, silencieuse, marchait dans la maison, ramassant ici un journal, là un cendrier, s’occupant les mains pour remplir ce temps mort. Maman avait perdu son sourire et son front était tout plissé.

    Deux heures de retard et toujours pas de nouvelles. Maman Maude téléphona à la voisine. Ses mains tremblaient.

    — C’est bizarre. Pourtant, avant de partir ce midi, il m’a dit qu’il n’en aurait pas pour longtemps : une visite de chantier, pas loin d’ici. Une petite formalité. Bon, je te laisse, au cas où il cherche à m’appeler.

    Sa voix chevrotait. Quelque chose n’allait pas. De plus en plus nerveuse, maman Maude enfila son chandail et posa la cape sur les épaules de Marie.

    — Nous allons lui faire une surprise et aller à sa rencontre.

    Comme elle ouvrait la porte, Georges, un collègue de travail de papa Ben, grimpait les escaliers du perron, l’air paniqué : pendant la visite de chantier, Ben avait trébuché sur une pièce de charpente. Il avait perdu l’équilibre et il était tombé.

    — Tombé ? Tombé ! Des égratignures, sans doute, l’interrompit Maude. Mais où est-il ?

    L’expression de Georges se fit plus atterrée encore.

    — Non, pas seulement des égratignures… une chute de deux étages, madame Klarquist. Il est plutôt mal en point, inconscient. On l’a transporté d’urgence à l’hôpital.

    Maman Maude plaqua une main sur son visage horrifié. Marie s’approcha d’elle. Elle aurait voulu qu’elle la prenne dans ses bras, la serre contre elle, mais sa mère restait sous une cloche de verre, comme d’habitude. Jamais une caresse, un câlin, un baiser, pas même sur le front. De sous sa cape, Marie sortit une main qu’elle tendit, incertaine, vers sa mère. Maman Maude la saisit dans la sienne. Contre toute attente, elle la serra très fort. L’hôpital devait être un endroit épouvantable, où la vie se terminait dans la souffrance. Et papa Ben y était ?

    — Est-ce qu’il va mourir ? murmura Marie.

    Personne ne répondit. Sur la table, les trois couverts vides regardaient le plafond. Marie se mit à pleurer.

    Georges les conduisit à l’hôpital.

    — Votre mari a eu de la chance, expliqua le médecin. Aucune fracture, mais un sérieux coup à la tête dont on ignore les conséquences pour l’instant. Nous verrons au fil des jours. Nous devons le garder sous surveillance.

    Tous les soirs après le souper, maman Maude enveloppait Marie dans sa cape et l’emmenait vers cet édifice gris appelé hôpital, aux corridors remplis d’odeur de javellisant et de médicaments, aux murs bleu dentifrice. Tout pâle, papa Ben somnolait sur un petit lit de métal, un gros pansement autour de la tête. Une infirmière le réveillait de temps en temps, lui posait des questions ridicules : « Quel jour sommes-nous ? Quelle année ? Quel âge avez-vous ? » C’était comme ça qu’elle croyait le guérir ? Elle aurait pu lui demander des choses tellement plus intéressantes, papa Ben connaissait tout : il avait étudié dans une grande école d’architecture. Mais là, c’était désolant : il restait couché toute la journée, toute la nuit, à ne rien faire, lui qui d’habitude n’arrêtait pas de travailler, de bricoler, de dessiner.

    Enfin, une semaine plus tard, il reçut son congé, avec son bandeau sur la tête et une démarche bizarre, tout courbé, rapetissé, un peu comme le simple d’esprit, le fils de l’épicier. En plus, papa Ben plissait continuellement les yeux, même si le soleil était caché. Il s’accrochait au bras de Maude quand il bougeait, il se plaignait sans cesse de maux de tête et avalait des pilules toutes les quatre heures. Où étaient passés sa bonne humeur, ses bras forts et son rire ?

    À la maison, il s’installa dans le fauteuil devant la fenêtre du salon. Il ne retourna pas au travail. C’était triste de le voir fumer cigarette après cigarette près du poste de radio qui scandait des publicités de savon ou de boissons gazeuses.

    Maman Maude était prête à tout pour assurer sa guérison afin qu’il retrouve son entrain et son emploi. Elle se métamorphosa en véritable régisseuse et prit les choses en main. C’est elle qui, à présent, changeait les blocs de glace dans la glacière, réparait les fuites des robinets, payait les factures. Elle installa même une rampe le long de l’escalier et disposa autrement les meubles pour faciliter les déplacements de papa Ben.

    Les mois passèrent, les soins coûtaient cher, les médecins semblaient impuissants. La vision de papa Ben se détériorait en même temps que les économies. Il fallut vendre la spacieuse maison de briques de Minneapolis. On déménagea à la campagne, dans une fermette du Wisconsin. Marie dut changer d’école.

    Maman Maude ne savait plus vers quelle médecine se tourner, mais elle gardait bon espoir.

    — Le grand air te fera du bien, Ben !

    Il essayait de sourire :

    — Et on pourra aménager ce jardin dont tu parles depuis longtemps.

    Le jardin ne vit jamais le jour, et papa Ben ne marcha jamais plus loin que l’extrémité de la véranda, refusant d’emprunter le petit escalier de l’entrée. On déménagea dans un autre État, puis encore dans un autre, dans des maisons de plus en plus petites. Dans chaque ville, dans chaque école, Marie tentait de se faire de nouvelles amies. Elle avait bien aimé Rita, Esther, Anna, puis les autres, mais elle les laissa derrière elle. Toutes, elles disparaissaient les unes après les autres. Dix-sept écoles, dix-sept deuils. Marie se retrouvait seule avec ses vieux parents. Vieux, oui, parce qu’elle s’était rendu compte que ses amies avaient des parents sans cheveux gris, sans rides au coin des yeux et autour de la bouche.

    Elle développa l’art de faire ses bagages. Les pérégrinations de la famille dans tout le pays, c’était comme la migration des gitans dont papa Ben parlait, ces joyeux voyageurs qui se moquaient de l’argent et du travail, et dansaient en chantant l’amour et la liberté. À leur image, elle apprit à se détacher, à ne développer aucun sentiment d’appartenance, à tout quitter sans regret. Au fond, elle aimait bien les voyages, et les déménagements avaient l’avantage de la retirer de l’école un certain temps. Enfin, elle découvrait de nouveaux paysages, de nouvelles villes. Peut-être maman Maude avait-elle du sang de gitane ?

    L’hiver 1929 fut particulièrement dur et froid, la vie était de plus en plus difficile à la maison. En juin, il y eut une lettre d’Idella, la grande sœur, qui ne manquait pas un anniversaire de Marie. Outre la traditionnelle carte de souhaits, elle avait inséré dans la grande enveloppe une lettre pour maman Maude, des photos d’elle, de son mari, Ian Blackadder, et de leurs quatre enfants, tous installés en Californie. Des photos de Pasadena aussi, la jolie ville qu’elle habitait depuis peu, et ces mots : « Pourquoi ne viendriez-vous pas vivre ici ? Il fait bon, l’air est doux et il y a de l’emploi. »

    Maman Maude se donna beaucoup de mal pour convaincre papa Ben, en décrivant la végétation luxuriante qu’elle avait vue sur les photos, les maisons de prestige construites par les grands hommes d’affaires, comme ce William Wrigley qui avait fait fortune grâce à la gomme à mâcher. Des artistes et de grands écrivains avaient leur maison d’été à Pasadena. On y comptait un centre culturel, des salles de cinéma, des boutiques, des commerces diversifiés et de bonnes écoles.

    — Nous pourrons commencer une nouvelle vie. Sous le grand soleil californien, les problèmes nous paraîtront des peccadilles. Idella écrit qu’une amie a guéri de son asthme depuis qu’elle réside là. Elle raconte que la ville est comme un bijou au creux d’une vallée où poussent les orangers et les eucalyptus. Et il y a sûrement des femmes riches qui paieront un bon prix pour des robes sur mesure. Je pourrais travailler comme couturière et apporter un salaire à la maison.

    Ce dernier argument finit par persuader papa Ben. Mais ce qui attirait davantage maman Maude dans ce coin de pays, bien sûr, c’était la présence d’Idella. « Ils pourront nous aider si la situation s’aggrave pour Ben. » C’est ce que Marie l’entendit dire à l’un de leurs amis venu leur rendre visite.

    Au printemps, encore une fois, ils plièrent bagage et suivirent tout un tas de gens attirés par les promesses de la Californie, cette région où, semblait-il, les étés duraient très longtemps, où le soleil vous chauffait la peau et les os, où le bonheur vous attendait.

    L’ouest de Pasadena était plein de constructions neuves. Marie ouvrait de grands yeux : rien que des maisons luxueuses dans ces quartiers ! Cependant, l’est de la ville était bien modeste. Maman Maude y avait trouvé une humble maison couverte de planches peintes de blanc, rue Oak : un ancien garage construit en 1922 et transformé par la suite en résidence. Deux chambres, une cuisine, un salon et une salle de bain, c’était bien suffisant pour loger une petite famille.

    Ian Blackadder, le mari d’Idella, vint aider à l’installation. Bel homme, fils d’un propriétaire foncier écossais, il ressemblait à Errol Flynn, mais fort et musclé, le torse et les bras velus. Plus surprenant encore, il avait une sœur célèbre, Lady Blackadder, partie en voyage autour du monde, que Marie rêvait de rencontrer un jour.

    Ian, homme-ourson, se montra bien gentil avec elle : c’est lui qui installa le chiffonnier et le lit de fer dans sa chambre.

    — Tu rêveras à moi, quand tu dormiras dans ton petit lit.

    Marie fut séduite : une pièce minuscule, pas plus grande qu’une cabine de passager sur un paquebot. Sa fenêtre devint un hublot par lequel elle sentait les embruns, sa couchette était celle d’une vedette de cinéma voyageant dans le monde entier, et l’ampoule nue suspendue au plafond, la lampe-tempête du marin qui l’avait sauvée de la noyade. Au mur, elle punaisa des images découpées dans les revues, des paquebots aux beaux capitaines, mais aussi, bien sûr, des photos : Robert Montgomery, Clark Gable et le si charmant Errol Flynn.

    Un samedi après-midi, elle se rendit au cinéma avec Maude, dans le quartier voisin, si près qu’on pouvait y aller à pied. L’ambiance de la salle de projection la ravit : un endroit solennel où les spectateurs échangeaient des propos sur le ton de la confidence dans la pénombre. Lourds rideaux carmin, fauteuils confortables, tapis aux motifs foliés, cocktail de parfums… cette salle fastueuse ressemblait à un château. On y présentait The Broadway Melody, l’un des premiers films complètement sonores. Marie fut renversée. C’était une formidable revue musicale toute en musique, en chansons et en costumes flamboyants avec, en plus, la voix des personnages. Enfin, les scènes n’étaient plus coupées par les textes à lire. Marie se laissa transporter dans un monde plus tangible et plus lumineux que la réalité. Elle ne pourrait plus jamais se passer de cinéma !

    À la maison, maman Maude lui confiait diverses tâches dont celle de placer les livres de papa Ben dans la bibliothèque, des ouvrages sur l’architecture, les grands édifices du monde, et des livres d’art luxueux, à la jaquette enluminée. Le plus impressionnant était une encyclopédie intitulée Histoire de l’art, et contenant les plus beaux trésors d’artistes mondiaux. Papa Ben gardait habituellement ce bijou sur sa table de chevet, mais, maintenant incapable de lire, il ne feuilletait ni livres ni journaux. Marie s’installa dans le coin de la pièce, plaça le livre sur ses cuisses, passa ses mains sur les lettres dorées et l’ouvrit. Des images magnifiques garnissaient chaque page. Un voyage extraordinaire autour du monde, le temps et les splendeurs de la créativité humaine.

    Au centre, une série de planches en couleur représentait les grandes œuvres au fil des âges. Stupéfaite, Marie s’arrêta sur la reproduction d’une femme debout sur un grand coquillage. Des cheveux dorés coulaient le long de son épaule jusqu’aux hanches. Près d’elle, à gauche, un couple d’anges soufflait sur son visage. De l’autre côté, une femme, une couverture fleurie tendue au bout des bras, cherchait à couvrir le corps complètement nu de la belle femme. La Naissance de Vénus, de Botticelli, 1485. C’est ce que mentionnait la légende au bas de la page. Marie ne savait plus si elle avait le droit de regarder cette nudité affichée comme une beauté, une œuvre d’art. Jamais maman Maude ne se serait laissé voir ainsi ! La Vénus cachait à peine ses seins d’une main et, de l’autre, elle tentait de couvrir une partie de son pubis avec une mèche de cheveux. Elle était belle, cette femme nue, et quelqu’un l’avait trouvée si belle qu’il l’avait peinte. Il s’agissait sûrement d’un grand artiste puisque le tableau avait été choisi pour paraître dans un beau grand livre. Ce peintre l’avait certainement regardée très longtemps pour reproduire tous les détails de son corps…

    Marie était scandalisée mais en même temps elle ne pouvait détacher ses yeux des seins, des hanches, des cuisses, du ventre à la peau de neige. Et plus elle regardait, plus elle se sentait en faute, mais avec cette étrange chaleur au ventre… Il n’était sûrement pas bien de contempler pareilles images, et elle devait ranger le livre au plus vite sur les rayons de la bibliothèque. Mais alors, n’importe qui pourrait le prendre, le feuilleter et tomber sur cette planche dangereuse.

    Elle opéra en cachette. À l’aide d’une lame de rasoir, elle découpa la page juste à la lisière de la reliure. Elle la plia et la replia jusqu’à ce qu’elle atteigne les dimensions d’une boîte d’allumettes qu’elle entoura de ficelle. Bien attaché, le petit paquet, comme si la Vénus était une criminelle. Elle le plaça dans une boîte à thé qu’elle enterra au fond de la cour. Ainsi, ni elle ni personne ne serait plus tenté de la regarder. De pécher.

    Dix fois, cent fois, elle eut envie de déterrer la boîte à thé, de détortiller la ficelle et d’admirer la belle dame nue. Dix fois, cent fois, elle rebroussa chemin et reproduisit la toile dans sa tête, encore plus audacieuse que la représentation du peintre.

    Dans la salle de bain, une baignoire en fonte émaillée se tenait sur quatre pieds en forme de poing. À l’intérieur, un cerne jaunâtre tachait l’émail blanc, mais un joli panier de métal portait le savon. Une fois par semaine, Marie pouvait s’immerger, seule, dans quatre pouces d’eau. Elle s’étendait au fond et s’imaginait sur une plage. L’eau lui caressait la peau. Elle déposait deux chiffons de toilette sur ses seins et un troisième sur son pubis : un maillot de fortune. Pour reproduire la marée, ses mains exécutaient des mouvements de va-et-vient le long de son corps. Les vaguelettes finissaient toujours par déplacer les petites serviettes. Le scénario était le même chaque samedi : elle gisait sur une plage, inconsciente, et la marée montante emportait petit à petit les trois pièces de son vêtement. Un beau capitaine la découvrait complètement nue sur la berge, comme une sirène échouée. Dans son rêve éveillé, elle reprenait conscience alors que le capitaine se penchait sur elle pour l’embrasser. Confuse, elle tentait de se cacher tant bien que mal, puis s’enfuyait pieds nus dans le sable. Le capitaine la poursuivait.

    La projection s’arrêtait là, et Marie reprenait la scène au début. Elle aimait voir se découvrir peu à peu les mamelons roses, puis les poils pubiens. Elle raffinait les mouvements, parfois pour que ne paraissent que la blancheur des seins et la naissance de l’aine. Le bain la détendait complètement. Elle avait à peine douze ans, mais se voyait déjà à l’écran, la grande aventurière aux frontières de l’extase et de l’effervescence.

    L’été passa lentement. Comme elle le souhaitait, maman Maude trouva un travail dans un atelier de couture pour dames nanties. Souvent, le soir, elle devait terminer certaines pièces pour respecter les délais de livraison. Le ronron rassurant de sa machine à coudre emplissait le crépuscule et Marie s’endormait au son de la course de l’aiguille et des pédales fébriles. L’après-midi, papa Ben participait à de menues tâches, roulait des cigarettes et, parfois, allait faire les courses, appuyé au bras de Marie.

    À l’automne, elle fut inscrite à l’école du quartier où les jeunes demoiselles portaient l’uniforme : jupe marine et blouse blanche. Toutes identiques. Tous les jours pareils. La routine : se préparer le matin, aller en classe, écouter la répétition des règles de grammaire et de calcul… un horaire de métronome. Revenir à la maison, manger, faire les devoirs, étudier les leçons, faire sa toilette, se coucher et, le lendemain, recommencer. Rien à voir avec le cinéma et la vie excitante des vedettes. Où trouver les personnages énigmatiques et charmants de ses rêves ? Heureusement, pour recréer l’élégance et le raffinement, chaque samedi, le cinéma lui ouvrait grand ses portes.

    Depuis octobre 1929, alors que tout le monde parlait du krach de la Bourse, de la crise qui sévissait partout dans le pays, Marie voyait sa vie s’écouler sans heurt ; rien n’avait changé au cours de l’année. C’était l’école jour après jour, comme avant. La crise passa en deçà de Pasadena. M. Gomme-à-mâcher garda sa grande propriété, les artistes, leur maison de villégiature, et les dames continuèrent à commander des robes de prix aux ateliers de couture. Maman Maude conserva son emploi. Elle rapportait parfois des restes de coupons de tissu à la maison pour des contrats privés.

    C’était une couturière hors pair. Les dames préféraient ses créations à celles de bien d’autres. Dans le coin de la maison réservé à la couture, Marie adorait caresser la soierie, la marquisette, le prince de galles et le velours que sa mère découpait sur la grande table.

    Un samedi, Maude sortit son ruban gradué et prit les mensurations de Marie : bras, tour de taille, de hanches et de poitrine.

    — Je crois avoir assez de chutes pour te coudre une robe sur mesure.

    — Un uniforme pour l’an prochain ?

    — Oh non ! Une vraie robe de femme. Regarde-toi, tu es maintenant presque aussi grande que moi. À treize ans, tu n’as plus rien d’une petite fille.

    Hésitante, et secrètement satisfaite devant cette remarque de sa mère, Marie se détailla dans la glace : grande, plus grande que les filles de son âge, mince, avec des seins trop petits. Il ne se passait pas un jour sans qu’elle ne se désole d’avoir poussé tout en jambes et si peu en poitrine. Rien à voir avec les photos des vedettes américaines qui, toutes, mesuraient une tête de moins que leur amoureux et redressaient les épaules pour mieux exhiber leur buste pigeonnant.

    Enfin ce fut l’essayage final. Elle prit des poses devant le miroir, reproduisant celles des mannequins de revues de mode. La robe ajustée affinait sa taille, et le corsage, avec ses pinces latérales, mettait en valeur le galbe de sa jeune poitrine. Un gracieux V dans le dos révélait la peau dorée par les visites au bord de la mer. Le lilas et le violet rehaussaient son teint et l’éclat de ses cheveux châtains. Un modèle qui ne ressemblait en rien aux coupes sévères des costumes trois pièces portés par la plupart des femmes pendant la crise, une pure fantaisie rappelant les années folles, qui apportait un vent de modernité, ce goût de l’indépendance auquel, s’il fallait en croire les magazines, aspiraient certaines femmes. De quoi faire tourner les têtes… Marie se sentait pousser des ailes, comme si elle avait enfilé la peau d’une autre, chenille devenue papillon. Elle sourit à son image, à la fossette de son menton, à ses yeux pleins d’étincelles joyeuses, et adressa un clin d’œil à son reflet. Sûrement, cette robe allait changer sa vie.

    * * *

    1932

    Marie fréquentait l’Eagle Rock Junior/Senior High School où les groupes d’amis étaient tissés serrés. Elle s’y rendait seule, mangeait seule à la cafétéria, revenait seule en fin d’après-midi. L’école l’ennuyait au plus haut point et elle aurait bien souhaité déménager encore une fois, histoire d’en être exemptée pour un temps. Oui, les déménagements avaient définitivement cet avantage. Et les vedettes, elles aussi, déménageaient souvent, n’est-ce pas ? La vie effrénée du show-business l’exigeait. Mais non, Maude et Ben semblaient bien s’être installés pour plusieurs années à Pasadena. Marie n’arrivait pas à s’intégrer au sein des groupes d’étudiantes : des cellules bourdonnantes et secrètes où les confidences se chuchotaient à l’oreille, derrière la main, ou sur de petits billets échangés en cachette. Toutes avaient une poitrine généreuse, une taille fine, et leurs règles. Marie avait entendu leurs propos à ce sujet, dans les cabines de douche. À partir du moment où une fille avait ses règles, son corps changeait : la taille se raffinait, la poitrine gonflait, le bassin s’élargissait. Devant le miroir, Marie se désolait : une planche !

    Maude lui avait expliqué que le fameux jour où elle aurait « ses indispositions », elle serait une vraie femme. Oh ! Il s’agissait d’un désagrément toutes les quatre semaines, mais dont on pouvait très bien s’accommoder. Elle lui montra comment installer une serviette avec la ceinture élastique qu’elle lui remit comme un objet précieux, secret.

    — Ça ressemble à du sang, mais, au fond, il faut voir ça comme le nid que ton corps fabrique chaque mois au cas où tu deviendrais enceinte. Si l’œuf n’est pas fécondé, il tombe et emporte l’enveloppe nourricière avec lui.

    Et ce phénomène se répéterait chaque mois pendant environ quarante ans ? Ça en faisait, des nids ! « Cependant, avait expliqué Maude, tu pourras devenir enceinte, mais pour avoir des enfants, il faudra d’abord te marier. C’est la condition. »

    Les filles de sa classe pouvaient se déclarer « indisposées » pour éviter les cours de sport. Elles restaient alors sur le banc, à papoter. À quinze ans, Marie s’inquiétait : elle n’avait toujours pas ses règles. Elle n’était donc pas comme les autres ? Elle espérait que se produise enfin la métamorphose. « Quand tu as tes règles, tu cesses de grandir », avait dit sa mère. Elle mesurait déjà cinq pieds et huit pouces, c’était bien assez.

    L’été de ses quinze ans, en revenant de la mer, lorsque, dans la cabine, elle retira son maillot et vit le rouge au fond de sa culotte, elle fut soulagée. Enfin ! Heureusement, la tache n’avait pas traversé le sous-vêtement. En fille avertie, elle gardait depuis longtemps ceinture et serviette au fond de son sac. Elle s’empressa d’ajuster les courroies et prit bien garde de ne pas modifier sa démarche malgré la compresse volumineuse. Rien ne devait paraître. Elle craignait pourtant que son sourire ne trahisse son état. En marchant, elle scandait tout bas : « Je suis une femme, je suis une vraie femme. Comme Greta Garbo. »

    Toujours, le samedi après-midi, elle se rendait au cinéma où elle vivait les plus grandes émotions grâce aux films d’aventure et d’amour. Greta Garbo, en particulier, la fascinait. Depuis l’avènement des films parlants, sa voix rauque faisait chavirer tous les Américains, mais elle avait su garder son jeu théâtral des films muets : La Tentatrice, Le Baiser… Si, par bonheur, un film mettant en vedette son idole prenait l’affiche, Marie s’empressait d’aller assister à la projection. Elle se sentait happée par le regard mystérieux de la divine Greta qui hypnotisait autant les femmes que les hommes. Elle tentait de reproduire ses mouvements langoureux, ses yeux mi-clos et un peu tristes. Vissée à son fauteuil, elle vibrait plus que l’actrice dans les scénarios troublants, les choix déchirants, les dilemmes insolubles. À la fin du film La Courtisane, elle soupira d’aise aux retrouvailles des amants. Le baiser final avec Clark Gable lui laissa le front chaud, les joues rouges et les lèvres humides.

    Le mois précédent, elle avait vu dix-sept fois Mata Hari, un film parlant, en empruntant secrètement deux ou trois fois dans le sac à main de Maude. Elle avait appris toutes les répliques par cœur et les prononçait avec l’actrice. Dans la scène où elle dansait pour Shiva, Mata Hari portait un costume fascinant, des voiles légers qui scintillaient à chaque mouvement. Coiffée d’une toque sertie de pierres précieuses et vêtue d’une courte tunique très ajustée, l’actrice se déhanchait sensuellement devant une statue au sourire froid, Shiva, le dieu à six bras. Lorsqu’enfin elle laissait tomber sa cape de soie, on aurait juré que l’idole de métal aurait pu fondre de désir.

    Seule dans sa chambre, drapée d’une cape faite d’un rideau plein jour, Marie répétait tous les pas de la danse lascive de Mata Hari en fredonnant la musique. Un, deux, trois, quatre. Un, deux, trois, quatre. Pointe, talon, glisse, glisse. Pointe, talon, glisse, glisse. Déhanchement, bras tendus. Regard vers la statue. Réplique : « Shiva, je danserai pour toi ce soir, comme les bayadères ont dansé dans les temples sacrés. » Elle n’avait aucune idée de ce qu’était une bayadère, mais Garbo, si. Alors elle dansait comme elle : pointe, talon, glisser, tourner, passer le voile sur l’autre épaule, vers le bas, laisser tomber la soie gracieusement, demi-tour, sourire… L’effet émoustillant de Garbo.

    Marie voulait devenir comme elle, énigmatique et fascinante. En espagnol, Garbo signifiait la classe, l’élégance. Mais pour y arriver, il fallait savoir danser. Pour aider à sa carrière, elle demanda à ses parents de suivre des cours de ballet. Maude, qui ne lui refusait rien, l’inscrivit à l’école de Mme Henderson, dans la partie ouest de la ville, une femme sèche, mais une danseuse de bonne réputation. Devenue trop âgée pour tenir des rôles dans les grands ballets, elle avait ouvert son propre studio.

    La première fois que Marie y mit les pieds, elle eut envie de franchir les portes dans l’autre sens au bout de quinze minutes. Trois filles tenaient la barre d’exercice. Des filles de riches, hautaines, qui ne lui adressaient pas la parole. Bien vite, elle se rendit néanmoins compte que ces demoiselles étaient forcées par leurs parents de suivre les cours. Malheureuses comme les pierres, elles tentaient de bien faire pour ne pas décevoir un père avocat, juge ou médecin. Marie, elle, avait Greta Garbo pour la soutenir, Garbo comme modèle.

    — Un fil, mademoiselle, il faut sentir un fil qui traverse votre corps des pieds à la tête, et il tire vers le ciel. Redressez-vous, rentrez le ventre, les épaules en arrière, relevez le menton. Plus haut, plus grande, plus droite… Allez !

    Semaine après semaine, Mme Henderson remodela complètement la posture de Marie, tellement que tout le monde crut qu’elle avait grandi. Encore !

    À l’Eagle Rock School, il y avait deux inséparables, Laura et Roberta, les têtes fortes de l’institution, disait-on, dangereuses. Deux filles un peu plus âgées, que Marie observait pendant les récréations. Souvent, elle les avait vues dans le quartier ; elles déambulaient vêtues de robes pourvues d’accessoires, bien plus seyantes que les siennes. L’uniforme scolaire aplanissait les distinctions sociales, mais, dans la rue, la pauvreté s’habillait de toile ; la richesse, de satin et de velours. Laura et Roberta illustraient bien la deuxième catégorie : belles frimousses un peu fardées, cheveux mis en plis tous les jours et vêtements admirables. Les garçons n’avaient d’yeux que pour elles. Elles avaient tout : beauté, parents fortunés, garde-robe griffée… Des vedettes, à l’école. Cependant, Maude disait d’elles qu’elles avaient mauvaise réputation.

    Un après-midi, elles s’approchèrent de Marie qui, pendant la récréation, feuilletait tranquillement une revue de mode, un cadeau de sa mère. Que lui voulaient-elles ? Se moquer d’elle, la menacer ? Elle ne se laisserait pas intimider, elle ne leur céderait pas sa belle revue. Elle serra le magazine sur sa poitrine, le tenant fermement de ses bras croisés, redressa le menton, prit un air de défi. Laura et Roberta se regardèrent avec un sourire complice. Laura prit la parole :

    — L’autre jour, je t’ai vue, à la mercerie, au bras d’un vieillard aveugle.

    — Ce n’est pas un vieillard, c’est mon père, s’offusqua Marie. Et il est architecte, ajouta-t-elle pour redorer le blason de papa Ben.

    — Ce n’est pas lui qui nous intéresse, reprit Roberta, mais la robe que tu portais. Une robe à volants dans les tons de violet. Où as-tu pu acheter une robe pareille ?

    Elles allaient sûrement trouver à la ridiculiser à cause de cette robe trop originale ! Elle hésita avant de répondre, puis s’arma de courage :

    — Ma mère travaille dans la haute couture. C’est elle qui m’habille.

    Après tout, c’était en partie vrai, n’est-ce pas ?

    La révélation eut un grand effet sur les deux autres.

    — Chanceuse ! s’exclama Laura. C’est une robe fabuleuse !

    Marie se détendit, desserra les bras et ouvrit la revue de mode.

    — Maman m’a demandé de choisir un nouveau modèle pour la prochaine saison. Voulez-vous m’aider ?

    Les filles prirent place près d’elle sur le banc et, pendant le reste de la récréation, elles examinèrent les différents modèles, s’exclamant devant une coupe ou un détail, choisissant dans chaque double page leur tenue préférée : « Celle-là ! » « Oh, et celle-là ! »

    Le lendemain, Marie apporta un nouveau magazine et le trio s’installa sur le banc, pour contempler les froufrous du merveilleux monde de la mode. Le banc devint exclusivement le leur. Grâce à Vogue et aux talents de Maude, Marie devint non seulement la meilleure amie des deux fortes têtes, mais leur exemple en ce qui avait trait à l’habillement et au maintien. On les appelait les trois furies dorées.

    D’après leurs confidences, Laura et Roberta semblaient cumuler beaucoup d’expériences amoureuses, se vantant d’être sorties avec George, Philip, John, Melvyn… Marie, avec personne. Roberta, la plus dégourdie, lui prodiguait d’abondants conseils :

    — Il vaut mieux fermer les yeux, pendant que le gars t’embrasse. Moi, je n’aime pas voir les contorsions du visage. Je préfère penser à autre chose. Et j’ai toujours un paquet de gomme à mâcher. L’air de rien, pendant la conversation, je me prends un chewing-gum et j’en offre un à mon petit ami. Quand arrive le moment de s’embrasser, au moins, ça a un peu le goût des fruits, pas de fond de marécage. Pouah ! Je me souviendrai toujours du baiser de Dave. Dégoûtant ! Mais James, Ah ! James !

    — Quoi ! James t’a déjà embrassée et tu ne m’en as rien dit ? s’emporta Laura.

    — Eh non ! C’est un rêve. Tu as vu ses belles lèvres lisses… mais il est tellement timide. Je pense qu’il n’a jamais embrassé personne, qu’il ne remarque personne. Il faudrait trouver une façon…

    Tous les samedis, après le cinéma, le trio se retrouvait sur le perron du restaurant du coin. De là, les furies dorées surveillaient les allées et venues de James Armstrong, le livreur de journaux. Toutes les filles avaient l’œil

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